lundi 6 juin 2022

Quand le soir tombe sur Karnak... "l'heure de la plus belle scène", par Fernand Neuray, XXe s.

Ruins of the great temple at Karnak, sunset by David Roberts

"Retournons flâner, avant la nuit, dans les allées profondes de la salle hypostyle. Tout à l'heure, dans le premier émoi, saisis et stupéfaits en présence de ces géants de pierre, nous n'avions d'yeux que pour leur masse énorme et l'effet grandiose de leur alignement. M. Legrain va faire revivre pour nous le cortège, maintenant effacé et confus, des dieux et des rois gravés sur leurs fûts millénaires. Des dieux à tête de chacal, d'ibis ou de chouette entourent le grand dieu de Thèbes à figure d'homme ; le Priape égyptien étale impudemment sa sereine impudeur. Un peu plus loin, sur la face d'un pylône, des processions de barques sacrées déroulent leurs théories ; un roi vainqueur fait massacrer des prisonniers de guerre, troupeau tremblant agenouillé sous le glaive.
Le soir tombe ; une chape d'ombre violette descend du ciel, où le soleil décline. Dépêchons-nous de monter sur le grand pylône. Voici l'heure de la plus belle scène. À l'ouest, le soleil gagne la chaîne lybique ; le Nil charrie du feu ; de grands nuages carmin incendient les confins de l'horizon. De l'autre côté, les ruines entrent dans la nuit. Les obélisques semblent tomber, comme d'immenses stalactites, de la voûte, maintenant sombre, où s'allument les étoiles ; çà et là, au-dessus d'un pylône ou du bonnet de pierre d'une effigie souriante, flotte, embrasée par des rayons de pourpre sanglante, la chevelure d'un palmier ; la lune monte ; les ombres des colonnes s'allongent sur la blancheur du sable... Ce spectacle nous hantera toute la vie.
Nous sommes revenus à Karnak dans la soirée, mais tard, après dix heures, sûrs d'éviter alors l'exubérante gaîté des touristes qu'on rencontre hélas ! en bandes, par les beaux clairs de lune, dans la magnifique solitude des ruines endormies. Quel magicien a pu, en si peu de temps et dans le même cadre, faire un autre tableau ? Élargie, sans limites, infinie, la ville baigne dans une lumière très douce, et toute bleue. Dans l'hypostyle, parmi les ombres immenses, les gardiens de nuit glissent comme de fantômes-nains. Entre les colonnes blanches, dans les avenues maintenant pleines de ténèbres, les rayons de la lune sèment des feux follets. Un moment, l'envie nous prend de nous perdre dans les ruines, puis de nous laisser enfermer jusqu'au matin.
Mais nos âniers, sous l'acacia dont l'ombre, devant la maison du directeur des fouilles, étend un cercle noir, nous appellent à grands cris. On entend souffler les chevaux d'une ronde de police.
Déjà minuit ?... Le trot de nos baudets éveille le village arabe. Sur les plates-formes des maisons, des chiens hurlent en choeur. Le vent du soir gémit dans les palmiers ; des chansons de rameurs se répondent sur le Nil. Nous rentrons à l'hôtel par des ruelles qui serpentent entre des jardins, dans le doux parfum des mimosas."

Extrait de Quinze jours en Égypte, 1908, par Fernand Neuray (1874-1934), journaliste et critique, l'un des grands noms du journalisme belge de la première moitié du XXème siècle.

samedi 4 juin 2022

"Le Caire, royalement étendu dans la vallée du Nil, comme sur un frais divan, offrait à nos yeux son diadème confus de coupoles et de minarets" (Louis de Tesson, XIXe s.)

Vue du Caire, par Jean-Léon Gérôme (1824-1904)

"Nous avions encore quatre ou cinq lieues de désert à parcourir, lorsque, parvenus au sommet d'une ondulation de la plaine, nous vîmes apparaître dans l'éloignement un magnifique tableau. Le Caire, royalement étendu dans la vallée du Nil, comme sur un frais divan, offrait à nos yeux son diadème confus de coupoles et de minarets.
La fertile Égypte, lumineuse et verdoyante comme l'Elysée des poètes, était là, dans son repos, avec le souvenir de ses grandeurs passées et semblait tressaillir de bien-être dans chaque ondulation de son atmosphère palpitante. Nos yeux voyaient les dons que le Ciel lui a prodigués, et nos oreilles ne pouvaient entendre de si loin le sourd gémissement que la 
tyrannie des hommes arrachait à sa misère. Le Nil, image trop peu reproduite d'un parfait monarque, passait en faisant le bien à travers les champs conquis au désert par ses flots réparateurs ; l'œil se reposait un instant sur l'azur de sa surface colorée par le plus beau ciel, puis on le voyait disparaître au milieu de la verdure qui attestait au loin sa présence. Nous puisions dans cette vue seule une sensation de fraîcheur qui nous désaltérait. Toute la scène se dessinait à nos yeux à travers un milieu vaporeux et ondoyant qui donnait à la réalité un vernis fantastique. Le paysage était trouble et frémissant comme si nous l'avions envisagé à travers les émanations d'une fournaise ardente.
Par un autre effet de la raréfaction des couches atmosphériques inférieures, des bandelettes de couleur fauve semblaient projetées par le désert dans la verdure des champs, ou bien (si l'on aime mieux envisager ainsi le phénomène) des zones verdoyantes venaient de la campagne se marier aux derniers plans du désert, et la limite entre les deux teintes, quoique bien tranchée dans la réalité, demeurait à nos yeux flottante et indécise.
Par delà cette campagne inondée de lumière, le désert occidental reprenait possession de l'espace, et, fuyant au loin derrière les pyramides de Ghyzeh et de Sakkara, semblait nous appeler vers le temple de Jupiter Ammon. Nous étions bien placés pour mesurer la petitesse de cette fameuse Égypte, comprimée entre deux océans de sable qui se regardent l'un l'autre, comme pour se donner rendez-vous sur les bords du Nil.
Je m'enivrai quelque temps de la magie du spectacle, et puis je sentis que je m'abîmais dans une tristesse profonde. L'approche des grandes villes exerce sur moi cette fâcheuse influence ; je les ai toujours abordées avec une angoisse inexprimable qui dégénère quelquefois en un tremblement fébrile ; et lorsque j'ai recherché les motifs de mon trouble, j'ai reconnu qu'il était légitime. Autant la rencontre d'un ami fait pénétrer de joie au fond de mon âme, autant j'éprouve de consternation en tombant au milieu de ces immense ramassis d'hommes qu'on appelle ville de premier ordre ; telle doit être la stupeur d'un homme qui se noie. (...)
Mais la sensation est encore plus profonde au sortir du désert, car ici les extrêmes sont voisins : après le silence de la solitude, le bruissement soudain de trois cent mille hommes amoncelés ! Je m'étais trouvé bien de cet isolement qui donnait de l'essor à ma pensée, de cette société restreinte, comme toutes les bonnes choses, mais parfaitement assortie, et qui laissait à l'estime, à la confiance, à l'amitié toute leur expansion ; mais il me semblait maintenant que l'intimité, si étroite au désert, allait se délayer, pour ainsi dire, dans la foule mouvante, et que pour moi la vraie solitude commençait à l'entrée de la ville.
Je regrettais aussi nos pauvres Bédouins qui allaient retomber à notre égard dans le tourbillon de êtres indifférents ; et ces bons dromadaires, sur le visage desquels j'aimais à retrouver l'expression sympathique d'une mélancolie semblable à la mienne. Ah ! combien, en ce moment, je trouvais de poésie à leur grande taille, à leur cou sinueux, à leur pittoresque difformité, à leur simplicité antique, à leur enveloppe décolorée comme une vêtement usé ! Leur image, soit qu'elle fût éclairée par le soleil, ou par la lune, ou par le feu du bivouac, était désormais inséparable, dans ma mémoire, de tous les tableaux recueillis au désert ; elle s'y représentait dans le lointain comme aux premiers plans, sur la nudité de la plaine comme dans les âpres défilés de la montagne."

extrait de Voyage au Mont Sinaï, 1844, par Louis de Tesson (1805-1889), ordonnateur du Bureau de bienfaisance d'Avranches, Manche ; membre de la Société archéologique d'Avranches

jeudi 2 juin 2022

Bataille rangée contre les démons du khamsin dans le désert du Sinaï, par Louis de Tesson, XIXe s.


par Augustus Osborne Lamplough, 1860

"Ce matin , à notre réveil, le thermomètre centigrade accuse seulement onze degrés ; aussi la fraîcheur de la nuit s'est-elle fait sentir à travers nos manteaux. Nous sommes en route avant le lever du soleil ; à sept heures et demie nous faisons une première halte, qui dure jusqu'à neuf heures. Bientôt après, une brise s'élève du sud-ouest et vient nous souffler au visage. Assez fraîche d'abord, elle s'échauffe rapidement et devient fort incommode. La marche de la caravane est pesante et silencieuse ; nos guides ont interrompu leur chant monotone. (...) J'interrogeai le visage de nos guides, il était soucieux ; j'interrogeai l'atroce figure de nos chameaux, et il me sembla que j'y lisais un surcroît d'aride mélancolie ; je m'interrogeai moi-même, et je sentis qu'il y avait dans l'air que je respirais du délire et de la fièvre.
La brise était devenue une véritable bourrasque chaude comme le souffle de l'incendie, mais d'une chaleur sèche. L'air avait soif et s'emparait en fuyant de tous les sucs répandus à la surface des corps. La poudre que le vent soulevait en rasant le sol ne nous arrivait point par tourbillons, mais elle formait un courant continu qui fatiguait horriblement nos yeux et nos poitrines. L'horizon, terne d'abord, avait fini par s'effacer complètement, et cependant aucun nuage, aucune vapeur ne le dérobait à nos regards ; il semblait que nous marchions vers un chaos dont la limite, vaguement indiquée, était près de nous. Les premiers plans, seuls visibles à nos yeux, formaient une arène circulaire de peu d'étendue, qui semblait nager au sein de ce chaos. Plus de formes, plus de couleurs arrêtées ; partout la fusion des teintes et l'ondulation des lignes. Le disque du soleil ne nous apparaissait plus que comme une tache indécise derrière ce voile de sable et de feu qui avait tout envahi, et cependant, jamais le tyran ne nous fit sentir plus cruellement sa poignante suprématie ; il était là, comme le général d'armée dont le casque apparaît derrière la poudre des bataillons qu'il a lancés sur l'ennemi. Le sable, devenu mobile, rampait comme un serpent dont la progression rapide ne laisse dans l'air, au lieu d'une forme arrêtée, que l'apparence d'une vapeur fugitive, ou bien encore comme la flamme qui court à la surface de l'alcool embrasé ; puis s'élevant par une courbe insensible, il formait tout autour de nous ce milieu qui nous cachait le ciel et la terre.
Nous avions machinalement rapproché nos montures et nous marchions plus serrés, comme il arrive toujours dans un commun péril. Un seul mot prononcé brièvement circulait dans la caravane : El khamsinn ! disaient nos Arabes ; le kamsinn ! répétions-nous en nous regardant l'un l'autre.
Augustin, atteint déjà d'une toux opiniâtre, semblait à demi vaincu : "Pensez-vous que cela dure ?" nous disait-il. (...)
Cependant la fougue de l'air croissait à tout moment ; le thermomètre s'était rapidement élevé à quarante degrés ! Nos chameaux haletants faisaient entendre un cri plaintif, d'autant plus éloquent que c'était le gémissement d'une nature éprouvée par une longue pratique de l'adversité ; ils ne marchaient plus que par l'effet de cette résignation courageuse, qui est un des traits distinctifs de leur caractère et qui rend leur agonie semblable à leurs beaux jours. (...)
Mais le terme de la lutte était arrivé ; il ne fallait plus songer à chercher un abri ailleurs que sur la plaine rase où nous venions d'être assaillis. Les guides, par un mouvement unanime et spontané, saisirent les licols de nos montures, et tous ensemble, hommes et dromadaires, nous tombâmes la poitrine contre terre pour laisser passer l'ennemi. (...)
Les chameaux agenouillés formaient, à notre profit, une sorte de rempart pareil à ces digues naturelles que des roches bossues présentent quelquefois aux abords d'une rade ; l'expression plus que jamais diabolique de leurs figures les faisait aussi ressembler, lorsqu'ils dressaient la tête, à des démons rangés en bataille pour tenir tête à ces autres démons qui soufflaient sur nous du fond du désert, invisibles derrière le torrent de leurs haleines embrasées. (...) Le sable, après avoir frappé le rempart, n'était pas en totalité emporté par delà ; mais, repoussé par la violence du choc, il s'en allait former, à plus d'un mètre de distance en avant, une contrescarpe d'une hauteur presque égale à l'obstacle contre lequel il avait rebondi. Quant aux voyageurs, ils s'effaçaient de plus en plus, et les saillies de leurs profils conservaient seules quelques traces de la forme et de la couleur primitives."


extrait de Voyage au Mont Sinaï, 1844, par Louis de Tesson (1805-1889), ordonnateur du Bureau de bienfaisance d'Avranches, Manche ; membre de la Société archéologique d'Avranches

mercredi 1 juin 2022

"La navigation du Nil est la plus agréable que l'imagination puisse se figurer" (Eyles Irwin, XVIIIe s.)

photo MC

"Je me levai à la pointe du jour, pour jouir de la vue de la riante contrée qui nous entourait. Le vent était changé, et notre chaloupe, poussée par une brise favorable, voguait avec une extrême rapidité. La navigation du Nil est la plus agréable que l'imagination puisse se figurer. À notre droite, est la belle île du Delta, couverte de moissons, coupée d'une multitude innombrable de canaux qui l'embellissent en la fertilisant, et sur laquelle l'oeil se perd dans une charmante confusion de villes florissantes et de villages romantiques. À notre gauche, le tableau est d'un coloris différent. Les rives sont, il est vrai, ornées de cités superbes et de bois touffus ; et leurs riantes lisières ont toute la verdure et la fraîcheur des bords opposés. Mais quel brusque et tranchant contraste ! Derrière ce jardin enchanté paraît le désert ; son fond rembruni varie la perspective, et répand sur toute la scène une sombre majesté. (...)
Nous poursuivîmes notre voyage jusqu'à midi sans rencontrer le moindre obstacle. (...) Nous ne découvrîmes qu'un assez petit nombre de villes dans ce dernier trajet. La plupart de celles que nous avions vues jusqu'alors étaient en ruine ; mais toutes embellies, par de superbes mosquées et les décombres encore imposants de majestueux édifices, elles offrent encore, du côté de l'eau, une très belle apparence. (...) Ce n'était bien souvent qu'avec peine que nous pouvions nous arracher du tillac. Les objets qui nous environnaient avaient tant d'attraits et de charmes ! Les villes commençaient à se montrer plus fréquemment, et les rives du fleuve paraissaient animées d'une population plus nombreuse. (...)
On ne saurait nombrer la multitude de bâtiments, de toute grandeur, que nous rencontrâmes dans notre trajet du Caire jusqu'en ce lieu, et dont la multiplicité prodigieuse peut donner à un étranger une idée de l'immensité du commerce de l'Égypte. Cependant, l'exportation est à peu près bornée aux comestibles. Le principal article est le blé, qui se distribue dans les différents ports de la Méditerranée et de la mer Rouge. C'est, surtout, avec cette denrée qu'elle paie le café de l'Arabie, et le coton, ainsi que la soie qu'elle tire de la Perse. Si cette nation savait mettre à profit une partie, du moins, des avantages dont l'a favorisée la nature ; si, au lieu de mettre sur les négociants des impôts arbitraires et impolitiques, elle se bornait seulement à commercer sur ses propres navires ; si elle ne souffrait pas que des nations étrangères s'appropriassent, à son détriment, autant qu'à sa honte, le fret de ses marchandises, il est incontestable que ses bénéfices surpasseraient, de beaucoup, ceux de toute autre contrée. (...)
Le temps fut serein pendant la nuit, il n'y eut pas un nuage au ciel. Mais nous n'eûmes que la faible clarté des étoiles. Ce fut peut-être un bonheur pour notre santé, que l'obscurité nous interdît la vue des tableaux qui avaient trop d'attraits pour nous, et qu'un beau clair de lune ne nous invitât pas à passer, sur le tillac, des heures que la nature a consacrées au repos."



extrait de Voyage à la mer Rouge, sur les côtes de l'Arabie, en Égypte, et dans les déserts de la Thébaïde, 1792, par Eyles Irwin (1751 - 1817) poète et écrivain irlandais.

mardi 31 mai 2022

"Louqsor, ce séjour charmant où la nature sourit aux ruines et aux tombes mêmes !" (Théophile Roller, XIXe s.)

 La montagne thébaine, par David Roberts (1796-1864)

"Un éblouissement continu ! La splendeur dans la grâce et dans la majesté. Des colonnades gigantesques les plus importantes du monde, émergeant des oasis, au bord du fleuve qui coule large et calme. Ce fut un coin de Thèbes.
Louqsor et Karnac ne sont qu'une série de hameaux poudreux cachés avec leurs ruines croulantes, sous la feuillée des palmiers. L'un des hôtels construits à l'usage des fils des barbares, dans la cité des Pharaons, étale ses terrasses fleuries au-dessus des berges du Nil. Là, pendant la nuit, sous les clartés d'astres étincelants, notre pensée essaye de ressusciter un passé que la nature la plus radieuse ne parvient pas à effacer ; là, pendant le jour, nous contemplons la partie basse de la ville antique, dont les ruines s'étendent sur l'autre rive, au pied de montagnes roses. Voici les temples des Thoutmès, des Ramsès, des Séti ; les colosses de Memnon, restes silencieux désormais dans la désolation de nécropoles brûlées du soleil ; enfin, dans une gorge de ces monts, dans un chaos de roches calcinées, sans un buisson, sans un brin d'herbe, les sépultures des rois, ces hypogées immenses, couverts jusque dans leurs profondeurs les plus insondables, de peintures symboliques, de sculptures mystérieuses !
Les tombeaux des Pharaons, à Thèbes, sont un exemple de plus de la vanité des efforts humains pour échapper à la destruction matérielle. Les plus illustres avaient déjà été violés, du temps des Ptolémées, malgré le soin avec lequel on les avait cachés dans les flancs de cette gorge sauvage. Dès cette époque, il avait fallu soustraire les momies des plus grands rois de sépultures qu'ils avaient préparées avec tant de soins, pour les sauver de profanations et de rapines.
On les avait donc transportées dans le Ramesséion, assez loin de la place choisie pour eux, et on les avait entassées au fond de puits vulgaires, comme eussent pu l'être de vils esclaves dans des puticoli. Vaine précaution ! On comptait sans la cupidité des rustres fouilleurs de tombes, en quête de quelques scarabées, de colliers, de statuettes, de momies mêmes qu'ils pussent dépecer et vendre par lambeaux à la curiosité des touristes. À qui une main, à qui un pied, à qui une tête, sans parler des beaux couvercles de cercueils, brisés en parcelles, sans souci de leurs symboliques peintures, ni du portrait du mort ! Ils avaient ainsi débité une à une les dépouilles de bien des reines ; cherchant toujours, ils atteignaient celles des rois, quand notre illustre compatriote, M. Maspero, devina leur découverte, prévue du reste déjà par Mariette. C'est ainsi qu'on sauva d'une destruction totale les cercueils des Séti, des Ramsès, des Thoutmès et de bien d'autres. Leurs momies grimaçantes sont maintenant exposées sous verre, aux regards indiscrets d'un public cosmopolite. On peut les voir au Caire, dans le musée de Boulaq. Je serais scandalisé de cette profanation de la mort, si cette ridicule phase de leur destinée n'avait été le seul moyen peut-être de sauver leurs dépouilles d'une destruction qu'ils craignaient par-dessus tout autre malheur.
Après tout, faut-il bien les plaindre ? Vaut-il la peine de s'apitoyer sur un Sésostris qui se faisait sculpter broyant sous les roues de son char les peuples qu'il avait vaincus, assommant ou égorgeant les prisonniers de sa main royale ? Méritait-il bien un autre traitement, ce fils vaniteux qui, sur les monuments, laissait ses flatteurs effacer le nom de son glorieux père Séti, pour lui substituer le sien ? La fausse gloire des conquérants sans cour mérite-t-elle bien une autre récompense que l'outrage d'une célébrité comme celle dont jouissent ces momies, dans un musée ouvert aux badauds autant et plus qu'aux historiens ? Les débonnaires qui semblent n'avoir eu pour dernier héritage qu'une motte de terre, sous laquelle leur dépouille s'est décomposée dans la paix de l'oubli, n'ont-ils pas même en ce monde un plus enviable destin !
Mais que nous voilà déjà loin de Louqsor, de ce séjour charmant où la nature sourit aux ruines et aux tombes mêmes ! C'est pourtant bien là que les poètes peuvent venir rêver à l'aise, et les malades respirer un air sec et sain.
Quelle intéressante station sanitaire va devenir bientôt cette Thèbes illustre qui, grâce aux inventions modernes, n'est plus qu'à huit ou dix jours de Paris ! Et ce Nil qui du Caire peut porter jusqu'ici, quel précieux repos il va offrir aux cerveaux fatigués, aux anémiques qui ont besoin de vivre en plein air, sans fatigues et sans soucis ! Le climat y est plus doux qu'en aucun pays de moi connu. De l'aube jusqu'à minuit, nous avons vécu avec délices, sur le pont du bateau, aspirant les tièdes haleines du désert voisin, en plein janvier ! En dépit de quelques heures douteuses, il semblerait que, dans ce paradis, on ne doit plus être exposé à mourir.
Et pourtant ils y sont morts, les Pharaons, les prêtres, les grands, comme les fellahs ! Vanité des vanités !"

extrait de Le Tour d'Orient, impressions de voyage en Égypte, Terre Sainte, Syrie et à Constantinople (1891), par
Théophile Roller (1830-1895), pasteur de l'Église réformée, archéologue, bachelier en théologie 

samedi 21 mai 2022

La décoration des édifices dans l'Égypte ancienne, par René Ménard (XIXe s.)

île de Philae - photo MC

"Chez tous les peuples primitifs, la décoration a été subordonnée à la construction et les arts de peinture et sculpture n'ont jamais tenté de s'affranchir des lois impérieuses de l'architecture, dont ils n'étaient en quelque sorte que les annexes. Ainsi on ne trouverait pas dans toute l'Égypte une salle ayant un plafond susceptible de recevoir une décoration analogue à celles que nous faisons aujourd'hui, parce que la construction s'y opposait. Le plafond, n'étant que le dessous des dalles qui s'étendent d'un mur à une colonne ou qui relient les colonnes entre elles, était nécessairement divisé en compartiments de dimension restreinte. C'est à cela que Diodore de Sicile fait allusion, lorsqu'il dit, à propos du monument qu'il appelle le tombeau d'Osymandias :"Tout le plafond était d'une seule pierre et parsemé d'étoiles sur un fond bleu."
Il y avait aussi en Égypte des plafonds décorés de bas-reliefs dont le sujet se rattachait habituellement à la voûte céleste. Tel était par exemple le fameux Zodiaque de Denderah qui formait un plafond dans une très petite pièce du temple. L'usage de représenter le ciel sur un plafond était absolument conforme aux idées des Égyptiens, mais on a également employé pour ce genre de décoration soit des hiéroglyphes, soit des ornements dont la forme est le plus souvent empruntée au règne végétal, et dont la couleur, toujours posée en à-plat, était généralement d'une teinte assez vive.
Dans l'architecture égyptienne, tout est peint, les statues comme les bas-reliefs, les colonnes comme les murailles, l'intérieur comme l'extérieur.
Outre les colosses, les scènes militaires et religieuses, les inscriptions en hiéroglyphes, l'ornementation proprement dite tient une très grande place dans le style égyptien. Dans son ensemble, elle est généralement tirée de la flore du pays et se relie pleinement avec la logique architecturale des monuments qu'elle a pour mission de décorer. C'est ainsi que nous retrouvons dans la disposition des végétaux érigés en supports, dans la colonne, un groupement de tiges, ou un épanouissement de feuillage en chapiteau répondant parfaitement aux
nécessités de ce rôle de support. Mais dans l'ornementation des parties accessoires, qui n'accusent pas autant la construction, la fantaisie se donne plus libre cours, et les formes géométriques se mêlent assez volontiers à la flore et à la faune. Ici nous trouvons un ornement dont la disposition semble empruntée aux écailles de poisson ; là, des bandes colorées sur lesquelles courent des enroulements ; plus loin un semis de fleurs sur des petits cercles régulièrement tracés, etc. Le principe des alternances, dont les Grecs devaient tirer plus tard un si heureux parti, est déjà très nettement accusé en Égypte : fleurs de lotus dressées sur leurs tiges alternant avec les mêmes fleurs renversées, feuillage aux pointes aiguës alternant avec des grappes de fruits arrondis, lignes courbes alternant avec des lignes anguleuses, etc.
Mais ce qui est particulièrement remarquable dans la flore, c'est qu'elle est toujours traitée conventionnellement sans jamais viser à l'illusion de la réalité ; elle se fait ornement et n'emprunte à la forme végétale que ce qui est nécessaire pour en indiquer l'espèce. Le dessin des Égyptiens ressemble à leur écriture hiéroglyphique ; il ne fait jamais le portrait d'une plante ou d'un animal, il se contente d'en exprimer le type."

extrait de La décoration en Égypte, 1884, par René Ménard (1827-1887), peintre, rédacteur en chef de la Gazette des Beaux-Arts, professeur d'histoire à l'École nationale des arts décoratifs.

vendredi 20 mai 2022

"La navigation sur le Nil est pleine de charme" (Jean-Baptiste Eyriès et Alfred Jacobs - XIXe s.)

cange sur le Nil, d'après Prisse d'Avennes (British Museum)

"Pour remonter du Caire aux cataractes, je louai une cange, petit bâtiment que son équipage, composé d'un douzaine de matelots, conduisait, selon les circonstances, à la voile ou à l'aviron. Deux cabines servaient à nous loger moi et mon domestique ; quant aux bateliers, ils dormaient sur le pont. 
Au-dessus du Caire, le Nil n'est plus sillonné de barques et de navires comme dans le Delta ; c'est seulement à l'approche de Minieh, de Girgeh, que les canges se croisent encore et que les voyageurs trouvent à échanger un salut et des vœux de bon voyage.
Plus d'une fois nous nous trouvâmes seuls sur ce fleuve large comme un océan ; lorsque le vent soufflait les matelots dépliaient les énormes voiles triangulaires qui se tendent sur les mâts ; dans les heures de calme, ils maniaient leurs avirons ou poussaient sur le fond à l'aide de grandes perches, ou encore, mettant pied à terre, ils nous halaient du rivage. 
Notre navigation fut interrompue à deux reprises par le simoun ou khasmin, vent du sud, qui soulève sur les eaux et dans le désert de terribles tempêtes. À terre, les sables s'agitent ; les rides qui froncent leur surface se déroulent avec un léger frôlement ; puis la plaine devient houleuse, de grosses vagues roulent en mugissant et inondent le voyageur d'une pluie de sable brûlant ; une sorte de poussière impalpable obscurcit le soleil comme un brouillard sanguin ; il faut alors s'envelopper la tête, et marcher le dos au vent ; si la tempête ne s'apaise pas, si le vent apporte plus épais les tourbillons de sable, il faut se hâter de gagner un abri, car le khasmin peut être meurtrier dans le désert. Sur le Nil, il soulève les flots et les entrechoque comme ceux de la mer, il couvre le pont des navires de cette poussière pénétrante qui brûle les yeux et dessèche les narines et les lèvres ; la navigation devient impossible, il faut avoir soin d'amarrer bien solidement la barque au rivage, et attendre que la tourmente soit passée.
À part ces moments où la nature est en convulsion, la navigation du Nil est pleine de charme. On ne se lasse pas d'admirer les rives du fleuve inondées de soleil, couvertes de palmiers ou semées de plantes odorantes ; la brise fait onduler des champs immenses de trèfle, de blé, d'orge ; un délicieux parfum s'échappe des arbrisseaux en fleurs ; et çà et là quelques hommes accroupis sous une tente de poil de chameau, tandis que leurs troupeaux paissent autour d'eux les luzernes, quelques oiseaux, que le bruit des avirons fait lever au milieu des roseaux de la berge, animent le paysage. Tel est le Nil jusqu'au mois de mai et dans la première moitié de juin. Passé ce temps, les pluies qui, depuis mars, n'ont cessé de tomber au-dessous du 17e parallèle, et de gonfler les deux bras du fleuve, grossissent graduellement ses eaux et changent l'aspect de ses rives. C'est à l'équinoxe d'automne que le Nil acquiert sa plus grande élévation ; il reste permanent quelques jours, puis diminue avec lenteur, déposant sur ses rives ce limon qui féconde toute la vallée. Une bonne inondation doit atteindre et ne pas dépasser trente pieds ; au-dessus de cette hauteur, les eaux dévastent la campagne, surtout dans la Basse-Égypte, et au-dessous elles laissent une partie du pays stérile. Des canaux d'irrigation dérivés de différents points du fleuve rendent susceptibles de culture des terrains que le débordement n'atteint pas. Les anciens rois d'Égypte firent creuser des réservoirs pour recevoir l'excédent des eaux et prévenir les ravages des trop grandes inondations. Tel fut le but du canal de Joseph et de ce fameux lac Mœris, dont l'emplacement longtemps douteux a été retrouvé avec certitude par ce même ingénieur français, M. de Linant, qui a consacré de si longues études au canal du Nil à Suez. La découverte d'immenses digues, de construction antique, témoigne que l'œuvre gigantesque du roi Mœris avait pour emplacement la petite ville de Fayoum, située dans la Moyenne-Égypte, sur la rive gauche du Nil, à une dizaine de lieues au sud de Gizeh.
Pendant les trois mois que dure l'inondation, les habitants, retirés dans leurs habitations construites sur des monticules, communiquent entre eux au moyen de barques ; l'Égypte tout entière est un immense lac aux eaux tour à tour vertes et rougeâtres, et entrecoupées d'innombrables îlots. Le fleuve emplit toute la vallée égyptienne dans une largeur de quinze à vingt kilomètres. Dans le moment où je le remontai, il n'occupait que la vingtième partie de cet espace.
Déjà une grande activité régnait sur ses rives, les habitants s'occupaient à terminer les travaux de la moisson, et à rentrer leurs récoltes dans leurs magasins élevés ; beaucoup présageaient, d'après les vents du nord qui, cette année, soufflaient plus tôt que de coutume, que l'inondation serait bonne. Nos bateliers se félicitaient aussi de cette brise favorable qui gonflait notre grande voile, et leur évitait une partie de leurs pénibles labeurs."


extrait de Voyage en Asie et en Afrique, 1859, par Jean-Baptiste 
Eyriès (géographe français, 1767-1846, auteur du texte) et Alfred Jacobs (archiviste-paléographe, docteur ès lettres, 1827-1870).