jeudi 7 juillet 2022

"L'Égypte est, sans contredit, le pays de l'harmonie au suprême degré !" (Charles-Émile Vacher de Tournemine, XIXe s.)

Philae, 1863, par Charles-Émile de Tournemine

Alexandrie, 15 octobre
"Je ne pourrais t'exprimer ma joie et mon bonheur de revoir ce beau pays, dont rien ne peut rendre le charme pittoresque. Tous ces costumes bigarrés, ces femmes de bleu toutes couvertes, portant leurs enfants sur une épaule, et soutenant dans une main renversée et relevée une élégante amphore, les amusants marchands d'eau avec leur poterie sur le dos, recouverte par un arbrisseau feuillu, tout cela est d'un charme ravissant."

Le Caire, 17 octobre
"Depuis hier nous sommes au Caire et mon imagination va toujours grandissant, tant les merveilles surgissent à chaque pas sous nos yeux. Avant de quitter Alexandrie, nous avons visité le quartier arabe ; ce que nous y avons vu de pittoresque, de costumes baroques, n'a rien dont notre langue puisse donner une idée. (...)
La campagne est toute couverte de grands et élégants palmiers portant d'énormes grappes de dattes rouges et dorées, de tamaris, de mimosas, enfin de toute cette végétation vivace et splendide de ce délicieux pays... Tout ici est d'une harmonie incomparable, tout se tient, s'enchaîne par un lien de tendresse infinie. L'Égypte est, sans contredit, le pays de l'harmonie au suprême degré ! (...)
Tout à coup le Nil s'offrit à nos yeux éblouis. Je fus pris d'une émotion telle, que je ne pus dire un mot jusqu'à la fin du trajet. C'était merveilleux de grandeur. Toutes les plaines inondées, couvertes d'oiseaux, ces villages aux splendides verdures, ces belles barques aux voiles latines, blanches comme du lait, se détachant sur un ciel de pluie d'or ; au loin le désert, d'un ton rose doré, limitait la vue dans cette immensité de féerie. Aucun langage ne pourrait rendre mon émotion. Jamais, je crois, je n'en ai éprouvé de plus grande et de plus douce devant la nature du bon Dieu.
Peu à peu nous découvrions au loin les pyramides, toutes dorées et vermeilles, puis l'infini du désert, et enfin, l'éblouissante ville du Caire s'offrit à nos yeux, embrasée par un soleil de feu et donnant le vertige par sa splendeur. D'un côté, des milliers de maisons pittoresques, des minarets de toute forme, des végétations luxuriantes, des lignes de palmiers, des jardins, de l'eau ; de l'autre, le désert morne, baignant en quelque sorte de ses vagues figées la vallée des Tombeaux. Ici pas un arbre, des sables à perte de vue, puis une nécropole de mosquées et de minarets de villes ruinées."

Thèbes, 29 octobre
"Le Nil est splendide par sa grandeur et la simplicité de lignes des montagnes qui l'enserrent. La coloration en est admirable, et ses bords sont sans cesse animés par des groupes pittoresques, et rehaussés par la brillante végétation du sorgho et de la canne à sucre. Les femmes, drapées dans leurs manteaux bleus, viennent y remplir leurs cruches, avec l'eau que des enfants nus puisent avec leurs sakiéhs. À chaque pas, nous dépassons des villages qui nous apparaissent poétiquement parés de palmiers et de mimosas. On accourt sur notre passage ; les dromadaires eux-mêmes et les buffles interrompent leur pâturage et lèvent la tête comme pour nous faire accueil. Toutes ces scènes sont incomparablement belles."

Louqsor, 1er novembre
"Le Nil dans la haute Égypte perd un peu de sa grandeur. Les montagnes prennent une couleur noirâtre et deviennent moins belles de forme. Cependant les bords que nous longeons de très près sont toujours pittoresques au suprême degré ; les plantations de sorghos et de cannes à sucre, mêlées de palmiers et de mimosas, lui forment une ceinture d'émeraude. De loin en loin, quelques villages aux habitations pareilles à des ruches, et dont les terrasses sont couvertes de nuées de pigeons ; de pittoresques travailleurs puisant de l'eau avec leurs sakiehs ; des norias avec manège de buffles et leurs petits conducteurs drapés dans leurs haillons ; quelques prairies avec des troupeaux de dromadaires et de vaches aux brillantes robes ; tel est le spectacle toujours le même, mais toujours nouveau, que nous avons en remontant le Nil. (...)
Le 5, nous approchons par terre de l'île de Philé. À cheval à dromadaire, nous gagnons la vallée des Tombeaux qui est l'avant-garde du désert. À partir de là nous cheminons dans les sables pendant deux heures, ne rencontrant sur notre route que quelques caravanes de Nubiens convoyant des marchandises.
Il fait près de 40° de chaleur, aussi voyons-nous avec joie un bouquet de palmiers se profiler à l'horizon. Nous traversons en barques le bras du fleuve, nous visitons l'île et le temple, où notre armée a laissé sur les murs sa carte de visite. Nous goûtions un peu de repos sous les arbres, lorsque nos camarades décident qu'ils veulent descendre en barque la cataracte, et nous oublient. Nous avons dû en conséquence, Chennevières et moi, refaire la route du désert par une chaleur de plomb en fusion."


extrait de Étude sur C. de Tournemine, peintre toulonnais,
volumes 652-658, par Dr. L. Turrel, 1877.
Charles-Émile Vacher de Tournemine (1812-1872) est un peintre français spécialisé dans les scènes orientalistes.



mercredi 6 juillet 2022

Pour sauver les monuments de Haute-Égypte : Discours prononcé à Paris par André Malraux, le 8 mars 1960, en réponse à l'appel de l'Unesco

cliché Unesco

"Aujourd'hui, pour la première fois, toutes les nations - au temps même où beaucoup d'entre elles poursuivent une guerre secrète ou proclamée - sont appelées à sauver ensemble les oeuvres d'une civilisation qui n'appartiennent à aucune d'elles.
Au siècle dernier, un tel appel eût été chimérique. Non que l'on ignorât l'Égypte : on pressentait sa grandeur spirituelle, on admirait ses monuments. Mais si l'Occident la connaissait mieux qu'il ne connaissait l'Inde ou la Chine, c'était d'abord parce qu'il y trouvait une dépendance de la Bible. Elle appartenait, comme la Chaldée, à l'Orient de notre histoire. Entre les quarante siècles dont parlait Napoléon devant les Pyramides, l'instant élu était celui pendant lequel Moïse les avait contemplées.
Puis l'Égypte conquit peu à peu son autonomie. Dans des limites plus étroites qu'il ne semble. La primauté de l'architecture et de la sculpture gréco-romaines était encore intacte : Baudelaire parle de la naïveté égyptienne. Ces temples grandioses étaient avant tout les seuls témoins que nous ait légués l'Orient ancien ; comme l'étaient ces chefs-d'oeuvre cataleptiques qui, pendant trois millénaires, semblaient s'unir dans le même sommeil éternel. Tout cela, dépendance de l'histoire plus que de l'art. En 1890 comme en 1820, l'Occident, qui se souciait d'étudier l'Égypte, ne se fût pas soucié d'en sauver les oeuvres.
Avec notre siècle, a surgi l'un des plus grands événements de l'histoire de l'esprit. Ces temples où l'on ne voyait plus que des vestiges sont redevenus des monuments ; ces statues ont trouvé une âme. Une âme qui leur appartient, que nous ne trouvons qu'en elles, mais que nul n'y avait trouvée avant nous.
Nous disons de cet art qu'il est le témoignage d'une civilisation, au sens où nous disons que l'art roman est un témoignage de la Chrétienté romane. Mais nous ne connaissons réellement que les civilisations survivantes. Malgré les travaux des égyptologues, la foi d'un prêtre d'Amon, l'attitude fondamentale d'un Égyptien à l'égard du monde, nous restent insaisissables. L'humour des Ostraca, le petit peuple des figurines, le texte où un soldat appelle Ramsès II par son sobriquet : Rara, comme les grognards appelaient Napoléon, l'ironique sagesse des textes juridiques, comment les relier au Livre des Morts, à la majesté funèbre des grandes effigies, à une civilisation qui semble ne s'être poursuivie pendant trois mille ans qu'au bénéfice de son autre monde ? La seule Égypte antique vivante pour nous est celle que suggère l'art égyptien, et cette Égypte n'a jamais existé. Pas plus que n'exista la Chrétienté que nous suggèrerait l'art roman s'il en était le seul témoignage. La survie de l'Égypte est dans son art, et non dans des noms illustres ou des listes de victoires... Malgré Kadesh, peut-être l'une des batailles décisives de l'histoire, malgré les cartouches martelés et regravés sur l'ordre du pharaon qui tenta d'imposer aux dieux sa postérité, Sésostris est moins présent pour nous que le pauvre Akhenaton. Et le visage de la reine Néfertiti hante nos artistes comme Cléopâtre hantait nos poètes. Mais Cléopâtre était une reine sans visage, et Néfertiti est un visage sans reine.
L'Égypte survit donc par un domaine de formes. Et nous savons aujourd'hui que ces formes, comme celles de toutes les civilisations du sacré, ne se définissent pas par leur référence aux vivants qu'elles semblent imiter, mais par le style qui les fait accéder à un monde qui n'est pas celui des vivants. Le style égyptien s'est élaboré pour faire, de ses formes les plus hautes, des médiatrices entre les hommes éphémères et les constellations qui les conduisent. Il a divinisé la nuit. C'est ce que nous éprouvons tous lorsque nous abordons de face le Sphinx de Gizeh, ce que j'éprouvais la dernière fois que je le vis à la tombée du soir : "Au loin, la seconde pyramide ferme la perspective, et fait, du colossal masque funèbre, le gardien d'un piège dressé contre les vagues du désert et contre les ténèbres. C'est l'heure où les plus vieilles formes gouvernées retrouvent le chuchotement de soie par lequel le désert répond à l'immémoriale prosternation de l'Orient ; l'heure où elles raniment le lieu où les dieux parlaient, chassent l'informe immensité, et ordonnent les constellations qui semblent ne sortir de la nuit que pour graviter autour d'elles."
Après quoi le style égyptien, pendant trois mille ans, traduisit le périssable en éternel.
Comprenons bien qu'il ne nous atteint pas seulement comme un témoignage de l'histoire, ni comme ce que l'on appelait naguère la beauté. La beauté est devenue l'une des énigmes majeures de notre temps, la mystérieuse présence par laquelle les oeuvres de l'Égypte s'unissent aux statues de nos cathédrales ou des temples aztèques, à celles des grottes de l'Inde et de la Chine - aux tableaux de Cézanne et de Van Gogh, des plus grands morts et des plus grands vivants - dans le Trésor de la première civilisation mondiale.
Résurrection géante, dont la Renaissance nous apparaîtra bientôt comme une timide ébauche. Pour la première fois, l'humanité a découvert un langage universel de l'art. Nous en éprouvons clairement la force, bien que nous en connaissions mal la nature. Sans doute cette force tient-elle à ce que ce Trésor de l'Art, dont l'humanité prend conscience pour la première fois, nous apporte la plus éclatante victoire des oeuvres humaines sur la mort. À l'invincible "jamais plus" qui règne sur l'histoire des civilisations, ce Trésor survivant oppose sa solennelle énigme. Du pouvoir qui fit surgir l'Égypte de la nuit préhistorique, il ne reste rien ; mais le pouvoir qui en fit surgir les colosses aujourd'hui menacés, les chefs- d'oeuvre du musée du Caire, nous parle d'une voix aussi haute que celle des maîtres de Chartres, que celle de Rembrandt. Avec les auteurs de ces statues de granit, nous n'avons pas même en commun le sentiment de l'amour, pas même celui de la mort - pas même, peut-être, une façon de regarder leurs oeuvres ; mais devant ces oeuvres, l'accent de sculpteurs anonymes, et oubliés pendant deux millénaires, nous semble aussi invulnérable à la succession des empires que l'accent de l'amour maternel. C'est pourquoi des foules européennes ont empli des expositions d'art mexicain ; des multitudes japonaises, l'exposition d'art français ; des millions d'Américains, l'exposition Van Gogh ; c'est pourquoi les cérémonies commémoratives de la mort de Rembrandt ont été inaugurées par les derniers rois d'Europe, et l'exposition de nos vitraux par le frère du dernier empereur d'Asie. C'est pourquoi tant de noms souverains s'associent à l'appel que nous lançons aujourd'hui.
Si l'Unesco tente de sauver les monuments de Nubie, c'est qu'ils sont immédiatement menacés ; il va de soi qu'elle tenterait de sauver de même d'autres grands vestiges, Angkor ou Nara par exemple, s'ils étaient menacés de même. Pour le patrimoine artistique des hommes, nous faisons appel à l'univers comme d'autres le font, cette semaine, pour les victimes de la catastrophe d'Agadir. "Puissions-nous n'avoir pas à choisir, avez-vous dit tout à l'heure, entre les effigies et les vivants !" Pour la première fois, vous proposez de mettre au service des effigies, pour les sauver, les immenses moyens que l'on n'avait mis, jusqu'ici, qu'au service des vivants. Peut-être parce que la survie des effigies est devenue pour nous une forme de la vie. Au moment où notre civilisation devine dans l'art une mystérieuse transcendance et l'un des moyens encore obscurs de son unité, au moment où elle rassemble les oeuvres devenues fraternelles de tant de civilisations qui se haïrent ou s'ignorèrent, vous proposez l'action qui fait appel à tous les hommes contre tous les grands naufrages. Votre appel n'appartient pas à l'histoire de l'esprit parce qu'il veut sauver les temples de Nubie, mais parce qu'avec lui, la première civilisation mondiale revendique publiquement l'art mondial comme son indivisible héritage. L'Occident, au temps où il croyait que son héritage commençait à Athènes, regardait distraitement s'effondrer l'Acropole...
Le lent flot du Nil a reflété les files désolées de la Bible, l'armée de Cambyse et celle d'Alexandre, les cavaliers de Byzance et les cavaliers d'Allah, les soldats de Napoléon. Lorsque passe au-dessus de lui le vent de sable, sans doute sa vieille mémoire mêle-t-elle avec indifférence l'éclatant poudroiement du triomphe de Ramsès, à la triste poussière qui retombe derrière les armées vaincues. Et, le sable dissipé, le Nil retrouve les montagnes sculptées, les colosses dont l'immobile reflet accompagne depuis si longtemps son murmure d'éternité. Regarde, vieux fleuve dont les crues permirent aux astrologues de fixer la plus ancienne date de l'histoire, les hommes qui emporteront ces colosses loin de tes eaux à la fois fécondes et destructrices : ils viennent de toute la terre. Que la nuit tombe, et tu reflèteras une fois de plus les constellations sous lesquelles Isis accomplissait les rites funéraires, l'étoile que contemplait Ramsès. Mais le plus humble des ouvriers qui sauvera les effigies d'Isis et de Ramsès te dira ce que tu entendras pour la première fois : "Il n'est qu'un acte sur lequel ne prévale ni la négligence des constellations ni le murmure éternel des fleuves : c'est l'acte par lequel l'homme arrache quelque chose à la mort."

source : Assemblée nationale française

"Qui n'a pas vu l'âne d'Égypte ne connaît pas l'âne" (Lucien Augé de Lassus)

photo de Yehia Ahmed, avec son aimable autorisation

"Alexandrie, comme le Caire, a ses ânes qui partout attendent le promeneur. Qui n'a pas vu l'âne d'Égypte ne connaît pas l'âne. L'âne d'Égypte est une petite bête mignonne, éveillée, docile ; il est à ces malheureux et tristes roussins de nos pays ce qu'un généreux coursier de bataille est à la famélique Rossinante de nos fiacres. L'âne ne vit bien que dans un pays un peu chaud : le climat de l'Égypte lui est particulièrement favorable.
Chez nous il dépérit ; plus au nord, il ne peut vivre qu'avec des soins tout particuliers, il est aussi difficile de conserver un âne à Moscou qu'une girafe à Paris. Ayons donc quelque indulgence pour la disgracieuse apparence de nos baudets et leur caractère difficile ; ils sont dépaysés, ils souffrent, c'est leur excuse. 
L'âne d'Égypte, à la bonne heure ! il a la jambe fine et solide, le poil gris clair, la tête bien construite et d'un joli dessin, l'œil vif ; ses longues oreilles se dressent fièrement et mobiles dès que vous parlez, elles s'agitent comme d'un frémissement intelligent. La charmante bête ! Comme elle trotte ! Elle vous portera, elle vous conduira mieux que bien des ciceroni, et toujours sûrement, mollement, rapidement. Indiquez-lui la direction que vous voulez prendre, elle devinera aussitôt si vous voulez voir la colonne de Pompée ou les obélisques de Cléopâtre. La foule est compacte, partout fourmillante, n'ayez nulle peur, vous ne heurterez ni rien, ni personne, vous passerez partout, puis un braiement joyeux vous annoncera que vous êtes arrivé.
Le harnachement est pittoresque et digne de la bête qui le porte : la selle est rouge, parfois relevée de broderies bleuâtres, et rouges aussi les rênes. Enfin l'ânier, pieds nus, jambes nues, toujours courant, criant, frappant, complète à merveille l'âne.
L'âne est la monture vraiment nationale de l'Égypte, et cela sans doute depuis la plus haute antiquité ; nous verrons, par le témoignage des monuments pharaoniques, que l'âne fut connu et employé bien antérieurement au cheval. Aujourd'hui encore, en dehors d'Alexandrie et du Caire, où l'élément européen est très nombreux, le cheval est fort rare. Certains ânes d’Arabie coûtent jusqu'à mille francs, et souvent les personnages les plus riches n'ont pas d'autre monture."

extrait de Voyage aux sept merveilles du monde, 1878, par Lucien Augé de Lassus (1841-1914), auteur dramatique, poète, librettiste de Camille de Saint-Saëns archéologue, passionné de voyages

mardi 5 juillet 2022

La vie du fellah égyptien "ne s'accorde guère avec la traditionnelle nonchalance orientale" (Théophile Gautier - XIXe s.)

photo de Zangaki

"Du côté opposé au lac Mariout s'élevaient, au milieu de jardins d'une végétation luxuriante, les maisons de plaisance des riches négociants de la ville, des fonctionnaires et des consuls, peintes de couleurs gaies, bleu de ciel, rose ou jaune, avec des rechampis blancs ; et, de loin en loin, les grandes voiles des canges allant à Fouah ou à Rosette par le canal Mahmoudieh, dessinaient leurs angles au­-dessus de la ligne des cultures et paraissaient cheminer en pleine terre. (...)
Quand s'arrête l'eau amère, l'aspect du pays change, non par transitions graduées, mais subitement : ici l'aridité absolue, là une fertilité exubérante. Partout où l'irrigation peut amener une goutte d'eau, naît une plante. La poussière inféconde devient un terreau productif. Ce contraste est des plus frappants.
Nous avions dépassé le lac Mariout, et de chaque côté du chemin de fer s'étendaient des champs de dourah, de maïs et de cotonniers à divers états de croissance, les uns ouvrant leurs jolies fleurs jaunes, les autres répandant la soie blanche de leurs coques. Des rigoles pleines d'une eau limoneuse traçaient sur la terre noire des lignes que la lumière faisait briller çà et là, alimentées par des canaux plus larges dérivés du Nil. De petites digues de terre battue facilement, ouvertes d'un coup de pioche, retenaient les eaux jusqu'à l'heure de l'arrosement, et, pour l'élever à des niveaux supérieurs, les roues grossières des saqquiehs tournaient, mises en mouvement par des buffles, des boeufs, des chameaux ou des ânes. Quelquefois même, deux robustes gaillards tout nus, fauves et luisants comme des bronzes florentins, debout sur le bord d'un canal, balançant comme une escarpolette une corbeille de sparterie imperméable suspendue à deux cordes dont ils tenaient les extrémités, effleuraient la surface de l'eau et l'envoyaient dans le champ voisin avec une dextérité étonnante.
Des fellahs, en courte tunique bleue, labouraient tenant le manche d'une charrue primitive, attelée d'un chameau et d'un boeuf à bosse du Soudan. D'autres ramassaient le coton et les râpes de maïs ; ceux­-ci creusaient des fossés, ceux-­là traînaient des branches d'arbres en manière de herse sur les sillons, quittés à peine par l'inondation. C'était partout une activité qui ne s'accorde guère avec la traditionnelle nonchalance orientale.”

extrait de L’Orient, tome 2, 1882, par Théophile Gautier (1811 - 1872), poète, romancier et critique d'art français

Le couvent Sainte-Catherine du Sinaï, par Pierre Loti : "Toujours le même silence inouï enveloppe ce fantôme de monastère"

Le couvent du Sinaï, vers 1858, par Francis Frith

"La petite veilleuse, qui tremblotait devant l'icône, finit par s'éteindre, au moment où m'éveillent des cloches sonnant matines, en vibrations d'argent dans un absolu silence. Puis, je reperds conscience de tout, jusqu'à l'heure où je vois filtrer, au travers du bois de ma fenêtre, un jet de clair soleil.
Ouvrir sa porte est un instant de surprise, d'émerveillement presque, tant le lieu est étrange... Les fantastiques choses, entrevues hier à notre arrivée nocturne, sont là, par ce froid matin, debout et bien réelles, étonnamment nettes sous une implacable lumière blanche, échafaudées invraisemblablement, comme plaquées les unes sur les autres sans perspective, tant l'atmosphère est pure, et silencieuses, silencieuses comme si elles étaient mortes de leur vieillesse millénaire. Une église byzantine, une mosquée, des maisonnettes, des cloîtres ; un enchevêtrement d'escaliers, de galeries, d'arceaux, descendant aux précipices d'en dessous ; tout cela en miniature, superposé dans un rien d'espace ; tout cela entouré de formidables remparts de trente pieds de haut, et accroché aux flancs du Sinaï gigantesque. La longue véranda sur laquelle nos cellules s'ouvrent fait partie elle­-même de cet ensemble de constructions sans âge, déjetées, contournées, caduques ; les unes presque en ruine, ayant repris la teinte rouge du granit originel ; les autres toutes blanches de chaux avec un peinturlurage oriental sur leurs bois vermoulus. On a conscience, rien qu'en respirant l'air trop vif, d'être à une altitude excessive, et cependant on est surplombé de partout, comme au fond d'un puits ; toutes les extrêmes pointes du Sinaï se dressent en l’air, escaladent le ciel, sortes de titanesques murailles, découpées et striées, tout en granit rouge, mais d'un rouge de sanguine, sans une tache et sans une ombre, trop verticales et montant trop haut, donnant presque du vertige et de la terreur.
Le peu qu'on voit du ciel est d'une profonde limpidité bleue et le soleil éclaire magnifiquement. (...) Et toujours le même silence inouï enveloppe ce fantôme de monastère, dont l'antiquité s'accentue encore sous ce soleil (...). On sent que c'est vraiment bien là cette “demeure de la solitude” entourée partout de déserts."

extrait de Le désert, 1895, par Pierre Loti.
Louis-Marie-Julien Viaud dit Pierre Loti (1850-1923) est un écrivain et officier de marine français.

lundi 4 juillet 2022

"Le Nil est le créateur de l'Égypte" (Olympe Audouard - XIXe s.)

photo de Zangaki - 1880

"L'Égypte ne ressemble à aucune autre contrée : elle surprend, étonne et charme le voyageur. Immense oasis au milieu du désert, grande plaine dont le Nil est le centre, contrée dont l'antiquité se perd dans la nuit des temps, où tout est merveilleux et miraculeux, qui ne ressemble à aucune autre, qui a son cachet personnel, qui est elle enfin, qui a été créée par le Nil, qui est la fille de ce fleuve fait dieu par les Égyptiens, fleuve qui la féconde en déposant sur ses terres son limon gras et bienfaisant, l'Égypte commence où les eaux du Nil arrivent, et finit là où elles s'arrêtent.
Son sol sablonneux ne peut recevoir la fertilité que des eaux du Nil seulement. Ainsi, si vous arrosez une étendue de terrain avec de l'eau transportée d'Europe, ou de l'eau de pluie, elle restera infertile ; ce qu'il lui faut, ce sont ces eaux, mélangées de ce gras limon.
C'est ce qui avait donné naissance à cette ancienne fable des Égyptiens : Isis (la terre) est, disent-­ils, l'épouse féconde d'Osiris (nom sacré du Nil) ; Nepthys (la terre du désert) est l'épouse stérile de Typhon (la pluie), qui ne pourrait enfanter que par un adultère avec Osiris.
C'est­-à-­dire que la terre d'Égypte ne peut être fécondée que par les eaux du Nil, ce qui est parfaitement exact.
On comprend sans peine que les anciens Égyptiens aient vénéré ce fleuve, lui aient rendu des honneurs divins ; en effet, comme le remarquait judicieusement Hérodote, le Nil est le créateur de l'Égypte ; c'est ce limon qu'il dépose sur son sable qui d'abord le rend fécond, puis exhausse le terrain de telle façon qu'il gagne sur la mer. Il est facile de voir de combien il a empiété, car, à de très longues distances de la mer, le sable est mélangé de coquillages, et il a une forte dose de saumure. On trouve des coquillages sur les hauteurs; les pierres du désert sont polies et façonnées par le roulement des flots."

extrait de Les mystères de l'Égypte dévoilés, par Olympe Audouard (1832-1890), écrivaine voyageuse féministe française

"La gloire du Caire est son musée d'antiquités" (Élisée Reclus - XIXe s.)

entrée du Musée de Boulaq - cliché Abdullah Frères

"Les monuments les plus remarquables du Caire sont les mosquées et les tombeaux. Sur les quatre cents lieux de prière qui s'élèvent en diverses parties de la ville, quelques-uns sont parmi les beaux édifices du monde musulman.
La mosquée de Touloun, qui faisait partie de Fostat avant la construction de Kahirah, tombe en ruines, mais elle a toujours la beauté que lui donne la noble simplicité du plan, une grande cour ouverte à l'air libre, entourée sur trois côtés d'un double péristyle et donnant sur un sanctuaire à quatre nefs aux arcades ogivales en bois de dattier ; les galeries, brodées d'arabesques délicieuses, ont été maçonnées et transformées en d'ignobles cahutes pour les infirmes et les idiots.
La mosquée du sultan Hassan, la plus belle du Caire et signalée de loin par le plus haut minaret, est comme celle de Touloun, menacée d'écroulement : en voyant les grandes lézardes des murs, on redoute presque d'entrer dans la cour où murmurent les fontaines, de franchir les degrés du sanctuaire et des nefs latérales, sous les porches immenses où tourbillonnent les oiseaux.
La mosquée d'el-Azhar, c'est-à-dire la "Fleurie", fut aussi une simple cour entourée de portiques, mais de nombreuses constructions ont été ajoutées à l'édifice primitif, car el-Azhar est à la fois université, bibliothèque, hôtellerie pour les voyageurs studieux, hospice pour les aveugles, asile pour les pauvres. Le plafond du sanctuaire est soutenu par 580 colonnes en marbre, en granit, en porphyre, dont une partie ornait autrefois les temples romains : autour de la cour les colonnades sont réservées aux étudiants, qui se groupent par pays d'origine sous les piliers : du Maroc à l'Hindoustan, du Niger à l'Oxus, tous les peuples de l'Islam sont représentés dans cette université, la plus ancienne du monde ; jusqu'à 12000 élèves, sans compter les assistants libres, sous la direction de 200 professeurs, y étudient le Coran, la jurisprudence, la langue arabe et les mathématiques ; en outre, une dizaine d'écoles préparatoires ayant chacune de 50 à 40 élèves et une école spéciale d'aveugles se trouvent dans le groupe des constructions ou riwâk qui entourent les nefs. (...)
Première cité du continent africain par sa population, le Caire est certainement aussi la première par ses institutions scientifiques et ses trésors d'art. Sans tenir compte de son université religieuse d'el-Azhar et des centaines d'écoles arabes établies près des mosquées ou aux étages supérieurs des fontaines, la ville a d'excellentes écoles européennes, presque toutes confessionnelles, catholiques, coptes, melkites, protestantes ou juives ; elle possède une école de médecine et de pharmacie, une bibliothèque publique, des salles de cours, un observatoire, une collection précieuse de cartes et de plans, malheureusement dévastée lors de l'arrivée des Anglais, une société de géographie et d'autres compagnies savantes ; mais la gloire du Caire est son musée d'antiquités, établi dans le faubourg de Boulaq, sur la digue même qui longe la rive droite du Nil. Cette collection précieuse, formée par Mariette, continuée par M. Maspero et déjà beaucoup trop riche pour l'édifice qui la contient, offre un cours complet, admirablement commenté, de l'histoire pharaonique et de l'art égyptien : outre les mille objets qui existent dans tous les musées, stèles, statuettes, momies, amulettes, bijoux, papyrus, elle a des œuvres capitales, la statue en diorite qui représente Khephren, majestueux et doux, la statue en bois du personnage débonnaire que les Arabes ont appelé cheikh-el-beled ou "maire de village", les sphinx des Hyksos qui reproduisent d'une manière si frappante le type des pasteurs conquérants. Dans la cour s'élève le tombeau de Mariette, sarcophage de marbre noir, d'où l'on voit à ses pieds passer les eaux lentes du Nil. Boulaq est le principal centre industriel de la capitale : le gouvernement y possède une grande imprimerie et des usines militaires, fonderie, manufacture d'armes. Le commerce fluvial, qui avait autrefois ses chantiers et ses entrepôts au Vieux Caire, s'est porté maintenant devant les quais de Boulaq : embarcations à rames, voiliers et bateaux à vapeur y couvrent le fleuve."


extrait de "Le Caire", in Nouvelle géographie universelle - la Terre et les Hommes, 1885, par Élisée Reclus (1830-1905), géographe et anarchiste français; membre de la Société de géographie de Paris
Il écrit dans ses correspondances : "D’ailleurs voir la terre c’est pour moi l’étudier. La seule étude véritablement sérieuse que je fasse est celle de la géographie, et je crois qu’il vaut beaucoup mieux observer la nature chez elle que de se l’imaginer du fond de son cabinet. Aucune description, aussi belle qu’elle soit, ne peut être vraie, car elle ne peut reproduire la vie du paysage, la fuite de l’eau, le frémissement des feuilles, le chant des oiseaux, le parfum des fleurs, les formes changeantes des nuages pour connaître, il faut voir."