jeudi 25 octobre 2018

Visite de l'Égypte : quand on ne sait plus à quel guide se vouer, par Hippolyte Isidore Joseph Stacquez

le duc de Brabant en Égypte
"Bien des relations nous ont été données sur l'Égypte, la Basse-Nubie et le Sinaï ; cependant, après les avoir lues, nous sommes loin d'avoir de ces contrées une idée qui nous satisfasse. Je dirai plus, nous nous demandons si les auteurs ont bien visité les mêmes lieux, observé les mêmes peuples.
Cette diversité dans les descriptions, dans les appréciations, provient de plusieurs causes. Celle sur laquelle je dois particulièrement appeler l'attention, c'est que beaucoup de ces ouvrages n'ont été écrits, du moins en partie, que d'après des renseignements plus ou moins erronés. Qu'on ne pense pas qu'un nom illustre, une brillante réputation, soient toujours ici une garantie suffisante. J'aurai l'occasion de démontrer que de graves inexactitudes peuvent se glisser dans les récits des plus grandes célébrités. Malheureusement, bien des hommes, même ceux qui sont le plus haut placés dans la science, aiment à ne produire que des œuvres complètes, et hésitent devant cet aveu de n'avoir pas une connaissance entière du sujet qu'ils traitent. 
Mais le voyageur qui visite des pays d'une grande étendue et d'une exploration difficile, ne peut certainement pas tout voir ; il importerait donc qu'il déclarât quelles sont les parties qu'il ne décrit que d'après des renseignements qui lui ont été fournis. Or, nous savons tous quel degré de confiance on doit accorder à des renseignements, même lorsqu'ils nous sont donnés par des personnes de bonne foi et en position de connaître la vérité. 
Je ne saurais exprimer combien plusieurs fois pendant mon voyage, grand a été mon étonnement à la vue d'un monument, d'une localité, que je trouvais tout différents de ce que je me les étais figurés d'après les descriptions qui m'en avaient été faites, d'après ce que j'avais pu en lire dans des ouvrages très sérieux. Ainsi, il m'avait été assuré que les fontaines de Moïse ne méritaient pas d'être visitées, que je ne trouverais que quelques mares infectes. J'ai voulu les voir, néanmoins, parce que ce n'est pas la beauté des lieux qui doit attirer le voyageur dans ces contrées, mais les souvenirs qu'ils rappellent. Je dois déclarer que j'ai été agréablement trompé dans mon attente, car ces fontaines sont situées dans une délicieuse oasis, et leur eau n'est pas aussi mauvaise qu'on l'avait prétendu. Ce qui a augmenté mon étonnement à la vue de cette station si célèbre dans l'histoire du peuple de Dieu, c'est qu'il est évident que les auteurs de la plupart des ouvrages qui en donnent une description, ne l'ont jamais vue et ont puisé aux plus mauvaises sources.
Le Sinaï n'a pas été pour moi, un moindre sujet d'étonnement. Je me le représentais tout autre que je ne l'ai trouvé, et cela parce que j'avais été induit en erreur par des descriptions, des renseignements que j'avais crus exacts et sincères.
Une seconde cause de la diversité dans les descriptions, dans les appréciations des lieux, des hommes, des institutions, etc., c'est le point de vue où sont placés les observateurs. Notre appréciation, en effet, dépend beaucoup de nos idées préconçues, de certaines préventions. Ainsi, nous sommes portés à voir sous de sombres couleurs tout ce que nous rencontrons chez ceux avec lesquels nous sommes en rivalité d'opinions, de croyances. On comprend que, dans de semblables conditions, les froissements sont inévitables, et qu'une confiance entière peut difficilement s'établir. Chacun s'aborde avec circonspection, quelquefois même avec le désir de trouver matière à la critique. Certaines particularités de mon voyage m'ont convaincu que cette cause est puissante et fréquente.

Pour visiter les contrées dont je vais donner une description, le voyageur rencontre parfois tant de difficultés que son exploration est nécessairement incomplète et superficielle. L'ignorance des langues, la défiance, la curiosité des habitants, sont de véritables obstacles qui s'opposent à ce qu'il puisse se livrer à une étude sérieuse et suffisante, des sites , des monuments, des hommes, des usages, etc. En effet, partout où il passe, dans toutes les localités où il s'arrête, il se voit environné, suivi, importuné. (...)

L'Égypte, la Basse-Nubie sont des contrées qui peuvent toujours offrir au voyageur matière à des découvertes, à des considérations nouvelles. Des monuments qui existaient encore, il y a moins d'un demi-siècle, sont renversés ; on en découvre tous les jours de nouveaux. Les sables du désert, la main de l'homme font promptement disparaître ce qu'on croirait devoir longtemps encore rester des sujets d'étude et d'admiration. Lorsque nous avons visité le temple de Sérapis de Memphis, depuis peu d'années seulement, il avait été découvert et déblayé , et cependant nous le trouvâmes déjà de nouveau ensablé. Le vieux temple situé aux pieds des pyramides de Gizèh est une découverte toute récente. Pendant que nous étions à Thèbes, on mettait au jour un grand tombeau dont on avait jusqu'alors ignoré l'existence."


extrait de L'Égypte, la Basse Nubie et le Sinaï, 1865, par
Hippolyte Isidore Joseph Stacquez, médecin du duc de Brabant, historiographe du second voyage que fit en Égypte son altesse royale entre 1862 et 1863 

"Dans la série des productions artistiques de l'Égypte, l'art de l'ancien Empire est assurément le plus grand, le plus beau" (Émile Soldi)

Statue de Khéphren Ancien Empire - photo de Jon Bodsworth
"Si l'art égyptien, considéré dans son ensemble, offre ce caractère d'uniformité qui frappe tout d'abord ; si, quoique majestueux et grandiose souvent, il reste dans ses traits généraux, primitif, imparfait, parfois presque enfantin, ce n'est pas, à notre avis, parce qu'il reste enveloppé dans une tradition mystérieuse et sacrée qui aurait présidé à sa naissance et dompté son essor, ce n'est pas parce qu'il obéit à des rythmes religieux, à des prescriptions sacerdotales et immuables. 
Non, c'est surtout en lui-même, c'est dans les conditions de sa vie propre, c'est avant tout dans le milieu où il naît, dans les procédés et dans les matériaux qu'il emploie, qu'il faut chercher l'explication de cet art particulier, bizarre, isolé de tous les autres, et dans ses variations successives toujours semblable à lui-même. 
Ce qui l'empêche de jamais se développer au delà d'un certain point, ce n'est pas, autant qu'on le croit, l'influence du prêtre : ce sont les révolutions qui sans cesse le ramènent à son point de départ ; ce n'est pas le prêtre non plus qui impose à l'artiste telle attitude, tel mouvement, telle naïveté : c'est l'imperfection de l'outil, marteline ou ciseau ; c'est la dureté de la matière, basalte ou porphyre. 
Certes, nous ne nions pas en Égypte l'action terrible de la domination sacerdotale, mais cette domination ne fait que tardivement ressentir à l'art ses effets. Elle contribue, il est vrai, en isolant l'Égypte, en embaumant le pays entier comme les momies de ses rois et de ses habitants, à priver l'art d'éléments essentiels à sa vie et à son expansion. Mais à l'époque où naît la sculpture égyptienne, au début de l'ancien Empire, nous ne voyons pas trace de prépondérance religieuse. L'art de cette période est un art libre, vivant, progressif : et cependant il offre déjà les mêmes caractères généraux qu'il offrira plus tard. Les autres périodes ne feront qu'imiter celle-là, sans l'égaler cependant. Dans la série des productions artistiques de l'Égypte, l'art de l'ancien Empire est assurément le plus grand, le plus beau, celui qui touche le plus près à la perfection relative."

extrait de La sculpture égyptienne, 1876, par Émile Soldi (1846-1906),
sculpteur, médailleur et historien de l'art français

mercredi 24 octobre 2018

"Un peuple qui semblait ne travailler que pour l'immortalité" (Claude Etienne Savary, à propos de l'Égypte ancienne)

Temple hypèthre dans l'île de Philæ, photo de Bonfils
"Les voyages sont l'école la plus instructive de l’homme. C'est en voyageant qu'il peut apprendre à connaître ses semblables ; c'est en vivant avec différents peuples, en étudiant leurs mœurs, leur religion, leur gouvernement, qu'il a un terme de comparaison pour juger des mœurs, de la religion, du gouvernement de son pays. Environné des préjugés de l'éducation, soumis à la loi de l'habitude, tant qu'il ne quittera point sa terre natale, il ne verra les autres nations qu'à travers un verre opaque, qui changeant à ses yeux leurs formes et leurs couleurs, lui en fera porter des jugements faux. Il s'étonnera de leurs erreurs, quand lui-même payera tribut à des erreurs aussi frappantes ; il rira du ridicule de leurs usages, quand lui-même sera l'esclave d'usages non moins extravagants.
Mais, après qu'il aura examiné avec une attention réfléchie les mœurs et le génie des peuples divers, après qu'il aura calculé jusqu'à quel point l’éducation, les lois, le climat influent sur leurs qualités physiques et morales, la sphère de ses idées s'étendra, la réflexion l'affranchira du joug des préjugés, et brisera les liens dont la coutume avait enchaîné sa raison. C'est alors que, tournant ses regards vers sa patrie, le bandeau tombera de ses yeux, les erreurs qu'il y avait puisées s'évanouiront et il la verra sous un jour différent.
Avant de commencer ses voyages, il importe qu'il ait une connaissance profonde de la géographie et de l'histoire. L'une lui marquera la place qui servit de théâtre aux grands événements, l'autre les retracera dans sa mémoire. Éclairé de ce double flambeau, s’il parcourt les contrées orientales, où sont arrivées les révolutions étonnantes qui ont plus d'une fois changé la face de la terre, il verra tous les objets s'animer devant ses pas. Les marbres, les ruines, les montagnes parleront à son esprit et à son cœur. (...)
À la vue des monuments superbes que l'Égypte possède encore, il pensera quel dut être un peuple dont les ouvrages seuls d'entre ceux des nations anciennes ont bravé les ravages du temps, quel dut être un peuple qui semblait ne travailler que pour l'immortalité, et chez lequel Orphée, Homère, Hérodote, Platon allèrent puiser les connaissances dont ils enrichirent leur patrie. Il regrettera que les efforts des savants n'aient pu lever le voile des hiéroglyphes si nombreux dans cette riche contrée. L’intelligence de ces caractères éclaireront l'Histoire ancienne et jetteront peut-être un rayon de lumière à travers les ténèbres qui couvrent les premiers âges du monde.
Devenu citoyen de l'univers, il s'élèvera au-dessus de la partialité et de l’opinion, et en décrivant les villes, les pays, il remettra à la vérité le soin de conduire ses pinceaux. Mais qu'il évite de se placer, comme tant d'autres voyageurs, sur le devant de ses tableaux, de s'entourer de clarté, de laisser dans l'ombre le reste des personnages. Qu'il se montre sans affectation, ou pour l'intelligence du sujet, ou pour donner du poids aux faits qu'il expose. Telles sont les connaissances que doit au moins posséder celui qui veut voyager avec fruit. Tels sont les principes dont il doit être pénétré.
Aux lumières et au génie de l'observation, il faut qu'il joigne encore cette sensibilité vive, profonde, pénétrante qui seule fait voir et écrire avec intérêt. S'il n'a point été attendri à l'aspect du lieu où le grand Pompée fut assassiné en débarquant près de Péluse ; si les merveilles de l'Égypte ne l'ont point frappé d'étonnement et d'admiration, s'il n'a pas gémi sur les débris augustes d'Alexandrie et sur la perte de 400.000 volumes dévorés par les flammes, si le feu de l'enthousiasme n'a point embrasé son cœur près des ruines de Troie, de Sparte et d'Athènes, qu'il se garde d'écrire, la nature ne l'avait pas formé pour transmettre à ses semblables les grandes impressions que doivent produire les grands objets."

 

extrait de Lettres sur l'Égypte, tome premier, 1786, par Claude Étienne Savary (1750-1788), orientaliste, pionnier de l'égyptologie

mardi 23 octobre 2018

Le but de la décoration, dans le temple égyptien, était de "donner asile aux âmes des dieux dans leurs formes matérielles" (Maxence de Rochemonteix)

Denderah : bas-relief représentant Hathor et Horus
"La décoration des murailles de la demeure des dieux avait en Égypte une importance de premier ordre. Tout ce qui était construit en pierre était couvert d'inscriptions, de tableaux, d'emblèmes rehaussés d’or et de couleurs vives avec une profusion qui déroute l'imagination ; parois, corniches, colonnes, tout était ciselé, sculpté, enluminé. (...)
... il ne s’agit pas ici de flatter l'œil par des représentations artistiques. Le but de la décoration est d'autre importance : avant tout, il faut donner asile aux âmes des dieux dans leurs formes matérielles, les parer d'emblèmes qui ont une signification déterminée. À peine les sculptures sont-elles achevées, que les dieux s’empressent de prendre possession de leurs images, des enveloppes qui ont été créées pour eux : "Les grandes formes (de la divinité éponyme ), dit une inscription de Denderah, ont été figurées sur les murs aux places qu’elles doivent occuper ; son âme descend vers son portique, elle contemple ce qu’on a fait pour elle, elle vole comme un épervier à tête humaine, au corps de turquoise, suivie de ses compagnes, vers les retraites où est sa divine image, elle pénètre dans sa statue au fond du sanctuaire." 
Et ailleurs, le cortège des compagnons d'Hathor, ses propres transformations, ses grandes formes, toutes les sociétés divines qui sont représentées dans son temple, s'écrient de leur côté : "Allons, approchons de Denderah, le séjour bien-aimé d'Hathor, car voici qu'elle s’envole, épervier à tête humaine, en avant de ses parèdres, pour se poser dans sa barque sacrée, pour éclairer son temple au premier jour de l'année, pour se réunir au rayon de son père (le soleil) dans l'horizon."
Ainsi cette foule innombrable d'images qui défilaient en creux ou en relief sur les murailles, ces statues qui remplissaient le temple, correspondaient à autant de personnes divines que le prêtre pouvait en déterminer. Elles n'étaient pas vides, elles servaient d'asile à l'âme de ces personnes divines ; quelques statues même étaient articulées pour permettre au dieu intérieur d'indiquer par des mouvements sa volonté aux humains. Si le sculpteur, se laissant aller au caprice de son imagination, avait fait à Amon, par exemple, une image plus réelle, s’il lui avait donné une attitude gracieuse ou terrible, s’il l'avait animée de son propre sentiment de la vie, alors cette image artistique n'aurait plus été un Amon. Ainsi des autres dieux ; leurs âmes n'auraient plus reconnu leur enveloppe dans des statues fantaisistes ; quel désordre lors de l’arrivée de la divine société dans ses sanctuaires ! Qui peut dire même si les figures créées de la sorte n’appartenaient pas à des âmes perverses qui auraient envahi le temple ? 
Il n'en est pas autrement des emblèmes disposés autour des dieux, des objets consacrés qui leur sont présentés : chacun a sa signification ; comme toute chose, dans l'univers, ils ont aussi leur âme de chose : au contraire, sous la forme hiératique, ils avaient toute leur efficacité, toute leur vertu prophylactique qui était leur principale raison d’être aux yeux du prêtre. Puisque les personnages, les objets représentés étaient plus que de simples images, les cérémonies et les offrandes dans lesquelles ils figuraient avec la mimique prescrite, et dont les tableaux fixaient la scène, se reproduisaient en réalité sur la muraille d’une manière permanente, telles qu'elles avaient eu lieu la première fois dans le temple, en face des dieux, telles qu'elles s'y renouvelaient chaque jour. 
Le but que le fidèle se proposait en faisant ces cérémonies et ces offrandes, c'est-à-dire l'obtention des faveurs demandées, la satisfaction des dieux, leur préservation et la préservation de leurs œuvres, l'accomplissement de leurs transformations, ce but était également atteint sans discontinuité au moyen des tableaux. Par suite, rien n’y pouvait être changé, pas plus qu'aux prières, aux textes gravés à côté. 
En fait, le résultat pratique, recherché avant tout dans la décoration, c'est la protection du dieu et de son temple. On n'attendait pas moins d’ailleurs des emblèmes et ustensiles existant en nature dans l'édifice, et qui, tout en ayant les usages dans les rites, possédaient aussi une efficacité magique destinée à calmer les inquiétudes perpétuelles de l’Égyptien. En sorte que ces images rigides plaquées sur les murailles, véritables signes idéographiques, qui malgré leurs couleurs brillantes, malgré la richesse de leurs diadèmes et de leurs cuirasses dorées, nous causent à nous un sentiment de vide et de mort, s'animaient pour le prêtre méditant dans l'ombre des sanctuaires, se dressaient comme une armée de divinités éclatantes qui, avec leurs amulettes et leurs talismans, formaient une garde terrible contre les agressions du dehors et les embûches des puissances mauvaises."


extrait de Bibliothèque égyptologique - Œuvres diverses, 1894, par Maxence de Rochemonteix (marquis de, 1849-1891), égyptologue français

"Sans contredit la Thèbes égyptienne fut la plus magnifique des capitales du monde, et probablement la plus ancienne" (Jean-Jacques Rifaud)

 
temple de Karnak - photo de Lekegian
"Carnak ouvre pour le voyageur la suite extraordinaire d'aspects qui vont se succéder devant lui ; Luxor, Gournah, Médinet-Abou, Arment, la vallée de Biban El-Malouk, Gebelyn, sont les autres points principaux qui s'offriront à son admiration et à ses recherches. La rapidité avec laquelle on peut avoir fait plusieurs explorations n'est plus possible à Thèbes ; l'observation prend ici une allure plus sérieuse et plus circonspecte, à cause du caractère grandiose et imposant des monuments, dont le nombre est d'ailleurs si considérable qu'il échappe à l'énumération. Au lieu de quelques mois, le voyageur aurait besoin de consacrer des années à la Thébaïde, car chaque recherche nouvelle qu'on y fait est toujours suivie de nouvelles découvertes.
Le temple de Carnak est un des plus merveilleux exemples de la magnificence des anciens Égyptiens ; ce monument a quatorze cents pieds d'étendue de l'est à l'ouest ; les grandes colonnes qui sont dans la salle hypostyle ont trente-trois pieds de circonférence, et ne sont pas moins surprenantes par leur grande élévation. Au reste la Thébaïde réserve bien d'autres sujets d'étonnement pour le voyageur : ses colosses de quarante, soixante et quatre-vingts pieds de hauteur ; les cariatides immenses qui décorent ses propylées ; ses statues démesurées d'Osymandias, etc., etc. Quoique déjà imposants par leur masse, ces vestiges ne le sont pas moins la plupart par leur haute antiquité ; il y en a qui remontent à onze mille ans avant Mœris, ou douze cent cinquante-six ans avant l'ère chrétienne, et cette supputation est au-dessous de celle de Diodore de Sicile et d'Hérodote : sans contredit la Thèbes égyptienne fut la plus magnifique des capitales du monde, et probablement la plus ancienne. 

On trouvera autour de Carnak une foule d'édifices et de monuments de tout âge, entre autres ceux qui furent découverts par les fouilles que j'y fis faire depuis 1817 jusqu'en 1823, et parmi lesquels figurent soixante-six statues. (...)
Je me souviendrai toujours d'avoir trouvé, en entrant dans le grand temple de Carnak, un Grec qui était occupé à abattre les murailles septentrionales du sanctuaire. Mes affaires m'appelaient en ce moment-là à Cosséir où je dus me rendre ; à peine de retour, je revins au grand temple ; le malheureux Grec avait fini son ouvrage, et, d'après le dire des Arabes, avec si peu de soin, que beaucoup de pierres de ce sophite avaient été endommagées. Il les faisait crouler au moyen d'une corde, de toute la hauteur où elles étaient posées, et pas une ne fut exempte de mutilation. Ces pierres étaient numérotées avec des caractères de deux lignes de relief, ressemblant les uns à notre chiffre 9, les autres à deux fers-à-cheval symétriquement opposés, ou au chiffre romain qui exprime une dizaine. Toutes sont restées en tas au bord du Nil, et ne sont plus bonnes à rien ; elles devaient être transportées jusqu'à Alexandrie, pour le compte d'un Anglais qui en avait offert cinq cents piastres ; mais l'impossibilité de couvrir les frais de démolition et ceux du transport avec une somme aussi modique a fait tout abandonner.
Les impressions que le voyageur a éprouvées en voyant le temple de Carnak se renouvellent devant celui de Luxor ; ici l'attention est en outre attirée par un palais singulièrement remarquable ; on y distingue entre autres des obélisques d'un seul bloc qui ont quatre-vingt-six pieds de haut. Les façades de ces obélisques m'ont paru d'un travail exquis ; j'ai été aussi frappé par l'effet que produisent les colosses qui les accompagnent, que j'ai déblayés en 1817 jusqu'à leur base (...). Deux de ces figures, que j'ai pris le soin de mesurer, sont de la taille de quarante pieds et quelques pouces. Malheureusement l'ancien quai de Luxor est entamé par le Nil, et ne pourra longtemps encore résister à l'action des eaux qui touchent déjà les dernières colonnes du palais. Ce quai antique est en grandes briques cuites liées entre elles par un ciment d'une dureté extrême ; ses ruines offrent des blocs énormes de dix à quinze pieds de large, et de vingt-cinq à trente-cinq de longueur. En dehors de ces débris règne un autre quai en grès qui paraît être d'une époque postérieure ; ces dernières pierres conservent des traces de dessins hiéroglyphiques." 



extrait de Tableau de l'Égypte, de la Nubie et des lieux circonvoisins ; ou Itinéraire à l'usage des voyageurs qui visitent ces contrées, 1830, par Jean-Jacques Rifaud
(1786-1852), membre de l'Académie royale de Marseille, de la Société Statistique de la même ville, de la Société de Géographie de Paris et de la Société Asiatique ; membre correspondant de la Société royale des Antiquaires de France, et membre correspondant de l'Académie de Nantes. Grand voyageur, passionné de fouilles archéologiques, il séjourna en Égypte treize années.

L'enthousiasme d'Arthur Rhoné découvrant le Caire

Le Caire - mosquée et rue de la Citadelle, vers 1895 - auteur non mentionné
"On nous l'avait bien dit, dès les premiers pas on saisit toute la distance qu’il y a d’une capitale illustre et intacte à un lieu de transit où le mélange a tout altéré : le Kaire efface Alexandrie.
Mais comment décrire ce milieu d’enchantements où l'on entre, ce fouillis de rues, de venelles, de places irrégulières et charmantes de caprice, où chaque maison, chaque édifice presque est un chef-d'œuvre d’originalité délicate et pleine de sève ! Comment dépeindre ce calme dans les airs, cette lumière éblouissante où baignent les minarets sculptés, puis l'ombre intime et douce qui règne au fond des rues ! Ici tout est en fête, en joie perpétuelle : le pittoresque, la couleur, le mouvement règnent sans partage ; tout chatoie, miroite et bruit ; tout s'agite et poudroie, comme les atomes joyeux dans un rayon de soleil.
Au bruit argentin du harnais de nos petites montures alertes et vives, nous courons tout le jour sans nous arrêter, de rue en rue, de mosquée en mosquée, quittant la place inondée de soleil et de foule, où bat le tambourin du conteur arabe, pour nous enfoncer dans les mystères d’étroits passages où le ciel n'est plus qu'un filet de lumière éclatant qui serpente derrière les moucharabyéh à jour ; entrevoyant rapidement dans l'ombre fraîche des mosquées les croyants qui se plongent dans les fontaines d'ablutions ou s’abîment la face contre terre sur leurs beaux tapis harmonieux ; poursuivant les caravanes jusque dans les cours des okels à arcades, où les chameaux fatigués mugissent en s’agenouillent au milieu des ballots qui roulent dans tous les sens du sommet de leur dos poudreux.
C'est une vision rapide que nous venons d’avoir ; mais, puisqu'il n'est pas encore question du voyage de l'isthme, nous allons pouvoir nous lancer dans ces délices et ces merveilles d'un autre âge, marchander toutes les tentations des bazars, enfourcher tous les ânes et faire aboyer tous les chiens !"
 

extrait de L'Égypte à petites journées : études et souvenirs : Le Kaire et ses environs, par Arthur Rhoné (1836-1910)

lundi 22 octobre 2018

Le temps de la moisson, dans l'ancienne Égypte, par Jean Louis Antoine Reynier

tombe de Menna (nécropole thébaine)
"On moissonnait (dans l'ancienne Égypte) avec des faucilles ; ce procédé est représenté dans les anciennes peintures : on y voit aussi que des hommes transportaient la récolte dans de grands paniers. Serait-ce que l'artiste n'a pas voulu peindre des ânes sur les murs des monuments religieux, ou bien qu'alors on se bornait à couper les épis, laissant la paille pour la récolter à mesure des besoins ? L'ordre donné aux Juifs, de se procurer eux-mêmes celle nécessaire pour la fabrication des briques qu'ils devaient fournir, serait en faveur de cette dernière opinion ; il est cependant difficile de l'admettre, car, dans un pays où la paille est aussi nécessaire, puisqu'elle forme la base principale de la nourriture des bestiaux, on n'aurait pas adopté une méthode qui en aurait fait perdre une grande partie. 
Le dépiquage, c'est-à-dire la séparation du grain d'avec la paille, y est représenté comme étant fait par des animaux qui marchent sur les gerbes stratifiées, procédé pareil à celui qu'on emploie dans tout le midi de l'Europe. On emploie maintenant le norreg, instrument dont les Romains ont eu connaissance et qu'ils ont nommé chariot punique. Varron dit qu'on en faisait usage en Syrie, à Carthage et en Espagne ; son silence, relativement à l'Égypte, n'est pas une preuve qu'on ne l'avait pas encore adopté, puisqu'il n'y a pas voyagé. On ne peut rien inférer des anciennes peintures, où cet instrument ne paraît nulle part, puisque les scènes, qui y sont représentées, se rapportent toutes aux époques les plus anciennes de l'agriculture , les seules qu'on reproduisait sur les monuments religieux. Ainsi, lors même que l'exécution de quelques-unes de ces peintures paraîtrait d'une date plus récente, elles ne seraient pas une preuve pour le temps où elles auraient été exécutées, puisqu'elles n'étaient qu'une reproduction d'un modèle antérieur. On séparait le grain de ses bales en le jetant en l'air, pendant qu'il soufflait un vent modéré ; il portait au loin les substances plus légères, tandis que le grain retombait, entraîné par son poids ; on achevait ensuite de le purifier avec des cribles, formés de fibres de papyrus.
La récolte faite, dépiquée et nettoyée, un nouveau temps d'inaction recommençait pour le cultivateur, et se prolongeait jusqu'après l'inondation suivante. Ainsi toute sa vie rurale se bornait, pour les terres arrosées par l'inondation, à deux époques bien courtes de travail, celle des semailles et ensuite celle des récoltes ; tout le reste de l'année, ses champs ne réclamaient ni ses soins, ni ses regards. Nulle part, ainsi que je l'ai déjà fait remarquer, la nature ne fait autant pour l'homme et exige de lui moins de travail."

extrait de De l'économie publique et rurale des Égyptiens et des Carthaginois, 1823, par Jean Louis Antoine Reynier (1762-1824), naturaliste suisse, ayant fait partie de l'expédition d'Égypte, en qualité de directeur des revenus en nature et du mobilier national