"Nous sommes sujets, en France, à un singulier phénomène d'optique : plus une contrée se trouve rapprochée de nous, plus elle nous apparaît sous un faux jour, et, si notre examen se prolonge, notre erreur prend, sans peine, des proportions gigantesques.
Nos idées générales sur l'Égypte offrent un exemple frappant de ce travers de jugement. Il y a peu de pays dont on ait tant parlé, tant écrit, et, néanmoins, sur les événements les plus simples, dont la terre des khédives est journellement le théâtre, des énormités s'impriment dans les organes les plus autorisés de la presse française et s'accréditent sans discussion dans l'opinion publique.
D'un autre côté, peu de lecteurs daignent se donner la peine d'étudier et de rétablir dans leur entière vérité des faits aperçus à travers le prisme de nos préjugés, où, au milieu des émotions d'un chauvinisme presque toujours mal entendu.
Nos errements tiennent en effet à des raisons multiples.
Peu habitués à voyager, dès qu'il faut affronter quatre ou cinq jours de traversée, nous préférons juger les peuples voisins d'après nous-mêmes.
C'est généralement un honneur que nous leur accordons, mais nous devrions pourtant admettre que des races, absolument différentes de la grande famille latine, peuvent avoir le mauvais goût de ne pas penser, de ne pas vivre, de ne pas agir, ainsi que nous le faisons nous-mêmes.
Puis, en fait d'histoire, nous aimons à nous en tenir aux données recueillies distraitement sur les bancs de l'école ou dans les lectures hâtives de notre existence fiévreuse ; notre connaissance des pays étrangers, même les plus voisins, se bornent donc, pour beaucoup d'entre nous, aux banalités des guides des voyageurs.
Enfin, tous les écrivains qui se sont aventurés en Égypte étaient, soit des savants, soit des fantaisistes.
Les égyptologues ont déchiffré les rébus hiéroglyphiques, ils les ont commentés et même - au besoin - inventés, mais ils ont toujours eu soin de se tenir hors de la portée des profanes.
Les fantaisistes, poètes pour la plupart, ou romanciers, ont créé un Orient spécial qui existe seulement dans leur imagination surchauffée par un soleil ardent, hantée par des visions légères de houris ou d'aimées.
Quant aux diplomates et aux journalistes, ils appartiennent à un clan plus terre à terre, et, nous décrivent le pays en partant d'une opinion faite d'avance, en suivant une ligne de conduite toute tracée par les obligations diplomatiques ou par les exigences du journal.
Nos croquis n'auront qu'une prétention, et, si ce n'est pas trop dire - un mérite - celui de la vérité.
Avec la plus grande impartialité, nous nous attacherons simplement à essayer de détruire les absurdes fantaisies qui, à force d'avoir été ressassées, ont pris les allures d'axiomes incontestables.
Ni poètes ou savants : ni optimistes ou pessimistes, - vrais.
"Pas de pays plus riche que l'Égypte ! Pas de peuple plus indolent que l'Égyptien !" se sont écriés tous les publicistes - ou presque tous - avec une entente d'autant plus touchante, qu'elle est plus rare.
Les deux qualificatifs sont complètement erronés. Pour s'en apercevoir, et bientôt s'en convaincre, il suffit au voyageur, le moins enclin à l'observation, de monter dans un wagon du chemin de fer - allemand, mais confortable - qui fait le service entre Alexandrie et le Caire.
Il y a deux panoramas bien distincts, bien différents l'un de l'autre : celui du Delta, et celui de la moyenne Égypte.
D'abord, à perte de vue, des champs verts sous l'enchevêtrement des canaux.
Près de la voie ferrée, ici, une mosquée au dôme en moitié d'orange ; là, une cheminée de haut fourneau ; plus loin une sakièh qui, en grinçant, élève l'eau nécessaire à l'arrosage ; partout dans la verdure, un fourmillement d'hommes, de femmes, d'enfants qui défrichent, ensemencent, arrosent, moissonnent.
Un jour d'interruption dans ce labeur infernal, c'est la gerbe qui jaunit, brûlée : c'est le champ qui se crevasse, desséché !
Dans le lointain, le reflet gris-bleuté d'un grand lac !
Cette Égypte-là est fertile ; mais, au prix de combien d'efforts, de difficultés, d'alternatives et d'inquiétudes ! Brûlé par une chaleur torride, sans un moment de sieste, il faut que le paysan lutte perpétuellement pour le pain quotidien.
À la ville, c'est le même tableau.
Un fouillis d'hommes, de femmes, d'enfants se livrant à tous les petits commerces des rues. Fruits, légumes, arachides grillées passent et repassent dans les éventaires, en équilibre sur la tête des marchands.
Des gamins suivent et pressent en courant leurs ânes loués pour plusieurs heures.
Dans la maison en construction, le père de famille utilise tous les bras de sa smala.
Dans les fabriques, jamais les machines ne s'arrêtent, et, pour un salaire infime, les équipes d'ouvriers se succèdent en se partageant les vingt-quatre heures du jour.
Voilà cependant le peuple auquel nous avons fait un renom d'indolence.
Poursuivons notre excursion.
Nous avons dépassé Tantah, où des foires colossales amènent deux fois par an, et par centaines de mille, tous les petits commerçants du pays.
Le Caire apparaît ! et, déjà sur l'horizon immense se détache une ligne jaunâtre : c'est le désert, le sable, le néant.
Plus d'eau !
Rien ne pousse, que quelques racines rabougries de tamarins rampant sur la poussière.
Plus de culture !
Rien ne subsiste, que les rares bouquets de palmiers desséchés sur pieds.
À l'infini s'étend, désolé, presque lugubre, l'océan d'ocre, où les pieds des chameaux enfoncent comme embourbés, et sur lequel surgissent les triangles inégaux des Pyramides, témoins muets d'un temps préhistorique, où ce sable a dû être cultivé, couvert d'une population énorme, qui a pu seule arriver à entasser les blocs gigantesques du tombeau de Képhren.
À partir du Caire, aussi loin que nous remonterons vers le centre de l'Afrique, aussi loin que s'étendra l'Égypte, bien au-delà de Wadi-Halfa, cette frontière scientifique inventée par l'Angleterre, car de borne naturelle au sud, le pays n'en a pas, le tableau sera le même.
La frontière naturelle, ce n'est en effet, ni Berber, ni Korosko, c'est la ligne au delà de laquelle la barbarie et le désert défendent aux percepteurs de taxes de pénétrer.
Aussi haut qu'on voudra s'aventurer, l'aspect général du pays, c'est le panorama que tous les touristes vont admirer de Hélouan, cet Enghien des Cairotes.
Deux énormes nappes de sable jaune s'allongent, coupées par un filet étincelant, - le Nil - que bordent deux étroits lisérés d'un vert sombre - les terres cultivées.
Voilà le pays dont la fertilité est si vantée par les faiseurs de rapports officiels : deux bordures verdoyantes et le Fayoum, - un point vert, - dans la poussière aveuglante du désert."
extrait de Croquis égyptiens, 1887, par S. de Chonski, rédacteur-directeur du service des affaires étrangères au journal Le Constitutionnel.
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