Celui que les anciens ont appelé le père des eaux, les sources de l'Océan, reste encore une énigme pour l'imagination humaine, qui n'a pu jusqu'ici résoudre ce problème, la naissance des masses d'eau énormes venues des contrées inconnues, roulant dans leurs flots jaunes d'immenses quantités de limon bourbeux qui se déposent sur les rives, fertilisent les terrains appauvris par le sable des déserts qui se précipite, malgré les obstacles, dans la plaine d'alentour, à l'époque invariable et inexpliquée de la crue. Les roches n'ont pu l'arrêter dans sa course. Il les a rongées, creusées, il a passé au travers ou il les a emportées avec lui au milieu de son limon. Il s'en vient, de cataracte en cataracte, qu'il soit calme ou que ses flots puissant roulent avec fracas ; il s'en va vers la mer, changeant de couleur suivant les provinces et suivant les époques, et fécondant les pays qu'il traverse.
L'Égypte, dit un dicton populaire, est le territoire que l'inondation atteint. Elle n'existerait pas, en effet, sans le fleuve qui, aux trois mois d'été, se déverse sur elle et l'enrichit. On songe aux calamités terribles qui s'ensuivraient si, quelque jour, la crue bienfaisante ne se produisait plus.
L'impression est saisissante quand, s'éloignant de la rive, remontant le fleuve entre ses bords verdoyants, on voit disparaître peu à peu à l'horizon le fouillis de minarets qu'est Le Caire. Le Nil étale ses eaux sacrées, que ne ride point la brise, et sa sereine majesté explique le culte et le respect des populations qui le tinrent pour une divinité. Plutarque rapporte que rien n'était aussi vénéré chez les Égyptiens que le Nil. "Ils croient, dit-il, que son eau engraisse et donne un embonpoint extraordinaire."
Tel le Nil apparaît dès la première heure, avec son cortège de palmiers, de huttes de terre, de fellahs profilant leur silhouette sur le ciel bleu, au sommet des monticules, tel il apparaîtra aux heures suivantes jusqu'au terme du voyage, serpentant entre les deux chaînes rocheuses qui l'enserrent, l'emprisonnent et sont les remparts du désert contre ses flots : la chaine lybique, du côté du couchant, la chaîne arabique vers l'Orient. Il s'en va, aimant les courbes, les sinuosités, jetant un perpétuel défi à la ligne droite. Il baigne des champs de bersim ou de blé, des villages où grouille une masse indigène, des ruines du passé. Il est impétueux ou calme, mais toujours, de chaque côté, c'est un éternel défilé de bandes de terre vertes entrecoupées de bosquets de palmiers, de cabanes faites de son limon fertile mélangé à de la paille, de terrains arides ; des palmiers encore, poussés le plus souvent obliquement, sous lesquels s'abritent des fellahs dans leurs misérables huttes. Cette monotonie des choses qui passent n'ennuie pas, ne lasse jamais. Du premier jour au dernier, l'œil suit sans fatigue ces terres qui semblent lentement venir, s'éloignent et disparaissent. Le spectacle, toujours le même en apparence, est d'une variété infinie, en réalité.
Il devient familier à l'esprit, il est bientôt le compagnon inséparable du recueillement qu'inspirent la grande sérénité de cette nature et l'isolement dans lequel on se trouve. On se plaît à le retrouver chaque matin, à vivre avec lui dans la journée, à le laisser s'obscurcir et se voiler à l'heure du repos.
Comme le ciel a ses étoiles pour faire rêver le voyageur, l'air ses vol d'oiseaux pour distraire les yeux, le Nil a ses barques aux larges voiles, de silhouettes puissantes et finement découpées. Elles sillonnent le fleuve par centaines de milliers, poussées par le vent qui gonfle leurs toiles. Leur défilé ne s'arrête jamais ; elles sont comme les flots du Nil : il en vient toujours, toujours. À chaque détour du fleuve il en apparaît de nouvelles. Elles sont les hôtes de ce fleuve qui les aime et qui les porte à leur but. Elles glissent doucement, comme de grands oiseaux blancs qui voleraient à la surface, qui se laisseraient emporter avec une heureuse quiétude. Elles sont comme les esprits familiers de ce vieux Nil qui garde tant de mystères, qui a vu passer tant de religions, tant de races, tant de conquérants, qui a vu naître et déchoir tant d'empires. Elles descendent le fleuve, portant des chargements de marchandises et d'hommes, empilés les uns sur les autres ; elles sont si lourdes qu'elles s'enfoncent dans l'eau bourbeuse, que leur bord rase le flot, qu'elles donnent l'impression d'une submersion prochaine. (...)
Le Nil, lui aussi, aime les routes tortueuses. On dirait qu'il a peur de se perdre dans la mer, qu'il fait tous les détours possibles pour allonger son parcours, pour reculer l'engloutissement final. Il va de droite à gauche pour revenir de gauche à droite. On met des heures pour passer devant telle colline qui est extrêmement proche. Des grands lacs équatoriaux à la mer, il ne cesse de faire l'école buissonnière, d'esquiver la voie la plus courte. Par suite de ces sinuosités, les barques qui vont en sens inverse, réapparaissent souvent tout près de nous, derrière une bande de terre plus étroite, comme si elles avaient passé dans quelque autre fleuve coulant parallèlement. On aperçoit seulement les voiles blanches qui surgissent au milieu des palmiers, au-dessus d'indigènes travaillant aux champs, courbés vers le sol, le dos brûlé par le soleil.
Ces visions prennent parfois une apparence de magie. On se croirait dans un décor de théâtre."
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