mardi 22 septembre 2020

Une "trop brève, mais inoubliable excursion" en Égypte, par Jean-Baptiste Samat

scène de rue du Caire, par James Reeve, 1939

"Nous avons aperçu quelques jours après, au-dessus de la mer convulsée par le mistral, et sous le ciel pur, les côtes argentées de Provence. Notre promenade en Égypte était finie, tout ce que nous avions ressenti sur l’autre continent était dans le passé.
Nous avions vu trop de choses et trop rapidement, pour avoir eu jusque-là le temps de penser ; mais après deux jours de mer, la multitude et la diversité des impressions qui s'étaient entassées dans notre esprit commençait à se classer, à se coordonner.
Encore écrasés par l’immensité du temps au travers duquel nous avions pour ainsi dire évolué, encore ahuris par la prodigieuse antiquité et l'énormité des monuments pharaoniques, ayant encore presque sous les yeux les admirables œuvres d’art de ces civilisations si reculées, nous commencions cependant à voir clair dans nos âmes et à retirer quelques fruits de cette trop brève, mais inoubliable excursion. Qu’avions-nous rapporté de là-bas ? Un fort bagage de souvenirs, mais en somme rien qui pût nous donner sujet de nous enorgueillir.
À côté de ces temples dont les colonnades persistent après tant de siècles, à côté des pyramides de Gizeh, de celles de Sakkara, du Sphinx, dont l’âge est incalculable, qu’étions-nous donc ? 
Les futaies de pierre de Karnak et de Louqsor sont encore debout, les colosses de Memnon froidement assis au seuil de la montagne dorée sont toujours là. Combien de générations les ont effleurés, et combien la vie humaine paraît éphémère à côté de ces ruines, à côté de la fière montagne qui abrite les royaux hypogées et qui, depuis des milliers et des milliers d'années, regarde à ses pieds couler le Nil.
Que sommes-nous donc au regard des temps, même des temps connus, nous qui ne sommes rien au regard de l’espace ? Que serons-nous, même lorsque trente siècles auront passé sur nos os ? Poussière, et que poussière ! Et peut-être, à ce moment-là, d’autres touristes continueront-ils à défiler devant les momies de Séti et d’Aménophis, figées pour toujours dans leurs poses hautaines. 
Combien le temps emportera-t-il encore de générations avant que s’effacent les peintures et les reliefs des temples et des tombeaux ? Avant que disparaissent ces merveilles d’art qui ne peuvent nous prouver qu'une chose, c’est que notre art à nous ne peut décidément se glorifier d’aucun progrès. Depuis quatre mille ans nous n’avons, là-dessus, rien gagné, ayant, au contraire, perdu la simplicité d'âme qui fait la simplicité de conception, ayant perdu la foi qui fait la grandeur et la beauté des œuvres.
Sommes-nous plus grands aujourd’hui ? Nos évolutionnistes, nos modern-stylistes seraient-ils capables de nous donner la force d’évocation, la puissance, la noblesse de lignes des colosses de Memnon, des statues royales du musée du Caire, la grandeur effarante des pylônes et des colonnades de Karnak, de Louqsor et d’Edfou, la grâce des obélisques ou du kiosque de Philæ ? Et quand nous admirons les chefs-d'œuvre de notre art décoratif, pensons-nous sérieusement que cela pourrait soutenir la comparaison avec les étonnants bijoux du trésor de Dahchour ?
À ne considérer notre excursion qu’à ce point de vue, la vieille Égypte ne nous aurait donc apporté que de tristes réflexions. Mais il y avait l'Égypte moderne, l'Égypte des mosquées où l’on prie dans la pénombre que trouent les rayons des vitraux ; il y avait la vie intense des rues étroites et encombrées d’une foule bariolée et si vivante ; il y avait le paysage.
Il y avait le Nil large et calme, couvert de bateaux hautement voilés, les plaines inondées, les futaies de palmiers vert bleu, les villages tapis dans le feuillage, les jardins parfumés de roses et de cassies, les champs couverts de cultures. Et puis la lumière, le sable impalpable et brillant ; les collines roses, dorées ou mauves ombrées de bleu. Il y avait le ciel couleur de turquoise où planaient les aigles et les éperviers ; et les grandes et belles lignes de l’horizon derrière lesquelles le soleil se couchait dans un flamboiement ; il y avait les longs crépuscules de pourpre que l’on aurait voulu éternels.
Il y avait aussi le peuple, les braves gens, les fellahs calmes et doux, durs à la besogne, toujours courbés sur la glèbe ; les théories de femmes, brunes tanagras, aux gestes nobles, s’en allant sveltes et fières le long des rives dans la brume violette du soir. Il y avait tout l'Orient.
Il y avait tout cela, mais tout cela passera. Cet Orient se modifie tous les jours et se civilise. À côté des minarets amoureusement ouvragés et des coupoles ciselées, se dressent des cheminées fumeuses ; de grosses usines bourdonnent sur la berge du fleuve saint. Au Caire s’élèvent des immeubles modernes, se percent de larges rues où ronflent les automobiles, où le veston européen frôle trop souvent le caftan de couleur.
Tout sera complètement modernisé bientôt, mais les Pyramides n’auront pas pour cela une pierre de moins, et le Sphinx, émergeant toujours de son lit de sable, conservera malgré tout son énigmatique sourire."


extrait de Promenade en Égypte, de Jean-Baptiste Samat (1865-1931), docteur en droit, journaliste, historien local, illustrateur, directeur du périodique "Le Petit Marseillais", membre de l'Académie de Marseille (élu en 1919)


lundi 21 septembre 2020

"On comprend que les Égyptiens aient déifié le Nil" (Louis Piérard)

par Johann Jakob Frey (1813-1865), peintre paysagiste suisse

"J'hésite à rédiger ce livre que l'on m'a demandé avec une aimable insistance. Peut-être aurais-je eu moins de scrupules, après une première visite au Caire, à Louksor et Assouan, s’il s'était agi exclusivement de noter ce pittoresque extérieur qui frappe l’Européen à peine débarqué à Port-Saïd ou Alexandrie. Et pourtant... Même s’il n’est question que de ces vives images, comment oublier qu'il ne s’est trouvé jusqu'ici aucun grand peintre pour fixer sur la toile la couleur véritable de ce pays mystérieux et fascinant ? Delacroix ou Decamp nous ont rapporté d’Alger des chefs-d’œuvre.
Mais quel grand paysagiste a rendu exactement la qualité de ces gris-argent des rives du Nil que j'admirais chaque matin au Caire en traversant le grand pont au bout duquel s’érige la statue de Saad Zaghloul, l'apôtre de la Libération nationale, - que tout un peuple idolâtra. La lumière du Delta (où la terre est plus fertile et la densité de population plus forte que partout ailleurs au monde) rendrait à l'artiste la tâche plus facile. C'est le matin, par chemin de fer, plutôt que par la route, qu'il faut se rendre du Caire à Alexandrie. Le vert du berzim, les roses ou les rouges d’un fichu, d’un turban, le bleu d'une galabieh
tout cela chante d'une façon à la fois franche et délicate dans le jour diaphane. Mais il y a le noir des vêtements de femmes, de ces femmes bibliques ou grecques, comme on voudra, qui portent sur la tête une cruche ou une corbeille et s’avancent avec une souplesse, une majesté, une grâce incomparables. Oui, il y a ce noir dans le soleil, le noir dont Tintoret dit que c’est la plus belle des couleurs. Les chameaux se découpent sur la ligne d’horizon avec une netteté singulière. De la route stratégique du désert, on les aperçoit à des kilomètres de distance et l’on se demande si l’on n’est pas victime d’un mirage. On voit trottiner les petits ânes infatigables, dans le poil desquels les Arabes dessinent parfois, avec les ciseaux, des décors géométriques cousins de ceux des velours du Kassaï. Aux norias dont les godets montent l’eau des canaux d'irrigation, sont attelés les buffles aux cornes recourbées que l’on voit dans les reliefs des tombes de Sakkara ou de la Vallée des Rois. Les felouques voguent lentement sur le Nil toujours proche et les voiles gonflées par la brise légère sont comme de gigantesques papillons posés sur la plaine bariolée. De temps en temps - souvent - apparaissent les petites villes ou les villages avec leurs minarets fragiles dominant le troupeau des maisons basses, en boue séchée. On se demande si le moindre souffle ne va pas faire s’évanouir, se dissoudre en poussière ces constructions sommaires.
C’est la terre d'Égypte, don du Nil. Chaque été, le fleuve gonflé par les pluies de l’Afrique équatoriale, sort de son lit et submerge pour quelques mois la vallée étroite, laissant après l’inondation ce limon fertile dans lequel on n’a qu’à semer, après que le fellah l’aura gratté avec une charrue primitive, une araire dont le type n’a pas changé depuis cinquante siècles. Deux et parfois trois récoltes. J'ai vu moissonner l'orge fin février, près de Louksor. 
Le coton et la canne à sucre font la richesse du pays. Il y a en outre les riz et les céréales d'Europe, et les légumes, tous les légumes, et les fruits, tous les fruits : oranges, citrons verts, bananes, dattes, fraises, poires ou pommes. Ne parlons pas de la vigne. Un célèbre fabricant de cigarettes l'a plantée dans une oasis qu'il a créée en plein désert. On y fabrique un vin qui s'appelle, s'il vous plaît, "le cru des Ptolémées... (...)
On comprend que [les Égyptiens] aient déifié le Nil. C'est un véritable émoi religieux qui s'empare d'eux au moment de la crue. Qu'on y songe : le fleuve ne reçoit pas un seul affluent dans la traversée d'un immense territoire sur lequel il ne pleut jamais."


extrait de Orient et Occident - Souvenirs d'Égypte, 1947, par Louis Piérard (1886 - 1951), homme politique belge, militant wallon et journaliste, auteur d'ouvrages de critique artistique et littéraire, créateur de l'Université populaire de Frameries (Belgique), élu à l'Académie royale de langue et de littérature françaises le 13 mars 1948.

jeudi 17 septembre 2020

"Il y a là toute l'histoire de la civilisation de l'Égypte" (Amédée Baillot de Guerville, à propos du musée égyptien du Caire)


"Il va sans dire que, dans le pays par excellence des fouilles et des découvertes archéologiques et historiques, le Musée présente un intérêt extraordinaire. Celui du Caire est une œuvre française dans toute l'acception du mot, et une œuvre dont on a le droit d'être fier. Il fut fondé, il y a plus de quarante ans, par l'illustre égyptologue français Mariette. M. Maspéro, non moins illustre dans le monde des savants, en prit la direction à la mort de Mariette (1881) et la conserva cinq années, pour la céder à M. Grebault, qui, à son tour, fut remplacé par M. de Morgan. De nouveau, M. Maspéro a repris la direction et jamais chef d'un grand département ne fut plus apprécié et plus aimé.
Le Musée occupe aujourd'hui un immense palais, admirablement situé et dont la construction vient seulement d'être achevée.
On y trouve des merveilles sans nombre, que la pioche des savants égyptologues a arrachées aux mystérieuses cachettes où elles avaient dormi paisiblement pendant des siècles. Il y a là, entassée dans les vastes salles et remontant à des milliers d'années avant Jésus-Christ, toute l'histoire de la civilisation de l'Égypte. Ses rois et ses reines, ses princes et ses princesses, ses soldats et ses prêtres, ses guerres et ses conquêtes, ses deuils et ses fêtes, ses arts et ses jeux - tout cela est là sous forme de momies aux masques d'or, de statues de pierre, de granit, de bronze, de bas-reliefs admirablement sculptés, de tablettes commémoratives, d'animaux, de fleurs, de meubles, d'ustensiles de toute espèce.
Je ne connais rien de plus émouvant que ces temples du passé, où sont réunis tout ce qui a été la vie et, hélas ! la mort de peuples grands et puissants - tout ce qui a fait la gloire, le bonheur et les tristesses de ceux qui, il y a trente, quarante, cinquante siècles, jouissaient, tout comme nous le faisons aujourd'hui, de ce beau soleil vivifiant et de la vie qui conduit au néant !
Les statues, les vases, les autels, les pierres à sacrifices, les sarcophages, les bas-reliefs, tout cela, le confesserai-je, me laisse bien indifférent, mais je suis attiré par un attrait invincible vers toutes les vitrines qui contiennent les bibelots que touchaient chaque jour, il y a des milliers d'armées, les mains souples et nerveuses alors, raidies et desséchées aujourd'hui, de ces formes humaines qui dorment ici même, dans des boîtes à momie, le sommeil qu'est venu brutalement interrompre notre civilisation chercheuse, farfouilleuse et irrespectueuse des morts. Ici ce sont des objets de toilette, là de délicieux bijoux, prouvant quels fins orfèvres vivaient trois ou quatre mille ans avant notre ère. Des bagues, des boucles d'oreilles, des chaînes, des couronnes, des diadèmes, des pendants, des pièces exquises en or finement ciselé et incrusté de pierreries, qui ont orné des princesses et des femmes belles, puissantes, aimées. Ah ! parlez donc de l'art nouveau et des horreurs qu'on fait aujourd'hui en son nom, et je vous crierai : "Venez, venez voir ce que les vieux Égyptiens faisaient et quel goût sûr et exquis ils déployaient !"
Et mon émotion augmente encore quand mes yeux étonnés s'arrêtent sur des fleurs desséchées et admirablement conservées, des fleurs qui, par une matinée ensoleillée, sortirent de terre il y a des milliers d'années, furent cueillies par une main alerte et heureuse de vivre, des fleurs auxquelles des lèvres amoureuses confièrent peut-être des paroles de tendresse et d'espoir !
Ah ! Seigneur, se peut-il que tout cela, qui fut l'essence de la vie d'un peuple, soit venu jusqu'à nous, pour nous rappeler à travers les siècles passés toute la vanité des espoirs terrestres !
Amen ! me crierez-vous. Soit, n'en parlons plus. Laissons les morts à M. Maspéro et à ses savants collaborateurs, et filons vers l'air, la lumière, le mouvement, la vie."

extrait de La nouvelle Égypte, ce qu'on dit, ce qu'on voit du Caire à Fashoda, par Amédée Baillot de Guerville (1868-1913). Né en France, il émigra aux États-Unis en 1887, où il effectua toute sa carrière de journaliste et agent commercial.

mardi 15 septembre 2020

"Le tombeau de Ti est bien une des choses les plus étonnantes que j'aie jamais vues" (Edmond Cotteau)

mastaba de Ti (Wikimedia commons)

"À peu de distance du Sérapéum se trouve un monument beaucoup plus ancien, car il remonte à la cinquième dynastie, c’est-à-dire qu'il n’a pas moins de 5 800 ans d'existence. Je veux parler du tombeau de Ti, qui est bien une des choses les plus étonnantes que j'aie jamais vues.
Comme on a pu s’en assurer par la lecture des inscriptions hiéroglyphiques gravées sur les parois des chambres funéraires, ce Ti était un personnage important, quelque chose comme le Ministre des travaux publics, le conseiller intime du monarque ; issu d’une humble origine, il s'était élevé au premier rang, grâce à la faveur royale. 
Resté enfoui sous le sable pendant bien des siècles, le tombeau de Ti, aujourd’hui entièrement déblayé, à laissé apparaître plusieurs salles du plus haut intérêt. Toute l'histoire de sa vie est la, se déroulant sur les murailles formées d'énormes blocs d’une belle pierre blanche, au grain très fin.
On le voit visitant ses fermes, procédant au dénombrement de ses troupeaux, s’adonnant aux plaisirs de la chasse ou de la pêche, recevant les offrandes de ses serviteurs, etc. Ces diverses scènes, soigneusement peintes et gravées en relief, sont du style le plus pur. La peinture n’est pas effacée, les contours sont nets et les couleurs encore très vives ; il semble vraiment que l'artiste vienne de terminer son travail. Et dire que toutes ces merveilles que nous admirons à la lueur d’un bout de bougie, ou bien à la lumière du magnésium, étaient destinées à rester éternellement ensevelies dans les ténèbres!"

extrait de "Six semaines sur le Nil", revue Le Tour du Monde1894, par Edmond Cotteau (1833-1896), globe-trotter, journaliste et photographe français, membre de la Société de géographie. C'est en 1892 qu'il visite l'Égypte.

samedi 12 septembre 2020

"En Égypte, les œuvres les plus antiques sont les plus belles de toutes" (Edmond About)


Beni-Hassan : Tomb 3 Asiatic scene. 
Carl Richard Lepsius, Denkmäler aus Aegypten und Aethiopien, Leipzig, 1913

"On pourrait objecter que l'Égypte a préparé l'art grec, et que Thèbes fut autrefois l'institutrice d'Athènes, comme le Pérugin a été le maître de Raphaël. Il y aurait assurément de l'injustice à demander pourquoi l'auteur du Mariage de la Vierge n'a pas fait la madone de Foligno. C'est la loi du progrès dans une de ses applications les plus connues ; mais la loi du progrès, autant qu'on en peut juger d'après les documents qui nous restent, ne s'est jamais vérifiée en Égypte. Les œuvres les plus antiques y sont les plus belles de toutes ; il semble qu'une colonie ait importé sur les bords du Nil une civilisation toute faite et parfaite, et que l'histoire du pays, à dater du deuxième jour, ne soit qu'une longue décadence. 
Dans les tombeaux de Beni-Hassan, qui datent de la VIIe dynastie, et qui sont plus vieux qu'Abraham, on peut voir encore aujourd'hui des tableaux pleins de mouvement, de vie, de gaîté même. Tous les monuments du premier âge expriment en traits vifs et charmants la douceur d'une vie champêtre, abondante, libre, heureuse, et l'art qui l'a traduite est facile comme elle. On dirait que les vivants se sont plu à réunir dans la demeure des morts l'image de tous les plaisirs qu'ils avaient goûtés sur la terre. Aucune allusion à la grandeur des rois, au despotisme des prêtres, à ces épreuves de l'autre vie dont le détail formaliste et minutieux remplit les monuments de l'Égypte dégénérée. L'architecture des premiers âges offre des spécimens du pur style dorique, tel ou peu s'en faut qu'il existe au Parthénon d'Athènes, et partant bien supérieur à cette énormité savante et prétentieuse qui fut le style de Sésostris.
Il est vrai que cette grave question se juge sur un dossier fort incomplet. Beaucoup d'édifices ont disparu, force nous est de raisonner sur le peu qui subsiste. On s'imagine en France que tous les temples et les tombeaux d'Égypte étaient taillés dans le granit ; il s'en faut de presque tout ; le granit est une pierre rare, on ne le trouve qu'à la hauteur d'Assouan, presque sous le tropique du Cancer. Les anciens venaient le chercher jusque-là pour en faire des obélisques et des statues ; mais lorsqu'il s'agissait de construire tout un temple, ils employaient le grès ou le calcaire, qui se trouvait sous leur main. Les temples de calcaire ont passé dans les fours à chaux, pièce à pièce ; le grès seul est resté debout parce qu'il ne pouvait servir à rien. Il risque fort de disparaître à son tour, ou du moins les derniers vestiges de cette précieuse antiquité sont plus exposés aujourd'hui que sous les mameluks. 
Le Nil commence à miner Louqsor : quelques jours avant notre arrivée, une partie du temple s'était écroulée à grand bruit sans cause apparente ; mais le pire ennemi des choses antiques, c'est le touriste, ce désœuvré souvent inepte qui fait sauter un éclat de mur pour rapporter un souvenir, et qui martèle les hiéroglyphes ou les peintures, histoire d'y laisser son nom. Quand le voyage était coûteux et difficile, lorsque les ruines de Thèbes ne voyaient qu'une demi-douzaine d'étrangers tous les ans, les dégâts étaient véniels ; aujourd'hui Anglais et Américains s'abattent sur le Nil par centaines, comme des oiseaux de passage ; la manie des collections va croissant ; on trafique des antiquités à bureau ouvert ; les agents des consulats se livrent publiquement à ce commerce, et le gouvernement n'est pas de force à chasser les vendeurs du temple, qui finiront par vendre le temple même. 
Il est urgent d'arrêter cet abus et de préserver les ruines, au moins jusqu'à ce que M. Mariette ait copié toutes les inscriptions qui restent inédites. Ces murailles de la Haute-Égypte sont un livre que la science épelle avec ardeur. Elle espère y retrouver un grand chapitre de l'histoire du genre humain et la réfutation de certaines légendes trop longtemps accréditées. On n'osera peut-être plus dire que l'humanité est vieille de six mille ans en présence de documents authentiques qui en ont sept ou huit mille."

extrait de Le fellah : souvenirs d'Égypte, 1869, par Edmond François Valentin About (1828-1885), écrivain, journaliste et critique d'art français, membre de l’Académie française

vendredi 11 septembre 2020

Mariette-Bey "honore la France, l'Égypte, l'humanité" (Edmond About)


"Mariette-Bey nous reçut à bras ouverts ; c'est un des hommes les plus complets qui soient au monde : savant comme un bénédictin, courageux comme un zouave, patient comme un graveur en taille douce, naïf et bon comme un enfant, quoiqu'il s'emporte à tout propos, malheureux comme on ne l'est guère, et gai comme on ne l'est plus, brûlé à petit feu par le climat du tropique, et tué plus cruellement encore dans les personnes qui lui sont chères, salarié petitement, presque pauvre dans un rang qui oblige, mal vu des fonctionnaires et du peuple, qui ne comprennent pas ce qu'il fait et considèrent la science comme une superfluité d'Europe, cramponné malgré tout à cette terre mystérieuse qu'il sonde depuis bientôt vingt ans pour lui arracher tous ses secrets, honnête et délicat jusqu'à s'en rendre ridicule, conservateur têtu de l'admirable musée qu'il a fait et qu'on ne visite guère, éditeur de publications ruineuses que la postérité payera peut-être au poids de l'or, mais qui sollicitent en vain les encouragements des ministères, il honore la France, l'Égypte, l'humanité, et, quand il sera mort de désespoir, on lui élèvera peut-être une statue.
Il était conservateur des antiques au musée du Louvre et connu du monde savant par quelques travaux estimés, lorsque le duc de Luynes eut l'idée de l'envoyer ici pour des fouilles. Il se donna la tâche de découvrir les tombeaux des Apis, plus introuvables assurément dans le désert que la planète Neptune dans le ciel. Durant quatorze mois, il vécut en plein sable, près de Memphis, sous un baraquement provisoire qui mériterait d'attirer tous les savants en pèlerinage. Les dépenses et les lenteurs de l'entreprise découragèrent le duc de Luynes, la France eut foi dans M. Mariette ; on lui fournit quelques ressources, et un beau jour, guidé par des signes que lui seul était capable d'interpréter, il déblaya l'entrée de cette admirable caverne où l'on couchait les bœufs sacrés dans des tombeaux monolithes, polis comme des miroirs et aussi vastes que les salles à manger de Paris.
Cette découverte fut suivie de cent autres, et le gouvernement égyptien, comprenant à la fin qu'il devait exploiter lui-même les trésors scientifiques du sous-sol, emprunta M. Mariette à la France. C'est aux dépens des vice-rois, c'est à leur éternel honneur qu'il a trouvé la table d'Abydos et cette liste des rois qui confirme contre toute attente la chronologie calomniée de Manéthon."
 


extrait de Le fellah : souvenirs d'Égypte, 1869, par Edmond François Valentin About (1828-1885), écrivain, journaliste et critique d'art français, membre de l’Académie française

jeudi 10 septembre 2020

"On éprouve une certaine appréhension à pénétrer dans ce domaine de la mort" (Édouard Herriot, à propos de la vallée des Rois)

photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"Nous abordons la vallée des Rois et la vallée des Reines. Du pied des colosses, dans le champ de maïs, s’aperçoit toute la montagne désolée, d’aspect lunaire plus que terrestre, que visitèrent Diodore et Strabon, que les voleurs ont si souvent fouillée et qui, ayant révélé certains de ses trésors mais encore mystérieuse, enferme les hypogées des cultes funéraires, les puits secrets pour les momies non seulement des princes et des princesses, mais de leurs principaux serviteurs.
Toute une cour funèbre accompagne dans l’autre monde les morts royaux ou, plutôt, y revit avec eux suivant le rite. On éprouve une émotion et, avec beaucoup de curiosité, une certaine appréhension à pénétrer dans ce domaine de la mort qui possède son code et d’où sont exclus les hommes injustes. C’est même, à vrai dire, une profanation. Le temple funéraire qui, sous l’Ancien Empire, s’associait à la pyramide, s’en est séparé. La pyramide, c'est la montagne libyque, jaune et rose. Les temples se dressent dans la plaine pour le culte des rois divinisés ; nous les trouverons à Deir-el-Bahari, au Ramesseum, à Medinet-Habou. Nous les visiterons sans scrupule. Mais l’hypogée, le puits, le caveau, n’y a-t-il pas quelque scandale à les violer ? Ne dit-on pas que Tout-Ankh-Amon s’est vengé ?
Nous prenons la voie que suivaient jadis les cortèges funéraires ; elle passe devant le Ramesseum. Pas une plante, pas une herbe. Seules de grandes ombres parcourent ce paysage inerte, cette terre que des millions de silex taillés colorent d’une teinte brune.
Lieu funèbre à souhait ; les vents du désert ont créé une dépression fermée que déchirent des lits de torrents desséchés ; on n’y accède que par d'étroits sentiers, en dehors du chemin pour les funérailles ; il a fallu que la main des hommes ouvrît un passage pour atteindre ce bassin que l’on dirait séparé du reste du monde. Et, cependant, malgré toutes les précautions prises, les orages, les violences de la nature, la cupidité hardie des pillards ont forcé les secrètes demeures que Champollion, l’un des premiers, sut explorer avec un zèle intelligent et que Maspero mit à l'abri des déprédations. 
Étranges tombeaux consacrés à des représentations magiques, emplis de tout ce qui est nécessaire au luxe de la vie matérielle, mais aussi de tout ce qui convient pour la célébration des offices ou la récitation des livres rituels. Silencieux domaine souterrain d’où le défunt, ranimé pour la vie éternelle, s’élance vers les royaumes de la nuit. Victor Loret, pour la première fois, y retrouve un Pharaon dans son tombeau. Une à une, la science ouvre les Biban-el-Molouk, les Portes des Rois.
Coupons la vallée dite des Singes, où MM. Lortet et Gaillard, deux Lyonnais, ont fait leurs recherches. Des ravins se creusent dans le calcaire crétacé ; des croupes, étrangement crénelées, les dominent avec des tours fantastiques et des couloirs enchevêtrés. Les parois servent d’abri aux milans et aux corbeaux. Des torrents, jadis, ont usé la roche, aujourd’hui complètement desséchée ; des centaines de petits ateliers où travaillèrent des tailleurs de silex sont l’unique indice qui évoque la vie. Les fellahs, chercheurs de pierre à chaux, ont eux-mêmes déserté les corniches scabreuses patinées par le soleil et par des couches de manganèse violet. Seule beauté de cet enfer, les cailloux polis par le sable et le vent, glacés par l'usure des âges, scintillent et se diamantent au choc violent de la lumière.
Notre première indiscrétion sera pour ce tombeau de Tout-Ankh-Amon, que découvrit Carter, dans des conditions si romanesques. Il ne reste plus sur place que la momie du roi sous la garde des babouins sacrés et sous la protection des quatre divinités qui le couvrent de leurs ailes étendues. Le jeune Tout-Ankh-Amon arrive au ciel, où la déesse Nout l’accueille en lui offrant l’eau, signe de bienvenue.
(...) La visite des tombeaux confirme bien la définition de Loret, pour qui l'Égyptien, aussitôt né, se prépare à mourir ; dans toute cette tradition, en dépit de quelques textes sceptiques, la vie n’est qu’une préparation, un passage. Après la mort, il faut à l'âme un support, une statue ou, du moins, un nom. Complexe formé de plusieurs croyances parfois contradictoires, la religion égyptienne va se présenter à nous, dans la vallée des Rois, avec l’infinie richesse d’imagination dans le surnaturel d'un peuple où abondent les dessinateurs."

extrait de Sanctuaires, par Édouard Herriot (1872 - 1957), homme d'État français, maire de la ville de Lyon de 1905 à 1940, puis de 1945 à sa mort, en 1957 ; élu à l'Académie française en 1946.