jeudi 9 juin 2022

"L'esprit est écrasé en présence de cette accumulation de documents qui représentent tout un long défilé de siècles" (Maurice Landrieux, XIXe s., visitant le musée de Boulaq)

le Sheikh El Balad
par Hippolyte Délié, Émile Béchard


"Nous arrivons de bonne heure à Boulaq. C'est l'étape du matin. Le musée, aménagé depuis la chute d'Ismaïl-Pacha dans les magnifiques constructions où l'infortuné khédive avait rêvé d'associer, au bénéfice de sa volupté, le faste d'un nabab au confort d'Occident, est le résultat d'un demi-siècle de fouilles intelligentes dirigées par deux de nos compatriotes, Mariette et Maspero. (...)
Il faudrait beaucoup de temps et beaucoup de science pour examiner avec intérêt tous ces sarcophages, ces sphinx, ces stèles couvertes d'hiéroglyphes, ces cartouches où se retrouve le scarabée sacré, ces objets de toute nature, poteries, armes, bijoux, instruments usuels, statues de rois ou de dieux, bizarres ou farouches, à figures d'homme, de vache, de chat, etc., en bronze, en granit, en porphyre, qui sortent un à un du tombeau, après plusieurs milliers d'années, pour contrôler notre science moderne, à son détriment souvent, et rassurer notre foi en nous parlant du passé. (...)
Voici, sur ces faces de momies, des portraits peints, vieux déjà du temps de Moïse, que l'on croirait sortis hier de l'atelier de nos meilleurs artistes ; puis des papyrus, déroulés par un prodige de patience et d'habileté, avec des dessins et des peintures d'une finesse et d'un coloris étonnants ; des suaires de lin d'un tissu délicat, véritable mousseline, tirés tels quels des sarcophages, et qui semblent entièrement neufs et nouvellement blanchis, etc., etc.
Voici, entre vingt autres, un bas-relief qui représente des oies picorant et marchant à la file indienne. La pose est aisée, le dessin d'une rare fidélité et la structure anatomique parfaitement observée. Ce petit chef-d'oeuvre ferait honneur à nos meilleurs animaliers. 
Voici enfin le fameux sheik el beled, monsieur le maire ! remarquable statue en bois de sycomore qui représente un inspecteur des travaux, un maître de chantier, tenant en main son bâton de commandement. Ce morceau de sculpture enfoui depuis cinq mille ans a une expression si naturelle et si vivante que les bédouins de Mariette lorsqu'ils l'exhumèrent crurent reconnaître le portrait du cheik de leur tribu : c'est le maire du village ! dirent-ils. Et le nom est resté. (...)
Une vitrine qui retient longtemps les dames, jeunes et vieilles, jusqu'aux pieuses filles détachées du monde et de tout, c'est celle où sont exposés les bijoux de la reine Ahotep : bracelets finement travaillés, bagues, épingles, diadèmes, colliers, mille objets de parure d'or et d'ivoire, des pierreries, tout un écrin qui serait remarqué chez nos joailliers en renom.
Joseph l'a vue peut-être, ou Moïse, ainsi parée, belle, fière, admirée.
Sa momie, qui dort dans la salle voisine, au fond de son cercueil vitré, et qu'une misérable toile défend mal contre les rayons du soleil, n'excite guère que la pitié ou le dégoût. Ses cheveux, roussis de parfums, sont roulés encore, et le henné qui rougit ses ongles a résisté au temps. Les Hébreux, qui avaient conservé la coutume de se teindre les ongles, ont dû la prendre en Égypte.
Ces engins de coquetterie délient singulièrement les langues, et les gardiens sont assaillis de questions auxquelles ils ne savent que répondre.
Mais l'esprit est écrasé en présence de cette accumulation de documents qui représentent tout un long défilé de siècles et remettent au jour une civilisation que les vieux patriarches de la Bible trouvèrent déjà à son apogée, presqu'à son déclin, deux mille ans avant Jésus-Christ.
Plus on recule dans cette histoire, plus on s'enfonce dans cette antiquité, jusqu'à perdre pied dans le passé, plus aussi on constate le progrès, comme si ce peuple était arrivé du premier coup à une perfection d'où il n'a pu que descendre ensuite. Chose étrange, cette race si vivace et si féconde semble n'avoir eu de préoccupation que pour les mystères de la mort et de l'autre vie. Les monuments qu'elle a construits sont tous des tombeaux."


extrait de Au Pays du Christ : études bibliques en Égypte et en Palestine, 1895 (prix Juteau-Duvigneaux de l’Académie française en 1898), par Maurice Landrieux (1857-1926), prélat catholique français, évêque de Dijon.

mardi 7 juin 2022

"L'Égypte accepte la mort, mais elle lui défend de détruire" (Paul de Saint-Victor, XIXe s.)

Image: Abram Powell Australian Museum

"Le paganisme hellénique consume le corps sur un bûcher triomphal ; du cadavre, il fait une belle flamme. L’homme se dissout comme le diamant, sans laisser après lui aucune des scories de la destruction. La mort n’apparaît dans le pur climat de la Grèce que sous sa forme la plus légère. Elle souffle la vie comme le flambeau symbolique que ses Génies funèbres foulent sous leur pied, et qui expire dans une molle fumée. Elle livre ses restes à l’élément qui efface et qui purifie ; elle n’en extrait qu’un résidu diaphane, presque aérien, une poignée de cendres blanches : la poussière des ailes du papillon de Psyché.
Le judaïsme et le christianisme traitent plus durement la dépouille humaine : ils rendent la chair à la terre ; ils la jettent nue et sans défense à la vermine du tombeau. Job dit à la pourriture : "Tu es ma mère !" et aux vers du sépulcre : "Vous êtes mes frères et mes sœurs !"
L’Égypte seule entreprit de lutter contre la destruction. Ce cadavre, que les autres peuples livrent à la terre qui souille, au feu qui dévore, elle le satura d’incorruptibles parfums ; elle enchaîna sous les bandelettes sa forme précaire, et l’arracha, en la séquestrant, aux métamorphoses de la corruption. Du mort elle fit une Momie, c’est-à-dire une statue pétrie dans un bloc de baumes.
C’est un phénomène unique entre tous, que celui de ce peuple occupé pendant des siècles à s’embaumer lui-même, à se creuser d’éternels sépulcres. Pénétrez dans le quartier funèbre de Thèbes : la ville de la mort s’étale au milieu de la ville vivante ; silencieuse comme un sépulcre, active comme un laboratoire. Des salles immenses s’y succèdent : leur perspective prolongée à perte de vue semble se perdre dans l’éternité. Là, sous la surveillance de prêtres lugubres, ceints de peaux de panthères, coiffés de masques de chacals, la caste des embaumeurs vaque silencieusement à ses travaux funéraires. Là, des milliers de cadavres, que des mains savantes élaborent, s’élèvent lentement à la dignité de momies, en passant par toutes les phases de la chrysalide transformée et de la statue dégrossie. Les uns, vidés de leurs entrailles, s’emplissent d’aromates ; les autres plongent dans une chaudière de bitume, Styx lustral qui doit les rendre invulnérables à la corruption. Ceux-ci s’allongent sous des spirales de minces bandelettes ; ceux-là, entrés déjà dans leur gaine de carton, n’attendent plus que le pinceau du scribe et du vernisseur.
La ville funèbre a ses hiérarchies ; les momies ont leur aristocratie, leur bourgeoisie et leur plèbe. Un groupe de perruquiers, de peintres et d’orfèvres s’attache au corps du roi, du prêtre et du riche ; ils le coiffent de cheveux postiches, ils attachent à son menton la barbe tressée, ils insèrent des yeux d’émail dans les cavités de son masque ; ils le parent, pour la tombe, comme pour la chambre nuptiale d’une divinité. Cette toilette funèbre redouble envers les femmes de délicatesse et de luxe : elles ont leur gynécée dans la ville mortuaire, et leurs formes charmantes, ouvragées par des mains d’artistes, s’y métamorphosent en un vague mélange de parfums et d’orfèvrerie. On dore leurs seins comme des coupes, leurs ongles comme des bagues, leurs lèvres comme des colliers. L’embaumeur les sculpte dans de gracieuses et chastes attitudes : presque toutes croisent pieusement leurs bras sur leur poitrine ; il en est d’autres qui voilent des deux mains les mystères de leur beauté ; Vénus de Médicis du tombeau. Plus touchante encore, une mère exhumée à Thèbes serre sur son cœur une petite momie d’enfant nouveau-né. Ici l’embaumement surpasse la sculpture : ce n’est pas dans une matière insensible, c’est dans la vie même, dans la chair, dans ce qui souffrit et qui palpita que fut taillé ce groupe maternel.
Les momies de seconde classe sont enfermées dans des boîtes moins riches et sous des suaires plus grossiers ; les pauvres et les esclaves, empaquetés à la hâte dans des corbeilles de branches de palmier. On a souvent comparé les bibliothèques à des cimetières ; on pourrait ici retourner la comparaison et l’appliquer strictement à la nécropole égyptienne. Ne sont-ce pas des livres que les momies adossées le long de ses murs, avec leurs suaires de papyrus et leurs étuis couverts d’écritures et de hiéroglyphes ? Les unes, magnifiquement reliées, racontent les gloires de la royauté et les mystères du sacerdoce ; les autres, revêtues de cartonnages vulgaires, ne renferment que les secrets de la vie commune ; les dernières, enfin, brochées sous une vile enveloppe, ne disent que la misère et la nudité de l’esclavage perpétuées par-delà la tombe.
Mais il est une égalité que la vieille Égypte reconnaît : c’est celle de la conservation dans la mort. L’embaumement saisit le pauvre comme le riche ; l’esclave qui travaille, sous le fouet de l’inspecteur pour un salaire de trois oignons crus, à la pyramide, comme le Pharaon qui la fait construire pour y loger son cercueil. Les estropiés, les lépreux, les êtres déformés par l’éléphantiasis n’échappent pas à cette saumure implacable ; ils ont leur maladrerie dans la ville funèbre, où des embaumeurs spéciaux salent et préparent leurs chairs purulentes. Le fœtus même se momifie : ce qui n’a pas vécu fait semblant de survivre. Que dis-je ? cette folie sacrée franchit le règne animal ; elle s’étend aux bêtes, aux oiseaux, aux poissons, aux insectes, à ce qui passa dans le monde sans y laisser d’autres traces qu’une empreinte sur le sable, qu’un nid sur la branche, qu’un sillage sur le flot du Nil. On embaume les chats, les chiens, les crocodiles, les rats, les scarabées, les musaraignes, les œufs des serpents. La plus petite, la plus fugitive goutte de vie, fixée par une atmosphère d’aromates, se cristallise, devient éternelle. L’Égypte s’insurge contre cette loi de la nature qui veut que tout rentre, que tout se dissolve dans l’universelle chimie qui renouvelle la matière ; elle accepte la mort, mais elle lui défend de détruire. À sa puissance de corruption elle oppose une pharmacie énergique, un acharnement séculaire, une théologie 
qu’on pourrait définir : l’hygiène sacrée du cadavre.
Mais où parquer ces générations immobiles qui tiennent, après leur mort, autant de place que de leur vivant ? L’Égypte ne recula pas devant le problème ; ce peuple embaumeur se fit fossoyeur : il inventa une architecture souterraine qui répétait en les grossissant les énormités de son architecture extérieure. Imaginez un homme dont le regard percerait le sol ; il aurait, en Égypte, l’effroyable vision d’un monde souterrain correspondant au monde du dehors, dix fois plus vaste, cent fois plus profond, mille fois plus peuplé. Chaque ville se répercute en nécropole ; chaque maison bouche un puits mortuaire ; sous le pied de chaque homme qui passe s’étend, comme sa racine, dans les entrailles de la terre, une file superposée de momies dont le bout plonge dans des profondeurs insondables. L’Égypte n’est que la façade d’un sépulcre immense ; ses pyramides sont des mausolées, ses montagnes des ruches de tombeaux ; le terrain sonne creux dans ses plaines, épiderme de vie drapé sur un charnier gigantesque. Pour loger ses cadavres, elle s’est convertie elle-même en cimetière ; elle s’est dédiée, en quelque sorte, à la Mort."

Extrait de Hommes et dieux (1867), de Paul-Jacques-Raymond Binsse de Saint-Victor, plus connu sous le nom de Paul de Saint-Victor (1827-1881), essayiste et critique littéraire français

lundi 6 juin 2022

"Jamais il n'a été donné à un peuple de chanter son poème de siècle en siècle avec une telle assurance de parfait accomplissement, une certitude aussi massive" (Achille Carlier, à propos de Thèbes)

illustration extraite de l'ouvrage d'Achille Carlier

"Thèbes, qui a été le centre du monde au IIe millénaire avant notre ère, a laissé des ruines gigantesques, étendues sur un site immense, et demeurant l'un des lieux les plus prestigieux qui soient. L'âme de l'ancienne Égypte aux siècles d'apogée y est restée intensément présente, reflétée par un art dont la force et la subtilité de style, absolument incomparables, réservent les révélations les plus précieuses, les commotions les plus profondes, à qui parvient à se mettre en contact avec leur expression essentielle. (...)
Le centre religieux du Nouvel Empire était, sur la rive droite du Nil, le grand temple d'Amon-Râ, connu de nos jours sous le nom du village de Karnak. Là, autour de ce sanctuaire suprême, les rois d'Égypte, règne après règne, accumulèrent les constructions, dans une volonté grandiose d'attestation historique, élevant sans cesse de nouveaux hypostyles, de nouveaux pylônes, de nouveaux obélisques, devant ceux qu'avaient dressés leurs prédécesseurs. L'enceinte du grand temple, dans son dernier état, forme une aire de cinq à six cents mètres de côté, accompagnée d'autres enceintes sacrées, et l'ensemble s'étend sur une distance de plus d'un kilomètre et demi du Nord au Sud. Jamais il n'a été donné à un peuple de chanter son poème de siècle en siècle avec une telle continuité, une telle assurance de parfait accomplissement, une telle sérénité de cœur, une joie aussi inaltérable, une certitude aussi massive. 
Le seuil de la grande salle hypostyle de Karnak est l'un des lieux les plus intensément religieux qui soient au monde. On y subit une terreur sacrée qui arrête les pas et impose la plus profonde admiration. Rien ne peut suggérer à l'avance le fluide qui se dégage des obélisques de Karnak, lorsqu'ils frappent tout à coup dans leur pureté, comme une vibration musicale, roses sur un ciel d'émail bleu. Des flancs du temple se détache une avenue triomphale scandée de pylônes, qui se dirige vers une autre enceinte, au sud, consacrée à la déesse Mout, épouse du grand dieu Amon-Râ. Sur le côté, un troisième sanctuaire, celui de leur fils Khonsou, incomparable monument si bien conservé, auquel les Égyptiens donnaient le nom de "bon de repos en Thèbes" par un sentiment qu'il semble impossible de ne pas partager, aujourd'hui encore, lorsque l'on y pénètre.
Plus au Sud, à l'emplacement appelé maintenant Louxor, un temple s'élève, qui était relié au groupe de Karnak par une allée de béliers de deux kilomètres et demi de long. Le temple de Louxor est l'un des poèmes les plus prenants de l'architecture égyptienne.
Construit au bord même du Nil, c'est essentiellement un reposoir pour la procession des barques sacrées de Karnak, lesquelles y étaient conduites au cours de grandes fêtes dont les bas-reliefs nous retracent le développement. C'est comme une pépinière de colonnes florales fasciculées en boutons de papyrus, de la plus attachante harmonie, précédées par une haute colonnade en fleurs de papyrus épanouies, mesurant plus de quinze mètres de haut. Les murs qui entouraient ces colonnades ont disparu, et ces grandes fleurs de pierre, dont le profil nerveux est d'une délicatesse et d'une sûreté de style insurpassable, apparaissent, vues au fil de l'eau dans leur solidité immuable, et dans l'effet produit par cette proximité même du fleuve, comme un chef-d'œuvre incomparable. 
À Louxor, du haut des berges et par delà le Nil, la vue s'étend vers l'Ouest sur le site immense de la chaîne libyque, dominée à cet endroit par une hauteur qui évoque la forme d'une pyramide naturelle. C'est là-bas, dès la lisière du désert, que se trouve la nécropole de Thèbes, disposée vers le soleil couchant, dans la direction où chaque soir l'astre descend vers un autre monde. Ne construisant plus les pyramides monumentales dont la forme avait acquis un rôle essentiel dans le rituel funéraire des époques antérieures, les pharaons du Nouvel Empire creusaient leurs tombes aux flancs de cette montagne, la Cime d'Occident, "Celle qui aime le silence", dans les replis secrets que nous nommons la "Vallée des Rois". Mais leurs temples funéraires s'élevaient bien en vue, en bordure de la plaine : là aussi, comme à Karnak, les rois thébains ont construit de splendides monuments, qui ont formé une assemblée solennelle, constituée peu à peu à la limite des terres cultivées et du désert. (...)
Entre les temples et la montagne, sur diverses collines, se creusent les innombrables tombes, où, générations après générations, les particuliers sont venus établir leurs dernières demeures. Il y subsiste un monde innombrable de figurations, bas-reliefs d'une élégance suprême comme ceux de Ramose, peintures d'une fraîcheur de tons inouïe comme celles de Nakht ou d'Ouserhat, où toute l'Egypte du Nouvel Empire est encore vivante, représentée avec une abondance intarissable dans les moindres détails de la vie courante, depuis les travaux des champs et de tous les corps de métiers jusqu'aux scènes de pêche et de chasse, aux scènes de toilette et aux fêtes, etc. Rien n'est plus attachant que de fréquenter ces merveilles.
On y sent d'une manière générale une douceur d'âme, une faculté de joie intérieure, qui font de l'Égypte ancienne un milieu profondément différent des mondes asiatiques dont elle était contemporaine, et dont elle avait à se garder. ll est stupéfiant de constater à quelle pureté elle s'était élevée, tant de siècles avant que les auteurs de nos morales modernes ne se fussent fait entendre. Une bienfaisante administration, les règles de justice édictées pour tous, sans considération des différences sociales, le devoir de protéger les faibles, le culte de Maat, la Vérité, placée à l'avant du mouvement des choses, et la pesée du cœur, au seuil de l'autre monde, trois mille ans avant nos jugements derniers !
Une des plus étranges leçons que nous y pouvons prendre est de pressentir ce que pouvait être la force de l'âme égyptienne devant la mort, sa sérénité, sa joie confiante faut-il dire, devant un au-delà auquel une vie infiniment aimée servait de prélude et de préparation. Le plus important pour eux est d'assurer la conservation de ce qu'ils aiment dans leur vie, pour cet au-delà qui durera bien davantage. Ils s'attachent beaucoup plus à l'aménagement de leur tombe qu'à celui de leur habitation. La maison reste provisoire, en matériaux légers et périssables, elle importe peu. Mais pour la tombe, rien n'est trop durable ou trop précieux, ou trop soigné."


Extrait de Thèbes, capitale de la Haute-Égypte, 1942, par Achille Carlier (1903-1966), architecte, Premier Grand Prix de Rome, Médaille d'honneur des artistes français

Quand le soir tombe sur Karnak... "l'heure de la plus belle scène", par Fernand Neuray, XXe s.

Ruins of the great temple at Karnak, sunset by David Roberts

"Retournons flâner, avant la nuit, dans les allées profondes de la salle hypostyle. Tout à l'heure, dans le premier émoi, saisis et stupéfaits en présence de ces géants de pierre, nous n'avions d'yeux que pour leur masse énorme et l'effet grandiose de leur alignement. M. Legrain va faire revivre pour nous le cortège, maintenant effacé et confus, des dieux et des rois gravés sur leurs fûts millénaires. Des dieux à tête de chacal, d'ibis ou de chouette entourent le grand dieu de Thèbes à figure d'homme ; le Priape égyptien étale impudemment sa sereine impudeur. Un peu plus loin, sur la face d'un pylône, des processions de barques sacrées déroulent leurs théories ; un roi vainqueur fait massacrer des prisonniers de guerre, troupeau tremblant agenouillé sous le glaive.
Le soir tombe ; une chape d'ombre violette descend du ciel, où le soleil décline. Dépêchons-nous de monter sur le grand pylône. Voici l'heure de la plus belle scène. À l'ouest, le soleil gagne la chaîne lybique ; le Nil charrie du feu ; de grands nuages carmin incendient les confins de l'horizon. De l'autre côté, les ruines entrent dans la nuit. Les obélisques semblent tomber, comme d'immenses stalactites, de la voûte, maintenant sombre, où s'allument les étoiles ; çà et là, au-dessus d'un pylône ou du bonnet de pierre d'une effigie souriante, flotte, embrasée par des rayons de pourpre sanglante, la chevelure d'un palmier ; la lune monte ; les ombres des colonnes s'allongent sur la blancheur du sable... Ce spectacle nous hantera toute la vie.
Nous sommes revenus à Karnak dans la soirée, mais tard, après dix heures, sûrs d'éviter alors l'exubérante gaîté des touristes qu'on rencontre hélas ! en bandes, par les beaux clairs de lune, dans la magnifique solitude des ruines endormies. Quel magicien a pu, en si peu de temps et dans le même cadre, faire un autre tableau ? Élargie, sans limites, infinie, la ville baigne dans une lumière très douce, et toute bleue. Dans l'hypostyle, parmi les ombres immenses, les gardiens de nuit glissent comme de fantômes-nains. Entre les colonnes blanches, dans les avenues maintenant pleines de ténèbres, les rayons de la lune sèment des feux follets. Un moment, l'envie nous prend de nous perdre dans les ruines, puis de nous laisser enfermer jusqu'au matin.
Mais nos âniers, sous l'acacia dont l'ombre, devant la maison du directeur des fouilles, étend un cercle noir, nous appellent à grands cris. On entend souffler les chevaux d'une ronde de police.
Déjà minuit ?... Le trot de nos baudets éveille le village arabe. Sur les plates-formes des maisons, des chiens hurlent en choeur. Le vent du soir gémit dans les palmiers ; des chansons de rameurs se répondent sur le Nil. Nous rentrons à l'hôtel par des ruelles qui serpentent entre des jardins, dans le doux parfum des mimosas."

Extrait de Quinze jours en Égypte, 1908, par Fernand Neuray (1874-1934), journaliste et critique, l'un des grands noms du journalisme belge de la première moitié du XXème siècle.

samedi 4 juin 2022

"Le Caire, royalement étendu dans la vallée du Nil, comme sur un frais divan, offrait à nos yeux son diadème confus de coupoles et de minarets" (Louis de Tesson, XIXe s.)

Vue du Caire, par Jean-Léon Gérôme (1824-1904)

"Nous avions encore quatre ou cinq lieues de désert à parcourir, lorsque, parvenus au sommet d'une ondulation de la plaine, nous vîmes apparaître dans l'éloignement un magnifique tableau. Le Caire, royalement étendu dans la vallée du Nil, comme sur un frais divan, offrait à nos yeux son diadème confus de coupoles et de minarets.
La fertile Égypte, lumineuse et verdoyante comme l'Elysée des poètes, était là, dans son repos, avec le souvenir de ses grandeurs passées et semblait tressaillir de bien-être dans chaque ondulation de son atmosphère palpitante. Nos yeux voyaient les dons que le Ciel lui a prodigués, et nos oreilles ne pouvaient entendre de si loin le sourd gémissement que la 
tyrannie des hommes arrachait à sa misère. Le Nil, image trop peu reproduite d'un parfait monarque, passait en faisant le bien à travers les champs conquis au désert par ses flots réparateurs ; l'œil se reposait un instant sur l'azur de sa surface colorée par le plus beau ciel, puis on le voyait disparaître au milieu de la verdure qui attestait au loin sa présence. Nous puisions dans cette vue seule une sensation de fraîcheur qui nous désaltérait. Toute la scène se dessinait à nos yeux à travers un milieu vaporeux et ondoyant qui donnait à la réalité un vernis fantastique. Le paysage était trouble et frémissant comme si nous l'avions envisagé à travers les émanations d'une fournaise ardente.
Par un autre effet de la raréfaction des couches atmosphériques inférieures, des bandelettes de couleur fauve semblaient projetées par le désert dans la verdure des champs, ou bien (si l'on aime mieux envisager ainsi le phénomène) des zones verdoyantes venaient de la campagne se marier aux derniers plans du désert, et la limite entre les deux teintes, quoique bien tranchée dans la réalité, demeurait à nos yeux flottante et indécise.
Par delà cette campagne inondée de lumière, le désert occidental reprenait possession de l'espace, et, fuyant au loin derrière les pyramides de Ghyzeh et de Sakkara, semblait nous appeler vers le temple de Jupiter Ammon. Nous étions bien placés pour mesurer la petitesse de cette fameuse Égypte, comprimée entre deux océans de sable qui se regardent l'un l'autre, comme pour se donner rendez-vous sur les bords du Nil.
Je m'enivrai quelque temps de la magie du spectacle, et puis je sentis que je m'abîmais dans une tristesse profonde. L'approche des grandes villes exerce sur moi cette fâcheuse influence ; je les ai toujours abordées avec une angoisse inexprimable qui dégénère quelquefois en un tremblement fébrile ; et lorsque j'ai recherché les motifs de mon trouble, j'ai reconnu qu'il était légitime. Autant la rencontre d'un ami fait pénétrer de joie au fond de mon âme, autant j'éprouve de consternation en tombant au milieu de ces immense ramassis d'hommes qu'on appelle ville de premier ordre ; telle doit être la stupeur d'un homme qui se noie. (...)
Mais la sensation est encore plus profonde au sortir du désert, car ici les extrêmes sont voisins : après le silence de la solitude, le bruissement soudain de trois cent mille hommes amoncelés ! Je m'étais trouvé bien de cet isolement qui donnait de l'essor à ma pensée, de cette société restreinte, comme toutes les bonnes choses, mais parfaitement assortie, et qui laissait à l'estime, à la confiance, à l'amitié toute leur expansion ; mais il me semblait maintenant que l'intimité, si étroite au désert, allait se délayer, pour ainsi dire, dans la foule mouvante, et que pour moi la vraie solitude commençait à l'entrée de la ville.
Je regrettais aussi nos pauvres Bédouins qui allaient retomber à notre égard dans le tourbillon de êtres indifférents ; et ces bons dromadaires, sur le visage desquels j'aimais à retrouver l'expression sympathique d'une mélancolie semblable à la mienne. Ah ! combien, en ce moment, je trouvais de poésie à leur grande taille, à leur cou sinueux, à leur pittoresque difformité, à leur simplicité antique, à leur enveloppe décolorée comme une vêtement usé ! Leur image, soit qu'elle fût éclairée par le soleil, ou par la lune, ou par le feu du bivouac, était désormais inséparable, dans ma mémoire, de tous les tableaux recueillis au désert ; elle s'y représentait dans le lointain comme aux premiers plans, sur la nudité de la plaine comme dans les âpres défilés de la montagne."

extrait de Voyage au Mont Sinaï, 1844, par Louis de Tesson (1805-1889), ordonnateur du Bureau de bienfaisance d'Avranches, Manche ; membre de la Société archéologique d'Avranches

jeudi 2 juin 2022

Bataille rangée contre les démons du khamsin dans le désert du Sinaï, par Louis de Tesson, XIXe s.


par Augustus Osborne Lamplough, 1860

"Ce matin , à notre réveil, le thermomètre centigrade accuse seulement onze degrés ; aussi la fraîcheur de la nuit s'est-elle fait sentir à travers nos manteaux. Nous sommes en route avant le lever du soleil ; à sept heures et demie nous faisons une première halte, qui dure jusqu'à neuf heures. Bientôt après, une brise s'élève du sud-ouest et vient nous souffler au visage. Assez fraîche d'abord, elle s'échauffe rapidement et devient fort incommode. La marche de la caravane est pesante et silencieuse ; nos guides ont interrompu leur chant monotone. (...) J'interrogeai le visage de nos guides, il était soucieux ; j'interrogeai l'atroce figure de nos chameaux, et il me sembla que j'y lisais un surcroît d'aride mélancolie ; je m'interrogeai moi-même, et je sentis qu'il y avait dans l'air que je respirais du délire et de la fièvre.
La brise était devenue une véritable bourrasque chaude comme le souffle de l'incendie, mais d'une chaleur sèche. L'air avait soif et s'emparait en fuyant de tous les sucs répandus à la surface des corps. La poudre que le vent soulevait en rasant le sol ne nous arrivait point par tourbillons, mais elle formait un courant continu qui fatiguait horriblement nos yeux et nos poitrines. L'horizon, terne d'abord, avait fini par s'effacer complètement, et cependant aucun nuage, aucune vapeur ne le dérobait à nos regards ; il semblait que nous marchions vers un chaos dont la limite, vaguement indiquée, était près de nous. Les premiers plans, seuls visibles à nos yeux, formaient une arène circulaire de peu d'étendue, qui semblait nager au sein de ce chaos. Plus de formes, plus de couleurs arrêtées ; partout la fusion des teintes et l'ondulation des lignes. Le disque du soleil ne nous apparaissait plus que comme une tache indécise derrière ce voile de sable et de feu qui avait tout envahi, et cependant, jamais le tyran ne nous fit sentir plus cruellement sa poignante suprématie ; il était là, comme le général d'armée dont le casque apparaît derrière la poudre des bataillons qu'il a lancés sur l'ennemi. Le sable, devenu mobile, rampait comme un serpent dont la progression rapide ne laisse dans l'air, au lieu d'une forme arrêtée, que l'apparence d'une vapeur fugitive, ou bien encore comme la flamme qui court à la surface de l'alcool embrasé ; puis s'élevant par une courbe insensible, il formait tout autour de nous ce milieu qui nous cachait le ciel et la terre.
Nous avions machinalement rapproché nos montures et nous marchions plus serrés, comme il arrive toujours dans un commun péril. Un seul mot prononcé brièvement circulait dans la caravane : El khamsinn ! disaient nos Arabes ; le kamsinn ! répétions-nous en nous regardant l'un l'autre.
Augustin, atteint déjà d'une toux opiniâtre, semblait à demi vaincu : "Pensez-vous que cela dure ?" nous disait-il. (...)
Cependant la fougue de l'air croissait à tout moment ; le thermomètre s'était rapidement élevé à quarante degrés ! Nos chameaux haletants faisaient entendre un cri plaintif, d'autant plus éloquent que c'était le gémissement d'une nature éprouvée par une longue pratique de l'adversité ; ils ne marchaient plus que par l'effet de cette résignation courageuse, qui est un des traits distinctifs de leur caractère et qui rend leur agonie semblable à leurs beaux jours. (...)
Mais le terme de la lutte était arrivé ; il ne fallait plus songer à chercher un abri ailleurs que sur la plaine rase où nous venions d'être assaillis. Les guides, par un mouvement unanime et spontané, saisirent les licols de nos montures, et tous ensemble, hommes et dromadaires, nous tombâmes la poitrine contre terre pour laisser passer l'ennemi. (...)
Les chameaux agenouillés formaient, à notre profit, une sorte de rempart pareil à ces digues naturelles que des roches bossues présentent quelquefois aux abords d'une rade ; l'expression plus que jamais diabolique de leurs figures les faisait aussi ressembler, lorsqu'ils dressaient la tête, à des démons rangés en bataille pour tenir tête à ces autres démons qui soufflaient sur nous du fond du désert, invisibles derrière le torrent de leurs haleines embrasées. (...) Le sable, après avoir frappé le rempart, n'était pas en totalité emporté par delà ; mais, repoussé par la violence du choc, il s'en allait former, à plus d'un mètre de distance en avant, une contrescarpe d'une hauteur presque égale à l'obstacle contre lequel il avait rebondi. Quant aux voyageurs, ils s'effaçaient de plus en plus, et les saillies de leurs profils conservaient seules quelques traces de la forme et de la couleur primitives."


extrait de Voyage au Mont Sinaï, 1844, par Louis de Tesson (1805-1889), ordonnateur du Bureau de bienfaisance d'Avranches, Manche ; membre de la Société archéologique d'Avranches

mercredi 1 juin 2022

"La navigation du Nil est la plus agréable que l'imagination puisse se figurer" (Eyles Irwin, XVIIIe s.)

photo MC

"Je me levai à la pointe du jour, pour jouir de la vue de la riante contrée qui nous entourait. Le vent était changé, et notre chaloupe, poussée par une brise favorable, voguait avec une extrême rapidité. La navigation du Nil est la plus agréable que l'imagination puisse se figurer. À notre droite, est la belle île du Delta, couverte de moissons, coupée d'une multitude innombrable de canaux qui l'embellissent en la fertilisant, et sur laquelle l'oeil se perd dans une charmante confusion de villes florissantes et de villages romantiques. À notre gauche, le tableau est d'un coloris différent. Les rives sont, il est vrai, ornées de cités superbes et de bois touffus ; et leurs riantes lisières ont toute la verdure et la fraîcheur des bords opposés. Mais quel brusque et tranchant contraste ! Derrière ce jardin enchanté paraît le désert ; son fond rembruni varie la perspective, et répand sur toute la scène une sombre majesté. (...)
Nous poursuivîmes notre voyage jusqu'à midi sans rencontrer le moindre obstacle. (...) Nous ne découvrîmes qu'un assez petit nombre de villes dans ce dernier trajet. La plupart de celles que nous avions vues jusqu'alors étaient en ruine ; mais toutes embellies, par de superbes mosquées et les décombres encore imposants de majestueux édifices, elles offrent encore, du côté de l'eau, une très belle apparence. (...) Ce n'était bien souvent qu'avec peine que nous pouvions nous arracher du tillac. Les objets qui nous environnaient avaient tant d'attraits et de charmes ! Les villes commençaient à se montrer plus fréquemment, et les rives du fleuve paraissaient animées d'une population plus nombreuse. (...)
On ne saurait nombrer la multitude de bâtiments, de toute grandeur, que nous rencontrâmes dans notre trajet du Caire jusqu'en ce lieu, et dont la multiplicité prodigieuse peut donner à un étranger une idée de l'immensité du commerce de l'Égypte. Cependant, l'exportation est à peu près bornée aux comestibles. Le principal article est le blé, qui se distribue dans les différents ports de la Méditerranée et de la mer Rouge. C'est, surtout, avec cette denrée qu'elle paie le café de l'Arabie, et le coton, ainsi que la soie qu'elle tire de la Perse. Si cette nation savait mettre à profit une partie, du moins, des avantages dont l'a favorisée la nature ; si, au lieu de mettre sur les négociants des impôts arbitraires et impolitiques, elle se bornait seulement à commercer sur ses propres navires ; si elle ne souffrait pas que des nations étrangères s'appropriassent, à son détriment, autant qu'à sa honte, le fret de ses marchandises, il est incontestable que ses bénéfices surpasseraient, de beaucoup, ceux de toute autre contrée. (...)
Le temps fut serein pendant la nuit, il n'y eut pas un nuage au ciel. Mais nous n'eûmes que la faible clarté des étoiles. Ce fut peut-être un bonheur pour notre santé, que l'obscurité nous interdît la vue des tableaux qui avaient trop d'attraits pour nous, et qu'un beau clair de lune ne nous invitât pas à passer, sur le tillac, des heures que la nature a consacrées au repos."



extrait de Voyage à la mer Rouge, sur les côtes de l'Arabie, en Égypte, et dans les déserts de la Thébaïde, 1792, par Eyles Irwin (1751 - 1817) poète et écrivain irlandais.