lundi 1 novembre 2021

" Les Ramsès voulaient des sanctuaires inviolables, une paix profonde assurée pour l'éternité" (Charles Beaugé)

Biban el-Moulouk (Vallée des tombeaux des rois) / H[enri] Duval ;
[photogr. reprod. par A. Cintract pour la] Société de géographie (source : Gallica)

"La Thèbes de la rive droite du fleuve a les ruines de Karnak ; la Thèbes de la rive gauche a la vallée des Rois. Les grands pharaons des premières dynasties ont voulu pour tombeaux des pyramides géantes, amas de blocs énormes dont le centre serait occupé par leur sarcophage, dérobé aux vivants par une masse de granit épaisse de plus de cent mètres. Plus tard, d'autres ont bâti des monuments auxquels on accédait par d'interminables avenues de sphinx. Les Ramessides ont eu plus d'orgueil. Ils ont pris ce qu'il y avait de plus durable, de plus colossal : des montagnes. Ils ont choisi les monts rougeâtres du Libyan et ils y ont creusé leurs tombes jusqu'à des profondeurs inouïes, fiers de ces nécropoles impérissables ne redoutant que la destruction finale.
Pour parvenir à ces tombes, pas de chemin bordé de sphinx ou de béliers, mais un vestibule gigantesque de quatre kilomètres, une vallée tortueuse, sèche, aride, tournant dans tous les sens, flanquée de rocs, de pics et de sables, aboutissant à un creux fermé par un mont pointu dressé vers le ciel, pareil à une pyramide à degrés. Un fleuve semble avoir passé là dans les temps préhistoriques, et tracé cette vallée entre les collines sauvages. Son lit sert de route pour aller aux tombes de Ramsès. Du sable, des cailloux, des morceaux de rochers en remplissent le fond.
Des deux côtés, les parois des monts s'élèvent comme des murailles, successivement grises, noires, blanches, rouges, suivant la nuance de la terre et du sable, frappées toutes par les mêmes rayons de feu qui les brûlent depuis des siècles, toujours resplendissantes, malgré leur sécheresse, toujours colorées par ce même astre qui règne en souverain sur ces lieux désolés et qui leur donne un aspect fantastique et plein de majesté. On sent que l'on ne peut marcher vers des vivants, que seuls des morts, et de grands morts, doivent être ensevelis dans les montagnes auxquelles aboutit cet étrange défilé. La tranquillité éternelle est bien là, dans ce site où reposèrent des corps illustres. Les Ramsès voulaient des sanctuaires inviolables, une paix profonde assurée pour l'éternité.
Ils les eurent longtemps, malgré les barbares envahisseurs, malgré les conquérants. Mais ils avaient compté sans les savants, sans les chercheurs, qui troublèrent le repos de ces pharaons morts, pénétrèrent un jour dans les tombeaux mystérieux, enlevèrent les momies sacrées et les lourds sarcophages. La montage n'abrite plus aujourd'hui que l'âme de ces morts.
Les rochers de la route, qu'aucune herbe n'égaie, prennent devant l'œil rêveur toutes les formes, tous les aspects. Est-ce un mirage, une illusion, est-ce la réalité ? On croit voir parfois, taillé dans le roc, un de ces sphinx à la face impassible, comme l'Égypte en recèle. La nuit, la vallée paraît hantée par des spectres. Le jour, la chaleur est surnaturelle. Les rayons brûlants du soleil, renvoyés par les parois de sable, en font une fournaise. On éprouve l'accablante sensation d'être plongé dans le royaume du feu. Au bout de cette gorge morne et silencieuse sont les hypogées royaux, ceux de Seti Ier, de Menephtah, de Siphtah, d'Aménophis, de Thoutmosis et de neuf Ramsès. Tous s'ouvrent par un couloir très long, s'enfonçant dans la montage en pente douce, aux parois couvertes de peintures symboliques très bien conservées puis viennent les chambres saintes, dont la dernière garde le sarcophage.
La longueur des hypogées varie suivant la longueur des règnes, chaque pharaon ayant, dès son avènement, fait commencer les travaux qui devaient porter la chambre de sépulture le plus loin possible dans les entrailles de la montagne. Là encore, comme à Karnak, l'œuvre humaine est colossale. Le pharaon qui découvrit cette retraite précédée de ce défilé sinueux, aux abords farouches, et qui la désigna pour la nécropole des rois de sa dynastie, fut un homme de génie, un penseur et un artiste.
Que devaient être ces funérailles royales, où des processions innombrables serpentaient sous un soleil torride, à travers les courbes ravagées de cette route qui menait, entre des rochers géants, vers ces tombes souterraines, creusées dans les flans de la montage mystérieuse ? (...)
Le cirque dans lequel sont les tombeaux royaux paraît sans issue. Il semble que le voyageur doive s'en retourner vers la ville morte par l'immense vestibule qui l'a conduit jusqu'à la montagne sépulcrale. Un étroit sentier gravit cependant la colline sainte, aboutit au sommet du Libyan, d'où l'on domine tout le massif rocheux ; par une échancrure de sable, on aperçoit le Nil qui miroite au loin entre les cultures vertes, emprisonnées elles-mêmes entre deux mornes déserts. Par un puissant effet de lumière, jaillissant du contraste de ces eaux paisibles et de ces sables rongés par le soleil, le fleuve qui serpente dans les terres apparaît, bleu comme le ciel qui le domine. Cette large bande d'un azur fin repose la vue, cause une sensation de douceur bienfaisante qui atténue l'impression de désolation grandiose montant des immenses plaines arides où ne se dressent que des ruines gigantesques. Le long ruban pâle du Nil semble un morceau de ciel détaché épandu sur un fond de sable doré.
La vue embrasse tout ce qui reste de Thèbes, la cité illustre."


extrait de À travers la Haute-Égypte, vingt ans de souvenirs, 1923, par Charles Beaugé (18...-19...). Cet ingénieur divisionnaire aux chemins de fer de l'État égyptien, à Assiout, a passé vingt années consécutives en Haute-Égypte et, à ce titre, il revendique une "stricte exactitude" de ses observations.

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