mercredi 24 octobre 2018

"Un peuple qui semblait ne travailler que pour l'immortalité" (Claude Etienne Savary, à propos de l'Égypte ancienne)

Temple hypèthre dans l'île de Philæ, photo de Bonfils
"Les voyages sont l'école la plus instructive de l’homme. C'est en voyageant qu'il peut apprendre à connaître ses semblables ; c'est en vivant avec différents peuples, en étudiant leurs mœurs, leur religion, leur gouvernement, qu'il a un terme de comparaison pour juger des mœurs, de la religion, du gouvernement de son pays. Environné des préjugés de l'éducation, soumis à la loi de l'habitude, tant qu'il ne quittera point sa terre natale, il ne verra les autres nations qu'à travers un verre opaque, qui changeant à ses yeux leurs formes et leurs couleurs, lui en fera porter des jugements faux. Il s'étonnera de leurs erreurs, quand lui-même payera tribut à des erreurs aussi frappantes ; il rira du ridicule de leurs usages, quand lui-même sera l'esclave d'usages non moins extravagants.
Mais, après qu'il aura examiné avec une attention réfléchie les mœurs et le génie des peuples divers, après qu'il aura calculé jusqu'à quel point l’éducation, les lois, le climat influent sur leurs qualités physiques et morales, la sphère de ses idées s'étendra, la réflexion l'affranchira du joug des préjugés, et brisera les liens dont la coutume avait enchaîné sa raison. C'est alors que, tournant ses regards vers sa patrie, le bandeau tombera de ses yeux, les erreurs qu'il y avait puisées s'évanouiront et il la verra sous un jour différent.
Avant de commencer ses voyages, il importe qu'il ait une connaissance profonde de la géographie et de l'histoire. L'une lui marquera la place qui servit de théâtre aux grands événements, l'autre les retracera dans sa mémoire. Éclairé de ce double flambeau, s’il parcourt les contrées orientales, où sont arrivées les révolutions étonnantes qui ont plus d'une fois changé la face de la terre, il verra tous les objets s'animer devant ses pas. Les marbres, les ruines, les montagnes parleront à son esprit et à son cœur. (...)
À la vue des monuments superbes que l'Égypte possède encore, il pensera quel dut être un peuple dont les ouvrages seuls d'entre ceux des nations anciennes ont bravé les ravages du temps, quel dut être un peuple qui semblait ne travailler que pour l'immortalité, et chez lequel Orphée, Homère, Hérodote, Platon allèrent puiser les connaissances dont ils enrichirent leur patrie. Il regrettera que les efforts des savants n'aient pu lever le voile des hiéroglyphes si nombreux dans cette riche contrée. L’intelligence de ces caractères éclaireront l'Histoire ancienne et jetteront peut-être un rayon de lumière à travers les ténèbres qui couvrent les premiers âges du monde.
Devenu citoyen de l'univers, il s'élèvera au-dessus de la partialité et de l’opinion, et en décrivant les villes, les pays, il remettra à la vérité le soin de conduire ses pinceaux. Mais qu'il évite de se placer, comme tant d'autres voyageurs, sur le devant de ses tableaux, de s'entourer de clarté, de laisser dans l'ombre le reste des personnages. Qu'il se montre sans affectation, ou pour l'intelligence du sujet, ou pour donner du poids aux faits qu'il expose. Telles sont les connaissances que doit au moins posséder celui qui veut voyager avec fruit. Tels sont les principes dont il doit être pénétré.
Aux lumières et au génie de l'observation, il faut qu'il joigne encore cette sensibilité vive, profonde, pénétrante qui seule fait voir et écrire avec intérêt. S'il n'a point été attendri à l'aspect du lieu où le grand Pompée fut assassiné en débarquant près de Péluse ; si les merveilles de l'Égypte ne l'ont point frappé d'étonnement et d'admiration, s'il n'a pas gémi sur les débris augustes d'Alexandrie et sur la perte de 400.000 volumes dévorés par les flammes, si le feu de l'enthousiasme n'a point embrasé son cœur près des ruines de Troie, de Sparte et d'Athènes, qu'il se garde d'écrire, la nature ne l'avait pas formé pour transmettre à ses semblables les grandes impressions que doivent produire les grands objets."

 

extrait de Lettres sur l'Égypte, tome premier, 1786, par Claude Étienne Savary (1750-1788), orientaliste, pionnier de l'égyptologie

mardi 23 octobre 2018

Le but de la décoration, dans le temple égyptien, était de "donner asile aux âmes des dieux dans leurs formes matérielles" (Maxence de Rochemonteix)

Denderah : bas-relief représentant Hathor et Horus
"La décoration des murailles de la demeure des dieux avait en Égypte une importance de premier ordre. Tout ce qui était construit en pierre était couvert d'inscriptions, de tableaux, d'emblèmes rehaussés d’or et de couleurs vives avec une profusion qui déroute l'imagination ; parois, corniches, colonnes, tout était ciselé, sculpté, enluminé. (...)
... il ne s’agit pas ici de flatter l'œil par des représentations artistiques. Le but de la décoration est d'autre importance : avant tout, il faut donner asile aux âmes des dieux dans leurs formes matérielles, les parer d'emblèmes qui ont une signification déterminée. À peine les sculptures sont-elles achevées, que les dieux s’empressent de prendre possession de leurs images, des enveloppes qui ont été créées pour eux : "Les grandes formes (de la divinité éponyme ), dit une inscription de Denderah, ont été figurées sur les murs aux places qu’elles doivent occuper ; son âme descend vers son portique, elle contemple ce qu’on a fait pour elle, elle vole comme un épervier à tête humaine, au corps de turquoise, suivie de ses compagnes, vers les retraites où est sa divine image, elle pénètre dans sa statue au fond du sanctuaire." 
Et ailleurs, le cortège des compagnons d'Hathor, ses propres transformations, ses grandes formes, toutes les sociétés divines qui sont représentées dans son temple, s'écrient de leur côté : "Allons, approchons de Denderah, le séjour bien-aimé d'Hathor, car voici qu'elle s’envole, épervier à tête humaine, en avant de ses parèdres, pour se poser dans sa barque sacrée, pour éclairer son temple au premier jour de l'année, pour se réunir au rayon de son père (le soleil) dans l'horizon."
Ainsi cette foule innombrable d'images qui défilaient en creux ou en relief sur les murailles, ces statues qui remplissaient le temple, correspondaient à autant de personnes divines que le prêtre pouvait en déterminer. Elles n'étaient pas vides, elles servaient d'asile à l'âme de ces personnes divines ; quelques statues même étaient articulées pour permettre au dieu intérieur d'indiquer par des mouvements sa volonté aux humains. Si le sculpteur, se laissant aller au caprice de son imagination, avait fait à Amon, par exemple, une image plus réelle, s’il lui avait donné une attitude gracieuse ou terrible, s’il l'avait animée de son propre sentiment de la vie, alors cette image artistique n'aurait plus été un Amon. Ainsi des autres dieux ; leurs âmes n'auraient plus reconnu leur enveloppe dans des statues fantaisistes ; quel désordre lors de l’arrivée de la divine société dans ses sanctuaires ! Qui peut dire même si les figures créées de la sorte n’appartenaient pas à des âmes perverses qui auraient envahi le temple ? 
Il n'en est pas autrement des emblèmes disposés autour des dieux, des objets consacrés qui leur sont présentés : chacun a sa signification ; comme toute chose, dans l'univers, ils ont aussi leur âme de chose : au contraire, sous la forme hiératique, ils avaient toute leur efficacité, toute leur vertu prophylactique qui était leur principale raison d’être aux yeux du prêtre. Puisque les personnages, les objets représentés étaient plus que de simples images, les cérémonies et les offrandes dans lesquelles ils figuraient avec la mimique prescrite, et dont les tableaux fixaient la scène, se reproduisaient en réalité sur la muraille d’une manière permanente, telles qu'elles avaient eu lieu la première fois dans le temple, en face des dieux, telles qu'elles s'y renouvelaient chaque jour. 
Le but que le fidèle se proposait en faisant ces cérémonies et ces offrandes, c'est-à-dire l'obtention des faveurs demandées, la satisfaction des dieux, leur préservation et la préservation de leurs œuvres, l'accomplissement de leurs transformations, ce but était également atteint sans discontinuité au moyen des tableaux. Par suite, rien n’y pouvait être changé, pas plus qu'aux prières, aux textes gravés à côté. 
En fait, le résultat pratique, recherché avant tout dans la décoration, c'est la protection du dieu et de son temple. On n'attendait pas moins d’ailleurs des emblèmes et ustensiles existant en nature dans l'édifice, et qui, tout en ayant les usages dans les rites, possédaient aussi une efficacité magique destinée à calmer les inquiétudes perpétuelles de l’Égyptien. En sorte que ces images rigides plaquées sur les murailles, véritables signes idéographiques, qui malgré leurs couleurs brillantes, malgré la richesse de leurs diadèmes et de leurs cuirasses dorées, nous causent à nous un sentiment de vide et de mort, s'animaient pour le prêtre méditant dans l'ombre des sanctuaires, se dressaient comme une armée de divinités éclatantes qui, avec leurs amulettes et leurs talismans, formaient une garde terrible contre les agressions du dehors et les embûches des puissances mauvaises."


extrait de Bibliothèque égyptologique - Œuvres diverses, 1894, par Maxence de Rochemonteix (marquis de, 1849-1891), égyptologue français

"Sans contredit la Thèbes égyptienne fut la plus magnifique des capitales du monde, et probablement la plus ancienne" (Jean-Jacques Rifaud)

 
temple de Karnak - photo de Lekegian
"Carnak ouvre pour le voyageur la suite extraordinaire d'aspects qui vont se succéder devant lui ; Luxor, Gournah, Médinet-Abou, Arment, la vallée de Biban El-Malouk, Gebelyn, sont les autres points principaux qui s'offriront à son admiration et à ses recherches. La rapidité avec laquelle on peut avoir fait plusieurs explorations n'est plus possible à Thèbes ; l'observation prend ici une allure plus sérieuse et plus circonspecte, à cause du caractère grandiose et imposant des monuments, dont le nombre est d'ailleurs si considérable qu'il échappe à l'énumération. Au lieu de quelques mois, le voyageur aurait besoin de consacrer des années à la Thébaïde, car chaque recherche nouvelle qu'on y fait est toujours suivie de nouvelles découvertes.
Le temple de Carnak est un des plus merveilleux exemples de la magnificence des anciens Égyptiens ; ce monument a quatorze cents pieds d'étendue de l'est à l'ouest ; les grandes colonnes qui sont dans la salle hypostyle ont trente-trois pieds de circonférence, et ne sont pas moins surprenantes par leur grande élévation. Au reste la Thébaïde réserve bien d'autres sujets d'étonnement pour le voyageur : ses colosses de quarante, soixante et quatre-vingts pieds de hauteur ; les cariatides immenses qui décorent ses propylées ; ses statues démesurées d'Osymandias, etc., etc. Quoique déjà imposants par leur masse, ces vestiges ne le sont pas moins la plupart par leur haute antiquité ; il y en a qui remontent à onze mille ans avant Mœris, ou douze cent cinquante-six ans avant l'ère chrétienne, et cette supputation est au-dessous de celle de Diodore de Sicile et d'Hérodote : sans contredit la Thèbes égyptienne fut la plus magnifique des capitales du monde, et probablement la plus ancienne. 

On trouvera autour de Carnak une foule d'édifices et de monuments de tout âge, entre autres ceux qui furent découverts par les fouilles que j'y fis faire depuis 1817 jusqu'en 1823, et parmi lesquels figurent soixante-six statues. (...)
Je me souviendrai toujours d'avoir trouvé, en entrant dans le grand temple de Carnak, un Grec qui était occupé à abattre les murailles septentrionales du sanctuaire. Mes affaires m'appelaient en ce moment-là à Cosséir où je dus me rendre ; à peine de retour, je revins au grand temple ; le malheureux Grec avait fini son ouvrage, et, d'après le dire des Arabes, avec si peu de soin, que beaucoup de pierres de ce sophite avaient été endommagées. Il les faisait crouler au moyen d'une corde, de toute la hauteur où elles étaient posées, et pas une ne fut exempte de mutilation. Ces pierres étaient numérotées avec des caractères de deux lignes de relief, ressemblant les uns à notre chiffre 9, les autres à deux fers-à-cheval symétriquement opposés, ou au chiffre romain qui exprime une dizaine. Toutes sont restées en tas au bord du Nil, et ne sont plus bonnes à rien ; elles devaient être transportées jusqu'à Alexandrie, pour le compte d'un Anglais qui en avait offert cinq cents piastres ; mais l'impossibilité de couvrir les frais de démolition et ceux du transport avec une somme aussi modique a fait tout abandonner.
Les impressions que le voyageur a éprouvées en voyant le temple de Carnak se renouvellent devant celui de Luxor ; ici l'attention est en outre attirée par un palais singulièrement remarquable ; on y distingue entre autres des obélisques d'un seul bloc qui ont quatre-vingt-six pieds de haut. Les façades de ces obélisques m'ont paru d'un travail exquis ; j'ai été aussi frappé par l'effet que produisent les colosses qui les accompagnent, que j'ai déblayés en 1817 jusqu'à leur base (...). Deux de ces figures, que j'ai pris le soin de mesurer, sont de la taille de quarante pieds et quelques pouces. Malheureusement l'ancien quai de Luxor est entamé par le Nil, et ne pourra longtemps encore résister à l'action des eaux qui touchent déjà les dernières colonnes du palais. Ce quai antique est en grandes briques cuites liées entre elles par un ciment d'une dureté extrême ; ses ruines offrent des blocs énormes de dix à quinze pieds de large, et de vingt-cinq à trente-cinq de longueur. En dehors de ces débris règne un autre quai en grès qui paraît être d'une époque postérieure ; ces dernières pierres conservent des traces de dessins hiéroglyphiques." 



extrait de Tableau de l'Égypte, de la Nubie et des lieux circonvoisins ; ou Itinéraire à l'usage des voyageurs qui visitent ces contrées, 1830, par Jean-Jacques Rifaud
(1786-1852), membre de l'Académie royale de Marseille, de la Société Statistique de la même ville, de la Société de Géographie de Paris et de la Société Asiatique ; membre correspondant de la Société royale des Antiquaires de France, et membre correspondant de l'Académie de Nantes. Grand voyageur, passionné de fouilles archéologiques, il séjourna en Égypte treize années.

L'enthousiasme d'Arthur Rhoné découvrant le Caire

Le Caire - mosquée et rue de la Citadelle, vers 1895 - auteur non mentionné
"On nous l'avait bien dit, dès les premiers pas on saisit toute la distance qu’il y a d’une capitale illustre et intacte à un lieu de transit où le mélange a tout altéré : le Kaire efface Alexandrie.
Mais comment décrire ce milieu d’enchantements où l'on entre, ce fouillis de rues, de venelles, de places irrégulières et charmantes de caprice, où chaque maison, chaque édifice presque est un chef-d'œuvre d’originalité délicate et pleine de sève ! Comment dépeindre ce calme dans les airs, cette lumière éblouissante où baignent les minarets sculptés, puis l'ombre intime et douce qui règne au fond des rues ! Ici tout est en fête, en joie perpétuelle : le pittoresque, la couleur, le mouvement règnent sans partage ; tout chatoie, miroite et bruit ; tout s'agite et poudroie, comme les atomes joyeux dans un rayon de soleil.
Au bruit argentin du harnais de nos petites montures alertes et vives, nous courons tout le jour sans nous arrêter, de rue en rue, de mosquée en mosquée, quittant la place inondée de soleil et de foule, où bat le tambourin du conteur arabe, pour nous enfoncer dans les mystères d’étroits passages où le ciel n'est plus qu'un filet de lumière éclatant qui serpente derrière les moucharabyéh à jour ; entrevoyant rapidement dans l'ombre fraîche des mosquées les croyants qui se plongent dans les fontaines d'ablutions ou s’abîment la face contre terre sur leurs beaux tapis harmonieux ; poursuivant les caravanes jusque dans les cours des okels à arcades, où les chameaux fatigués mugissent en s’agenouillent au milieu des ballots qui roulent dans tous les sens du sommet de leur dos poudreux.
C'est une vision rapide que nous venons d’avoir ; mais, puisqu'il n'est pas encore question du voyage de l'isthme, nous allons pouvoir nous lancer dans ces délices et ces merveilles d'un autre âge, marchander toutes les tentations des bazars, enfourcher tous les ânes et faire aboyer tous les chiens !"
 

extrait de L'Égypte à petites journées : études et souvenirs : Le Kaire et ses environs, par Arthur Rhoné (1836-1910)

lundi 22 octobre 2018

Le temps de la moisson, dans l'ancienne Égypte, par Jean Louis Antoine Reynier

tombe de Menna (nécropole thébaine)
"On moissonnait (dans l'ancienne Égypte) avec des faucilles ; ce procédé est représenté dans les anciennes peintures : on y voit aussi que des hommes transportaient la récolte dans de grands paniers. Serait-ce que l'artiste n'a pas voulu peindre des ânes sur les murs des monuments religieux, ou bien qu'alors on se bornait à couper les épis, laissant la paille pour la récolter à mesure des besoins ? L'ordre donné aux Juifs, de se procurer eux-mêmes celle nécessaire pour la fabrication des briques qu'ils devaient fournir, serait en faveur de cette dernière opinion ; il est cependant difficile de l'admettre, car, dans un pays où la paille est aussi nécessaire, puisqu'elle forme la base principale de la nourriture des bestiaux, on n'aurait pas adopté une méthode qui en aurait fait perdre une grande partie. 
Le dépiquage, c'est-à-dire la séparation du grain d'avec la paille, y est représenté comme étant fait par des animaux qui marchent sur les gerbes stratifiées, procédé pareil à celui qu'on emploie dans tout le midi de l'Europe. On emploie maintenant le norreg, instrument dont les Romains ont eu connaissance et qu'ils ont nommé chariot punique. Varron dit qu'on en faisait usage en Syrie, à Carthage et en Espagne ; son silence, relativement à l'Égypte, n'est pas une preuve qu'on ne l'avait pas encore adopté, puisqu'il n'y a pas voyagé. On ne peut rien inférer des anciennes peintures, où cet instrument ne paraît nulle part, puisque les scènes, qui y sont représentées, se rapportent toutes aux époques les plus anciennes de l'agriculture , les seules qu'on reproduisait sur les monuments religieux. Ainsi, lors même que l'exécution de quelques-unes de ces peintures paraîtrait d'une date plus récente, elles ne seraient pas une preuve pour le temps où elles auraient été exécutées, puisqu'elles n'étaient qu'une reproduction d'un modèle antérieur. On séparait le grain de ses bales en le jetant en l'air, pendant qu'il soufflait un vent modéré ; il portait au loin les substances plus légères, tandis que le grain retombait, entraîné par son poids ; on achevait ensuite de le purifier avec des cribles, formés de fibres de papyrus.
La récolte faite, dépiquée et nettoyée, un nouveau temps d'inaction recommençait pour le cultivateur, et se prolongeait jusqu'après l'inondation suivante. Ainsi toute sa vie rurale se bornait, pour les terres arrosées par l'inondation, à deux époques bien courtes de travail, celle des semailles et ensuite celle des récoltes ; tout le reste de l'année, ses champs ne réclamaient ni ses soins, ni ses regards. Nulle part, ainsi que je l'ai déjà fait remarquer, la nature ne fait autant pour l'homme et exige de lui moins de travail."

extrait de De l'économie publique et rurale des Égyptiens et des Carthaginois, 1823, par Jean Louis Antoine Reynier (1762-1824), naturaliste suisse, ayant fait partie de l'expédition d'Égypte, en qualité de directeur des revenus en nature et du mobilier national

"On voit quel immense sujet d'études présente une agglomération d'édifices comme ceux de Luxor ou de Karnac" (Charles Marie Wladimir Brunet de Presle)

Louxor, par Zangaki
 "Les vastes temples de l'Égypte, comme nos cathédrales gothiques, sont presque tous l'œuvre de plusieurs générations, et portent les noms et les légendes de tous les rois qui contribuèrent à leur embellissement. 
Le sanctuaire primitif est en général de proportion modique ; il se décore ensuite de portiques, de cours, de vastes salles hypostyles, d'avenues, de pylônes, et d'immenses enceintes dans lesquelles se trouvent encastrés d'autres édifices qui n'appartenaient pas au plan primitif. Souvent une colonne, une architrave d'une des parties les plus anciennes a été réparée par un souverain postérieur de plusieurs siècles, et qui n'a pas manqué d'y apposer son nom. Quelquefois on a employé des matériaux qui provenaient d'édifices détruits ; les sculptures qu'ils portaient primitivement ont été cachées dans l'épaisseur des murs, et ne reparaissent que par une nouvelle démolition. 
Il n'est pas sans exemple aussi de voir des cartouches royaux martelés ou recouverts de stuc, pour faire place à d'autres légendes. Enfin, contre les murs des sanctuaires sont quelquefois dressées des stèles d'époques diverses. On voit quel immense sujet d'études présente une agglomération d'édifices comme ceux de Luxor ou de Karnac, et quels travaux sont nécessaires, afin de ne laisser perdre pour la science aucun des renseignements qu'ils contiennent encore et qui vont s'effaçant chaque jour. Il faut, avec l'expérience d'un architecte initié à la disposition habituelle des temples et des palais égyptiens, reconnaître, à l'aide de quelques arasements souvent interrompus par les démolitions ou par des sables amoncelés, le plan général de l'édifice, distinguer les parties primitives des réparations ou des superfétations postérieures, puis savoir copier, avec l'habileté d'un artiste et la minutieuse fidélité d'un philologue, toutes les légendes sculptées ou peintes qui subsistent encore.
Malgré les magnifiques travaux dont l'Égypte a été l'objet, ces conditions n'ont pas été partout complétement remplies : le grand ouvrage de la Commission d'Égypte est digne de l'admiration qu'il a excitée par la fidélité des vues, plans, coupes, élévations de monuments, et en général de tout ce qui se rapporte à la décoration architecturale, sans parler de ce qui touche aux autres branches des sciences. Mais à une époque où l'écriture hiéroglyphique n'offrait aucun sens à l'esprit, il était impossible de reproduire avec assez d'exactitude les innombrables signes dont elle se compose ; et souvent, en copiant les grands bas-reliefs historiques, on a négligé les inscriptions qui en contiennent l'explication, et qui leur donnent maintenant leur principal intérêt.
C'est pour remplir cette regrettable lacune que Champollion traça le plan de son voyage en Égypte, plan qu'il exécuta, secondé par des artistes instruits et habiles, avec ce zèle et cette supériorité qui l'ont fait reconnaître unanimement pour le fondateur de la science hiéroglyphique."



extrait de Examen critique de la succession des dynasties égyptiennes, 1850, par Charles Marie Wladimir Brunet de Presle (1809-1875), historien français, papyrologue, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de l’Institut de France, auteur d'une monographie sur le Sérapéum de Memphis

"Par son histoire plus encore que par la fertilité de son sol, l'Égypte a mérité de fixer les regards" (Auguste Mariette)

Philae, temple d'Isis, par Antonio Beato
 "L'histoire nous apprend que l'Égypte est bornée au Nord par la Méditerranée, au Sud par la cataracte d'Assouan. Mais l'histoire, en posant ces limites, ne tient aucun compte des indications fournies soit par la géographie, soit par l'étude comparée des races. 
Au nord-est du continent africain, de la mer à l'équateur, s'étend une zone immense de terrain formée par le même fleuve, par lui seul fertilisée. D'un autre côté, des races diverses qui peuplent les rives de ce fleuve, les unes sont incultes, sauvages, incapables de se gouverner elles-mêmes ; au contraire, en deçà du tropique, on rencontre une nation qui mérite l'admiration des hommes par sa gloire, par son industrie, par tous les éléments de civilisation qu'elle possède en son sein. L'histoire devrait donc dire que l'Égypte s'étend là où coule le Nil, et qu'ainsi l'Égypte a le droit de revendiquer comme son domaine toutes les terres qu'arrose ce fleuve célèbre, aussi loin qu'elles s'étendent vers le Sud.
L'Égypte est un pays privilégié entre tous. Son territoire nourrit une population docile, prompte au bien, facile à instruire, capable de progrès. La fertilité proverbiale de son sol, la douceur de son climat, écartent presque absolument d'elle le froid et la faim, deux fléaux qui, dans des pays moins favorisés, engendrent de véritables maladies sociales. 

Que dire du Nil ? Le Nil est le roi des fleuves. Chaque année, presqu'à jour fixe, grossi par les pluies torrentielles qui sont tombées dans certaines régions du Soudan, il sort de son lit, inonde les terres dont on lui facilite l'accès, et ne se retire qu'après y avoir déposé un limon bienfaisant. Autre part, l'inondation des fleuves est presque toujours un malheur public ; loin de traiter le Nil en ennemi qu'il faut sans cesse combattre, l'Égypte voit en lui un ami qui l'oblige, puisqu'avec la fécondité il lui apporte la richesse. 
Envisagée comme nation, l'Égypte ne mérite pas moins de fixer notre attention. Son rôle dans les affaires du monde a toujours été grand. À portée presque égale de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, il ne s'est pour ainsi dire point passé un événement remarquable auquel, par la force des circonstances, elle ne se soit trouvée mêlée. C'est même là le côté saillant de son histoire. L'Égypte ne brille pas quelques instants, comme tant d'autres pays, pour s'éclipser ensuite dans une nuit plus ou moins profonde : elle a, au contraire, l'étrange fortune de maintenir son action à travers soixante-dix siècles, et, à presque toutes les époques de cette immense durée, on la trouve exerçant sur quelque point une notable influence. 
Dans l'antiquité pharaonique, c'est l'Égypte apparaissant à l'origine des temps comme l'aïeule de toutes les nations, c'est Chéops bâtissant, au moment où le reste de la terre n'a pas encore d'histoire, des monuments que l'art moderne ne surpasserait pas ; c'est Thoutmès, c'est Aménophis, c'est Ramsès, enchaînant à leur char toutes les races d'hommes alors connues ; sous les Grecs et les Romains, c'est l'Égypte régnant par les idées comme auparavant elle avait régné par les armes ; ce sont les sectes philosophiques d'Alexandrie conduisant, à un moment de crise suprême, le grand mouvement d'où est sorti le monde moderne ; au moyen âge, c'est l'art arabe créant au Caire ses inimitables merveilles ; ce sont les Croisades, c'est saint Louis prisonnier à Mansourah ; au commencement du siècle, c'est Bonaparte et son aventureuse mais brillante expédition ; enfin, de nos jours, c'est la dynastie de Méhémet-Ali, c'est la civilisation introduite sur les bords du Nil, c'est l'Égypte marchant à grands pas dans la voie du progrès et par là appelant sur elle l'attention du monde entier. 
Par son histoire plus encore que par la fertilité de son sol, l'Égypte a donc mérité de fixer les regards. Au rapport de Platon, quand Solon visita l'Égypte, les prêtres de Saïs lui dirent : "Ô Solon, Solon ! vous autres Grecs, vous êtes des enfants ; en Grèce il n'y a pas un vieillard !..." C'est pour avoir ouvert la voie où tant de peuples se sont avancés à sa suite que, déjà, il y a deux mille cinq cents ans, l'Égypte jouissait de la gloire qui la suivra à travers les âges."


extrait de Aperçu de l'histoire ancienne d'Égypte : pour l'intelligence des monuments exposés dans le temple du parc égyptien, par Auguste Mariette, 1867