"M. Roland avait eu d'abord l'intention de remonter le Nil par sa rive gauche ; M. Dupré l'avait déterminé à prendre d'abord la rive droite, afin de revenir par la chaîne libyque ; mais la rencontre du Mamlouk Mohammed l'avait ramené à son premier plan, tant son ancienne connaissance l'avait pressé de se rendre à Fayoûm, où , disait-il, il ferait préparer d'avance tout ce qui lui serait nécessaire pour faire son voyage avec sûreté, commodité et agrément. M. Roland céda d'autant plus aisément, que ce changement, approuvé d'ailleurs par M. Dupré , s'accordait avec ses premières idées ; et l'homme le moins attaché à son opinion, on le sait, n'est jamais fâché de la voir adopter par les autres ; seulement il fut convenu qu'on mettrait à profit les jours qui restaient du mois de décembre pour visiter toutes les villes du Delta. Dès le lendemain, nos trois voyageurs prirent la route de Damiette.
- Nous voici, dit M. Roland, après deux ou trois heures de marche, dans le plus beau pays de l'Égypte et notamment du Delta, entre les deux principales branches du Nil. Vous voyez devant vous et autour de vous un pays plat sans montagnes, coupé en tous sens de canaux qui répandent la fertilité sur leurs rives ; cette végétation si active, qui dans le court espace de quatre mois doit produire trois récoltes, est un vrai prodige qui tous les ans se renouvelle. Quelles délicieuses campagnes, quels jardins d'Armide ne ferait-on pas en France, en Angleterre avec ce terrain, ce climat et ce fleuve ! Au reste , il n'en est pas de même dans le Delta extérieur, c'est-à-dire au delà des deux branches du Nil, à l'orient et à l'occident ; car des deux côtés l'Égypte est gardée par des déserts.
- Je conçois maintenant, dit Firmin, ce que vous m'avez un jour expliqué : comment il a pu se faire que le Delta ait été produit par le dépôt successif des limons du Nil et la retraite des eaux de la mer.
- Ah ! s'écria Edmond , c'est une plaisanterie que vous voulez me faire. Quoi, ce pays sur lequel je vois tant de villes modernes et tant de ruines de villes anciennes, ce pays aurait été couvert autrefois par les eaux de la mer !
- Je crois, répliqua M. Roland, qu'on n'en saurait douter, quand on compare tous les témoignages. L'ancienne Heptanomides, c'est-à-dire le Vostani ou moyenne Égypte, offre de frappants vestiges du séjour de la mer ; dans les vallées de la Thébaïde ou Saïd, on remarque, à la hauteur de plusieurs coudées, d'immenses lits de coquillages marins ; ces coquillages forment aussi la base de plusieurs montagnes de la chaîne libyque ; d'un autre côté, le Nil dépose tous les ans sur le sol qu'il inonde une couche épaisse de limon ; son lit, vers ses embouchures, perd sensiblement de sa profondeur ; les terres qu'il charrie, refoulées par les vagues, forment entre Rosette et Damiette des barres qui interceptent l'entrée du fleuve et le passage des navires : toutes ces considérations, réunies aux récits des anciens historiens, semblent prouver jusqu'à l'évidence que le sol, élevé progressivement par les terres que le fleuve dépose, a vu peu à peu les eaux de la mer se retirer.
Hérodote dit formellement que le terrain de l'Égypte est un présent du Nil ; la mer, suivant lui, s'étendait originairement jusqu'à Memphis. Il a vu des coquillages incrustés dans les rochers voisins de cette ville. Il a vu aussi, scellés aux murailles, des anneaux auxquels on amarrait les vaisseaux. Aristote s'exprime d'une manière non moins positive ; Homère assure que de son temps l'île de Pharos, que les Lagides joignirent au continent par une chaussée, était séparée de l'Égypte de tout l'intervalle qu'un vaisseau peut franchir en un jour. Les historiens arabes prétendent que les premiers Pharaons régnaient à Syène, dont la mer baignait les murailles ; ils ajoutent que la mer s'étant insensiblement retirée, les terrains qu'elle laissa découverts se chargèrent des limons du Nil, ce qui les fertilisa en les exhaussant. Or nous savons que les Arabes n'écrivaient guère l'histoire que sur les traditions locales, et parmi les traditions de l'Orient, l'une des plus répandues se rapporte à la retraite successive des eaux de la mer et à l'établissement des premières peuplades égyptiennes sur les hauteurs de la Thébaïde.
Les Coptes ne doutent pas que le Delta ne fût un bas-fond, que les limons du Nil ont peu à peu comblé. Ils attribuent à Joseph le dessèchement de cette contrée au moyen des canaux qu'il creusa et des digues par lesquelles il contint les eaux du fleuve. Les prêtres d'Héliopolis, malgré leurs pré-tentions à une antiquité sans limites, apprirent à Hérodote, qu'au temps du roi Mœris, tout le Delta était couvert par le Nil dès que la crue était de huit coudées ; et, comme à l'époque où l'historien grec se trouvait en Égypte la crue devait être de quinze coudées, il en conclut que, dans les neuf siècles qui s'étaient écoulés depuis le roi Mœris, le sol s'était élevé de sept coudées. L'existence de débris marins aux environs de l'ancienne Memphis est encore un fait avéré.
Je pourrais ajouter beaucoup de preuves, beaucoup de raisonnements à ce que je ne fais qu'énoncer ; mais ce n'est pas ici le lieu : non erat hic locus, et je n'oublie pas le précepte de Plaute ; je me contente de dire que je regarde comme un point constant que l'Égypte, et principalement le Delta, ont été couverts par les eaux dans les premiers âges, et que le Nil profitant pour s'étendre de leur retraite progressive, en a exhaussé le sol par le dépôt périodique des sables et des terres qu'il entraîne dans les débordements."
extrait de Firmin, ou Le jeune voyageur en Égypte, par Jules Lacroix de Marlès (17..-1850?), écrivain catholique et historien français du XIXe siècle. Il est l'un des principaux rédacteurs de l'Encyclopédie Catholique.
- Nous voici, dit M. Roland, après deux ou trois heures de marche, dans le plus beau pays de l'Égypte et notamment du Delta, entre les deux principales branches du Nil. Vous voyez devant vous et autour de vous un pays plat sans montagnes, coupé en tous sens de canaux qui répandent la fertilité sur leurs rives ; cette végétation si active, qui dans le court espace de quatre mois doit produire trois récoltes, est un vrai prodige qui tous les ans se renouvelle. Quelles délicieuses campagnes, quels jardins d'Armide ne ferait-on pas en France, en Angleterre avec ce terrain, ce climat et ce fleuve ! Au reste , il n'en est pas de même dans le Delta extérieur, c'est-à-dire au delà des deux branches du Nil, à l'orient et à l'occident ; car des deux côtés l'Égypte est gardée par des déserts.
- Je conçois maintenant, dit Firmin, ce que vous m'avez un jour expliqué : comment il a pu se faire que le Delta ait été produit par le dépôt successif des limons du Nil et la retraite des eaux de la mer.
- Ah ! s'écria Edmond , c'est une plaisanterie que vous voulez me faire. Quoi, ce pays sur lequel je vois tant de villes modernes et tant de ruines de villes anciennes, ce pays aurait été couvert autrefois par les eaux de la mer !
- Je crois, répliqua M. Roland, qu'on n'en saurait douter, quand on compare tous les témoignages. L'ancienne Heptanomides, c'est-à-dire le Vostani ou moyenne Égypte, offre de frappants vestiges du séjour de la mer ; dans les vallées de la Thébaïde ou Saïd, on remarque, à la hauteur de plusieurs coudées, d'immenses lits de coquillages marins ; ces coquillages forment aussi la base de plusieurs montagnes de la chaîne libyque ; d'un autre côté, le Nil dépose tous les ans sur le sol qu'il inonde une couche épaisse de limon ; son lit, vers ses embouchures, perd sensiblement de sa profondeur ; les terres qu'il charrie, refoulées par les vagues, forment entre Rosette et Damiette des barres qui interceptent l'entrée du fleuve et le passage des navires : toutes ces considérations, réunies aux récits des anciens historiens, semblent prouver jusqu'à l'évidence que le sol, élevé progressivement par les terres que le fleuve dépose, a vu peu à peu les eaux de la mer se retirer.
Hérodote dit formellement que le terrain de l'Égypte est un présent du Nil ; la mer, suivant lui, s'étendait originairement jusqu'à Memphis. Il a vu des coquillages incrustés dans les rochers voisins de cette ville. Il a vu aussi, scellés aux murailles, des anneaux auxquels on amarrait les vaisseaux. Aristote s'exprime d'une manière non moins positive ; Homère assure que de son temps l'île de Pharos, que les Lagides joignirent au continent par une chaussée, était séparée de l'Égypte de tout l'intervalle qu'un vaisseau peut franchir en un jour. Les historiens arabes prétendent que les premiers Pharaons régnaient à Syène, dont la mer baignait les murailles ; ils ajoutent que la mer s'étant insensiblement retirée, les terrains qu'elle laissa découverts se chargèrent des limons du Nil, ce qui les fertilisa en les exhaussant. Or nous savons que les Arabes n'écrivaient guère l'histoire que sur les traditions locales, et parmi les traditions de l'Orient, l'une des plus répandues se rapporte à la retraite successive des eaux de la mer et à l'établissement des premières peuplades égyptiennes sur les hauteurs de la Thébaïde.
Les Coptes ne doutent pas que le Delta ne fût un bas-fond, que les limons du Nil ont peu à peu comblé. Ils attribuent à Joseph le dessèchement de cette contrée au moyen des canaux qu'il creusa et des digues par lesquelles il contint les eaux du fleuve. Les prêtres d'Héliopolis, malgré leurs pré-tentions à une antiquité sans limites, apprirent à Hérodote, qu'au temps du roi Mœris, tout le Delta était couvert par le Nil dès que la crue était de huit coudées ; et, comme à l'époque où l'historien grec se trouvait en Égypte la crue devait être de quinze coudées, il en conclut que, dans les neuf siècles qui s'étaient écoulés depuis le roi Mœris, le sol s'était élevé de sept coudées. L'existence de débris marins aux environs de l'ancienne Memphis est encore un fait avéré.
Je pourrais ajouter beaucoup de preuves, beaucoup de raisonnements à ce que je ne fais qu'énoncer ; mais ce n'est pas ici le lieu : non erat hic locus, et je n'oublie pas le précepte de Plaute ; je me contente de dire que je regarde comme un point constant que l'Égypte, et principalement le Delta, ont été couverts par les eaux dans les premiers âges, et que le Nil profitant pour s'étendre de leur retraite progressive, en a exhaussé le sol par le dépôt périodique des sables et des terres qu'il entraîne dans les débordements."
extrait de Firmin, ou Le jeune voyageur en Égypte, par Jules Lacroix de Marlès (17..-1850?), écrivain catholique et historien français du XIXe siècle. Il est l'un des principaux rédacteurs de l'Encyclopédie Catholique.