lundi 15 novembre 2021

L'originale et attachante beauté de l'Égypte, par Firmin Van den Bosch

On the Banks of the Nile, by Johann Jakob Frey (1813-1865)

"Pour avoir tant de fois cheminé à l'ombre des mausolées triangulaires des rois de Memphis ou sous les voûtes souveraines de ces lieux de prières pour géants que sont les temples de Karnak, de Louxor, d'Abydos et de Denderah, pour avoir contemplé tant de fois les obélisques dressant vers l'azur leur défi à la destruction, et pour m'être si souvent assis de longues heures, pendant les nuits d'améthyste, devant le masque camus et lunaire du Sphinx, j'ai compris que l'art des pharaons fut surtout un art de grandeur massive et de hautaine majesté et que le don qu'il fait est une sorte d'exaltation purement cérébrale devant ses appels solennels et tenaces à l'immortalité. 
"Pour que mon nom vive à jamais" a inscrit sur son obélisque, toujours debout parmi les vestiges de Karnak, la reine Hatassou, ambitieuse, rude et perverse pharaon-femme. Et ce sont ces mots que répètent à leur tour tous ces pylônes, toutes ces statues, toutes ces colonnes qui, depuis des millénaires, affirment, dans le néant du désert, la contemplation de la mort et la fièvre de la survivance.
Grand art, certes, mais qui ne parle qu'à l'intelligence, sans toucher le cœur.
C'est dans le mystère des vieilles mosquées qu'il faut chercher un aliment à la sensibilité et ces nuances d'art qui procurent de douces vibrations intérieures. L'art arabe est le visage songeur et apaisé de l'Islam et qui contraste si étrangement avec son autre visage de volonté farouche et têtue. Ici, tout est calme, paix, symphonie harmonieuse de couleurs, élégante simplicité de lignes, une beauté où rien n'écrase et qui est comme l'illustration du silence ponctué par le lent égouttement de la fontaine aux ablutions.
C'est à l'heure surtout où le mauve crépuscule descend sur la cité que cet art arabe revêt sa véritable faculté d'émotivité. C'est une chanson qui berce avec toute la douceur du nirvanâ. Il y a, épais dans l'air, un rêve sur lequel ne pèse pas l'impitoyable et dur ananké que dispense l'art pharaonique, mais une sorte de résignation très douce à la destinée.
L'art pharaonique commande aux intelligences ; l'art arabe s'incline, avec tant de grâce émue, vers les sensibilités.
Le pèlerin de Beauté est requis encore, en Égypte, par d'autres aspects. Et ceux-là relèvent plus directement de la vie journalière et ambiante, et, sous l'éclatant soleil et l'implacable azur, déroulent les pages d'un livre d'images du plus étincelant pittoresque...
Et ces images sont d'une telle qualité picturale qu'elles ont toujours déconcerté et découragé les transpositions de l'art.
Barques aux formes éternelles, tendant à la brise, sur les frisottis du Nil, leurs voiles triangulaires ; théorie de chameaux cheminant le long de la berge ocrée et détachant, en violent relief, sur la pourpre du couchant, une mouvante frise ; femmes du peuple, aux amples robes noires, descendant lentement vers le fleuve, la cruche à l'épaule, en des attitudes hiératiques de porteuses d'amphore ; cortège de notables, aux allures graves, et dont les riches galabiehs chantent, dans la triomphale lumière, l'hosanna de toutes les tonalités ; au fond ombreux des bazars, chauds miroitements des cuivres, reflets moirés des tapis, et ces marchands de parfums, assis derrière le comptoir comme des grands prêtres des "odeurs suaves", et, aux jours où la foule se rue vers la chimère, remous intenses de peuple qui charrient à la fois de la violence et de la couleur !
Au touriste qui, au pas de course, traverse l'Égypte d'Alexandrie à Assouan, si vous demandez, à son retour au foyer, la vision artistique qu'il a emportée, il vous parlera pêle-mêle d'un temple aux colonnes gigantesques se profilant en puissance sur l'or des sables, ou d'une mosquée aux architectures délicates baignant, dans une fraîcheur exquise, le chatoiement nacré ou azuré de ses arabesques.
Mais il lui échappera presque toujours qu'entre ces deux formes de Beauté il y a plus qu'une solution de continuité, une cassure nette due aux remous de l'Histoire.
L'art pharaonique est un art autochtone, né du sol même d'où il a surgi ; l'art arabe est un art importé et qui s'est, du reste, adapté et incorporé admirablement aux ambiances.
Mais aucun contact entre ces deux arts, aucun concept commun, aucune similitude d'inspiration, aucune ressemblance d'exécution.
Une grande tradition est morte, et une autre est née qui lui est totalement étrangère et qui n'a de fraternel avec elle que d'être autrement mais également belle.
Désordre ? Oui, un beau désordre, dû aux événements politiques, qui apparaît vraiment comme un "effet de l'art" et qui donne au visage esthétique de l'Égypte son originale et attachante Beauté...
Et par-dessus tout, le désert, le désert qui partout enserre l'Égypte et demeure son grand patrimoine inviolé de Beauté ! Absurde légende que sa prétendue monotonie ! Il est le royaume d'une féerie toujours renouvelée, où, sous la chevauchée des nuages, les rayons et les ombres se livrent des combats inédits. Son aride végétation, d'une si surprenante et changeante variété, est comme un dur chemin qui conduit vers les oasis, refuges de verdure, d'eau vive et d'ombre qui sont les haltes reposantes de l'immensité et où se dressent, au seuil, en gestes d'accueil, les chefs bédouins drapés dans la blancheur des burnous, à la manière de statues antiques..
Égypte, terre des beautés diverses et multiples, somptueuse et frissonnante palette où toutes les couleurs se mêlent, ton souvenir demeure, pour qui te quitte, le viatique d'art de sa destinée."


extrait de L'Art Vivant, revue bi-mensuelle des amateurs et des artistes éditée par Les Nouvelles Littéraires, 5e année, n° 97, 1er janvier 1929, par Firmin Van den Bosch (1864-1949), magistrat et écrivain belge ayant participé activement à la vie artistique de l'Égypte, procureur général aux Juridictions internationales, fondateur et président des 'Amis de l'Art' à Alexandrie où il vécut vingt ans.

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