vendredi 26 octobre 2018

Le canal de Suez, "chef-d'œuvre des temps modernes" (Antonin Thivel)

date de la photo : 1880 - auteur non mentionné
"L'entrée du canal de Suez est déjà magnifique par sa largeur. De grands mâts indiquent aux pilotes la direction à suivre.
C'est par une des plus belles nuits de ce climat que nous descendîmes le canal. La lune jetait un éclat éblouissant. Enveloppé de mon manteau je restais sur le pont pour jouir de la fraîcheur, tout en me défendant contre le froid, qu'on sait assez dangereux en Égypte.
Les bateaux destinés au service postal ont été construits en conséquence. On y a ménagé un petit salon intérieur, puis une terrasse couverte et enfin, à l'avant, un emplacement organisé pour les dernières classes.
Tout le monde a suivi avec passion dans les journaux les détails qui concernent le percement de l'isthme de Suez, l’œuvre pharaonique de notre époque. Mais qui a pu se rendre un compte exact des difficultés vaincues ?

Qui, sans les avoir vues, aurait pu se faire une idée de ces machines aussi puissantes qu'ingénieuses, préparées pour vaincre, dans cette lutte de géants, et contre les hommes et contre la nature ?
Le canal existe. Ce chef-d'œuvre des temps modernes dépasse en grandeur et surtout en utilité commerciale les huit merveilles de l'antiquité. Toutes les conditions de navigation facile et sûre il les réunit, au grand avantage des ennemis mêmes de cette entreprise. 

Toutefois, comme les choses humaines sont toujours imparfaites, il manque à celle-ci un développement plus complet. Il faudra une abondance encore plus grande des eaux pour ramener peu à peu la vie sur ces rives si longtemps abandonnées. Et pour cela il suffit qu'on veuille mettre à profit les années spécialement pluvieuses, réserver de grands volumes d'eaux douces et augmenter la masse destinée aux irrigations.
Ce n'était pas en un jour qu'on pouvait maîtriser le désert ; dans son œuvre de tant de siècles, il a opprimé et stérilisé la nature (...)"


extrait de L'Orient : tableau historique et poétique de l'Égypte (1880), par
Antonin Thivel (1826-1883), collaborateur de la Revue du Lyonnais

"L'élément religieux a toujours été le trait le plus saillant de la vie sociale des anciens Égyptiens" (Charles Taglioni)

 
temple de Louqsor - auteur de la photo non mentionné
"Le 29 octobre, à six heures du matin, une petite caravane, composée de huit personnes, et dont je faisais partie, montée sur des baudets, se mit en marche sous la direction de M. Erbkam, pour se rendre à Karnak et en visiter les ruines.
À peine avions-nous fait quelques pas, que nous nous trouvions au milieu des ruines de Louqsor. Nous étions à l'endroit où la vallée du Nil s'élargit pour former la vaste plaine de la Thébaïde.

Les flots du fleuve baignent les murs du temple ; les dunes du rivage, les décombres entassés depuis longtemps, les huttes qu'on y a construites cherchent à envahir les vastes cours avec leurs pylônes; mais, jusqu’à présent, ils ont vainement attaqué ces masses gigantesques.
C'est avec une admiration toujours croissante que nous plongeons dans les ruelles étroites de la ville actuelle, enclavée dans les cours du temple ; et après avoir quitté ce labyrinthe inextricable, nous nous arrêtâmes devant l’une des sinuosités du fleuve, d’où l'on aperçoit le dernier obélisque, qu'on n'a pas encore enlevé.
Les anciens historiographes ne nous donnent qu'une idée confuse du culte des anciens Égyptiens. Les détails assez peu complets qu’ils ont conservés ne se rattachent guère aux temples primitifs. Mais le cours naturel des choses permet de croire qu'ici comme ailleurs, la marche de la civilisation s'est manifestée sous la forme d’un progrès graduel partant des choses simples vers les choses composées, et cela d'autant plus que l'élément religieux a toujours été le trait le plus saillant de la vie sociale des anciens Égyptiens. Le nombre des divinités, peu considérable d’abord, fut quintuplé et même décuplé par des additions toujours nouvelles, et cette création continue de dieux nouveaux ne manqua pas de donner au rite, dont les formes essentielles étaient les sacrifices et les processions qui s’y rattachaient, une étendue telle qu’on ne le trouve peut-être plus chez aucune autre nation.
Toute action tant soit peu importante de la vie publique, tout changement produit par le retour des saisons ou d’autres circonstances naturelles étaient célébrés dans ce pays, ami du merveilleux, par des cérémonies religieuses. Les fêtes se succédaient pour ainsi dire sans interruption.

Les Rois, dans l'exercice de leur puissance, légitimée et fortifiée par l'influence et la sagesse des prêtres, se plaisaient à consacrer tous les trophées de leurs victoires, toutes les richesses des provinces conquises, à la splendeur du culte et à la décoration des temples.
Si l'on examine ces temples d’un œil attentif, on remarque qu’ils ont tous quelque chose de commun : c’est le sanctuaire divin.
Il importait avant tout de mettre à couvert cet endroit sacré pour le garantir contre les influences extérieures et le soustraire aux yeux profanes de la multitude. (...)

Nous trouvons les causes de cette tendance dans le grand nombre des prêtres chargés des cérémonies du culte. Leur service se faisait aussi bien de nuit que de jour. Divisés en différentes classes, ces prêtres étaient astreints aux règles hiérarchiques et prenaient une part active au gouvernement du pays, qui tirait de leur concours le principal élément de sa puissance.
Le Roi était donc soumis à leur autorité, et une surveillance active était exercée sur sa personne et sur ses actes. Assisté par eux, il avait à offrir des sacrifices publics et privés, et ses repas devaient se faire sous leur toute puissante surveillance. De cette façon, le temple était la demeure des Rois et des prêtres pendant la plus grande partie du jour, attendu que tout ce qui se rattachait au mystique devait se dérober aux regards profanes de la multitude. C'est aussi en ce lieu qu'on faisait l’'embaumement des morts et qu'on célébrait le culte toujours croissant des animaux sacrés ; que l’on gardait les riches trésors d'ouvrages religieux et profanes et les instruments variés qui servaient aux études astronomiques. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que, sous le règne de Ramsès, il y eût tant d’annexes pour compléter le temple."

extrait de Deux mois en Égypte : journal d'un invité du khédive, 1870, par Charles Taglioni, conseiller aulique (ie de la cour) à l'ambassade de Prusse de Paris, "ni savant, ni homme de lettres" (pour reprendre sa propre expression)

jeudi 25 octobre 2018

Visite de l'Égypte : quand on ne sait plus à quel guide se vouer, par Hippolyte Isidore Joseph Stacquez

le duc de Brabant en Égypte
"Bien des relations nous ont été données sur l'Égypte, la Basse-Nubie et le Sinaï ; cependant, après les avoir lues, nous sommes loin d'avoir de ces contrées une idée qui nous satisfasse. Je dirai plus, nous nous demandons si les auteurs ont bien visité les mêmes lieux, observé les mêmes peuples.
Cette diversité dans les descriptions, dans les appréciations, provient de plusieurs causes. Celle sur laquelle je dois particulièrement appeler l'attention, c'est que beaucoup de ces ouvrages n'ont été écrits, du moins en partie, que d'après des renseignements plus ou moins erronés. Qu'on ne pense pas qu'un nom illustre, une brillante réputation, soient toujours ici une garantie suffisante. J'aurai l'occasion de démontrer que de graves inexactitudes peuvent se glisser dans les récits des plus grandes célébrités. Malheureusement, bien des hommes, même ceux qui sont le plus haut placés dans la science, aiment à ne produire que des œuvres complètes, et hésitent devant cet aveu de n'avoir pas une connaissance entière du sujet qu'ils traitent. 
Mais le voyageur qui visite des pays d'une grande étendue et d'une exploration difficile, ne peut certainement pas tout voir ; il importerait donc qu'il déclarât quelles sont les parties qu'il ne décrit que d'après des renseignements qui lui ont été fournis. Or, nous savons tous quel degré de confiance on doit accorder à des renseignements, même lorsqu'ils nous sont donnés par des personnes de bonne foi et en position de connaître la vérité. 
Je ne saurais exprimer combien plusieurs fois pendant mon voyage, grand a été mon étonnement à la vue d'un monument, d'une localité, que je trouvais tout différents de ce que je me les étais figurés d'après les descriptions qui m'en avaient été faites, d'après ce que j'avais pu en lire dans des ouvrages très sérieux. Ainsi, il m'avait été assuré que les fontaines de Moïse ne méritaient pas d'être visitées, que je ne trouverais que quelques mares infectes. J'ai voulu les voir, néanmoins, parce que ce n'est pas la beauté des lieux qui doit attirer le voyageur dans ces contrées, mais les souvenirs qu'ils rappellent. Je dois déclarer que j'ai été agréablement trompé dans mon attente, car ces fontaines sont situées dans une délicieuse oasis, et leur eau n'est pas aussi mauvaise qu'on l'avait prétendu. Ce qui a augmenté mon étonnement à la vue de cette station si célèbre dans l'histoire du peuple de Dieu, c'est qu'il est évident que les auteurs de la plupart des ouvrages qui en donnent une description, ne l'ont jamais vue et ont puisé aux plus mauvaises sources.
Le Sinaï n'a pas été pour moi, un moindre sujet d'étonnement. Je me le représentais tout autre que je ne l'ai trouvé, et cela parce que j'avais été induit en erreur par des descriptions, des renseignements que j'avais crus exacts et sincères.
Une seconde cause de la diversité dans les descriptions, dans les appréciations des lieux, des hommes, des institutions, etc., c'est le point de vue où sont placés les observateurs. Notre appréciation, en effet, dépend beaucoup de nos idées préconçues, de certaines préventions. Ainsi, nous sommes portés à voir sous de sombres couleurs tout ce que nous rencontrons chez ceux avec lesquels nous sommes en rivalité d'opinions, de croyances. On comprend que, dans de semblables conditions, les froissements sont inévitables, et qu'une confiance entière peut difficilement s'établir. Chacun s'aborde avec circonspection, quelquefois même avec le désir de trouver matière à la critique. Certaines particularités de mon voyage m'ont convaincu que cette cause est puissante et fréquente.

Pour visiter les contrées dont je vais donner une description, le voyageur rencontre parfois tant de difficultés que son exploration est nécessairement incomplète et superficielle. L'ignorance des langues, la défiance, la curiosité des habitants, sont de véritables obstacles qui s'opposent à ce qu'il puisse se livrer à une étude sérieuse et suffisante, des sites , des monuments, des hommes, des usages, etc. En effet, partout où il passe, dans toutes les localités où il s'arrête, il se voit environné, suivi, importuné. (...)

L'Égypte, la Basse-Nubie sont des contrées qui peuvent toujours offrir au voyageur matière à des découvertes, à des considérations nouvelles. Des monuments qui existaient encore, il y a moins d'un demi-siècle, sont renversés ; on en découvre tous les jours de nouveaux. Les sables du désert, la main de l'homme font promptement disparaître ce qu'on croirait devoir longtemps encore rester des sujets d'étude et d'admiration. Lorsque nous avons visité le temple de Sérapis de Memphis, depuis peu d'années seulement, il avait été découvert et déblayé , et cependant nous le trouvâmes déjà de nouveau ensablé. Le vieux temple situé aux pieds des pyramides de Gizèh est une découverte toute récente. Pendant que nous étions à Thèbes, on mettait au jour un grand tombeau dont on avait jusqu'alors ignoré l'existence."


extrait de L'Égypte, la Basse Nubie et le Sinaï, 1865, par
Hippolyte Isidore Joseph Stacquez, médecin du duc de Brabant, historiographe du second voyage que fit en Égypte son altesse royale entre 1862 et 1863 

"Dans la série des productions artistiques de l'Égypte, l'art de l'ancien Empire est assurément le plus grand, le plus beau" (Émile Soldi)

Statue de Khéphren Ancien Empire - photo de Jon Bodsworth
"Si l'art égyptien, considéré dans son ensemble, offre ce caractère d'uniformité qui frappe tout d'abord ; si, quoique majestueux et grandiose souvent, il reste dans ses traits généraux, primitif, imparfait, parfois presque enfantin, ce n'est pas, à notre avis, parce qu'il reste enveloppé dans une tradition mystérieuse et sacrée qui aurait présidé à sa naissance et dompté son essor, ce n'est pas parce qu'il obéit à des rythmes religieux, à des prescriptions sacerdotales et immuables. 
Non, c'est surtout en lui-même, c'est dans les conditions de sa vie propre, c'est avant tout dans le milieu où il naît, dans les procédés et dans les matériaux qu'il emploie, qu'il faut chercher l'explication de cet art particulier, bizarre, isolé de tous les autres, et dans ses variations successives toujours semblable à lui-même. 
Ce qui l'empêche de jamais se développer au delà d'un certain point, ce n'est pas, autant qu'on le croit, l'influence du prêtre : ce sont les révolutions qui sans cesse le ramènent à son point de départ ; ce n'est pas le prêtre non plus qui impose à l'artiste telle attitude, tel mouvement, telle naïveté : c'est l'imperfection de l'outil, marteline ou ciseau ; c'est la dureté de la matière, basalte ou porphyre. 
Certes, nous ne nions pas en Égypte l'action terrible de la domination sacerdotale, mais cette domination ne fait que tardivement ressentir à l'art ses effets. Elle contribue, il est vrai, en isolant l'Égypte, en embaumant le pays entier comme les momies de ses rois et de ses habitants, à priver l'art d'éléments essentiels à sa vie et à son expansion. Mais à l'époque où naît la sculpture égyptienne, au début de l'ancien Empire, nous ne voyons pas trace de prépondérance religieuse. L'art de cette période est un art libre, vivant, progressif : et cependant il offre déjà les mêmes caractères généraux qu'il offrira plus tard. Les autres périodes ne feront qu'imiter celle-là, sans l'égaler cependant. Dans la série des productions artistiques de l'Égypte, l'art de l'ancien Empire est assurément le plus grand, le plus beau, celui qui touche le plus près à la perfection relative."

extrait de La sculpture égyptienne, 1876, par Émile Soldi (1846-1906),
sculpteur, médailleur et historien de l'art français

mercredi 24 octobre 2018

"Un peuple qui semblait ne travailler que pour l'immortalité" (Claude Etienne Savary, à propos de l'Égypte ancienne)

Temple hypèthre dans l'île de Philæ, photo de Bonfils
"Les voyages sont l'école la plus instructive de l’homme. C'est en voyageant qu'il peut apprendre à connaître ses semblables ; c'est en vivant avec différents peuples, en étudiant leurs mœurs, leur religion, leur gouvernement, qu'il a un terme de comparaison pour juger des mœurs, de la religion, du gouvernement de son pays. Environné des préjugés de l'éducation, soumis à la loi de l'habitude, tant qu'il ne quittera point sa terre natale, il ne verra les autres nations qu'à travers un verre opaque, qui changeant à ses yeux leurs formes et leurs couleurs, lui en fera porter des jugements faux. Il s'étonnera de leurs erreurs, quand lui-même payera tribut à des erreurs aussi frappantes ; il rira du ridicule de leurs usages, quand lui-même sera l'esclave d'usages non moins extravagants.
Mais, après qu'il aura examiné avec une attention réfléchie les mœurs et le génie des peuples divers, après qu'il aura calculé jusqu'à quel point l’éducation, les lois, le climat influent sur leurs qualités physiques et morales, la sphère de ses idées s'étendra, la réflexion l'affranchira du joug des préjugés, et brisera les liens dont la coutume avait enchaîné sa raison. C'est alors que, tournant ses regards vers sa patrie, le bandeau tombera de ses yeux, les erreurs qu'il y avait puisées s'évanouiront et il la verra sous un jour différent.
Avant de commencer ses voyages, il importe qu'il ait une connaissance profonde de la géographie et de l'histoire. L'une lui marquera la place qui servit de théâtre aux grands événements, l'autre les retracera dans sa mémoire. Éclairé de ce double flambeau, s’il parcourt les contrées orientales, où sont arrivées les révolutions étonnantes qui ont plus d'une fois changé la face de la terre, il verra tous les objets s'animer devant ses pas. Les marbres, les ruines, les montagnes parleront à son esprit et à son cœur. (...)
À la vue des monuments superbes que l'Égypte possède encore, il pensera quel dut être un peuple dont les ouvrages seuls d'entre ceux des nations anciennes ont bravé les ravages du temps, quel dut être un peuple qui semblait ne travailler que pour l'immortalité, et chez lequel Orphée, Homère, Hérodote, Platon allèrent puiser les connaissances dont ils enrichirent leur patrie. Il regrettera que les efforts des savants n'aient pu lever le voile des hiéroglyphes si nombreux dans cette riche contrée. L’intelligence de ces caractères éclaireront l'Histoire ancienne et jetteront peut-être un rayon de lumière à travers les ténèbres qui couvrent les premiers âges du monde.
Devenu citoyen de l'univers, il s'élèvera au-dessus de la partialité et de l’opinion, et en décrivant les villes, les pays, il remettra à la vérité le soin de conduire ses pinceaux. Mais qu'il évite de se placer, comme tant d'autres voyageurs, sur le devant de ses tableaux, de s'entourer de clarté, de laisser dans l'ombre le reste des personnages. Qu'il se montre sans affectation, ou pour l'intelligence du sujet, ou pour donner du poids aux faits qu'il expose. Telles sont les connaissances que doit au moins posséder celui qui veut voyager avec fruit. Tels sont les principes dont il doit être pénétré.
Aux lumières et au génie de l'observation, il faut qu'il joigne encore cette sensibilité vive, profonde, pénétrante qui seule fait voir et écrire avec intérêt. S'il n'a point été attendri à l'aspect du lieu où le grand Pompée fut assassiné en débarquant près de Péluse ; si les merveilles de l'Égypte ne l'ont point frappé d'étonnement et d'admiration, s'il n'a pas gémi sur les débris augustes d'Alexandrie et sur la perte de 400.000 volumes dévorés par les flammes, si le feu de l'enthousiasme n'a point embrasé son cœur près des ruines de Troie, de Sparte et d'Athènes, qu'il se garde d'écrire, la nature ne l'avait pas formé pour transmettre à ses semblables les grandes impressions que doivent produire les grands objets."

 

extrait de Lettres sur l'Égypte, tome premier, 1786, par Claude Étienne Savary (1750-1788), orientaliste, pionnier de l'égyptologie

mardi 23 octobre 2018

Le but de la décoration, dans le temple égyptien, était de "donner asile aux âmes des dieux dans leurs formes matérielles" (Maxence de Rochemonteix)

Denderah : bas-relief représentant Hathor et Horus
"La décoration des murailles de la demeure des dieux avait en Égypte une importance de premier ordre. Tout ce qui était construit en pierre était couvert d'inscriptions, de tableaux, d'emblèmes rehaussés d’or et de couleurs vives avec une profusion qui déroute l'imagination ; parois, corniches, colonnes, tout était ciselé, sculpté, enluminé. (...)
... il ne s’agit pas ici de flatter l'œil par des représentations artistiques. Le but de la décoration est d'autre importance : avant tout, il faut donner asile aux âmes des dieux dans leurs formes matérielles, les parer d'emblèmes qui ont une signification déterminée. À peine les sculptures sont-elles achevées, que les dieux s’empressent de prendre possession de leurs images, des enveloppes qui ont été créées pour eux : "Les grandes formes (de la divinité éponyme ), dit une inscription de Denderah, ont été figurées sur les murs aux places qu’elles doivent occuper ; son âme descend vers son portique, elle contemple ce qu’on a fait pour elle, elle vole comme un épervier à tête humaine, au corps de turquoise, suivie de ses compagnes, vers les retraites où est sa divine image, elle pénètre dans sa statue au fond du sanctuaire." 
Et ailleurs, le cortège des compagnons d'Hathor, ses propres transformations, ses grandes formes, toutes les sociétés divines qui sont représentées dans son temple, s'écrient de leur côté : "Allons, approchons de Denderah, le séjour bien-aimé d'Hathor, car voici qu'elle s’envole, épervier à tête humaine, en avant de ses parèdres, pour se poser dans sa barque sacrée, pour éclairer son temple au premier jour de l'année, pour se réunir au rayon de son père (le soleil) dans l'horizon."
Ainsi cette foule innombrable d'images qui défilaient en creux ou en relief sur les murailles, ces statues qui remplissaient le temple, correspondaient à autant de personnes divines que le prêtre pouvait en déterminer. Elles n'étaient pas vides, elles servaient d'asile à l'âme de ces personnes divines ; quelques statues même étaient articulées pour permettre au dieu intérieur d'indiquer par des mouvements sa volonté aux humains. Si le sculpteur, se laissant aller au caprice de son imagination, avait fait à Amon, par exemple, une image plus réelle, s’il lui avait donné une attitude gracieuse ou terrible, s’il l'avait animée de son propre sentiment de la vie, alors cette image artistique n'aurait plus été un Amon. Ainsi des autres dieux ; leurs âmes n'auraient plus reconnu leur enveloppe dans des statues fantaisistes ; quel désordre lors de l’arrivée de la divine société dans ses sanctuaires ! Qui peut dire même si les figures créées de la sorte n’appartenaient pas à des âmes perverses qui auraient envahi le temple ? 
Il n'en est pas autrement des emblèmes disposés autour des dieux, des objets consacrés qui leur sont présentés : chacun a sa signification ; comme toute chose, dans l'univers, ils ont aussi leur âme de chose : au contraire, sous la forme hiératique, ils avaient toute leur efficacité, toute leur vertu prophylactique qui était leur principale raison d’être aux yeux du prêtre. Puisque les personnages, les objets représentés étaient plus que de simples images, les cérémonies et les offrandes dans lesquelles ils figuraient avec la mimique prescrite, et dont les tableaux fixaient la scène, se reproduisaient en réalité sur la muraille d’une manière permanente, telles qu'elles avaient eu lieu la première fois dans le temple, en face des dieux, telles qu'elles s'y renouvelaient chaque jour. 
Le but que le fidèle se proposait en faisant ces cérémonies et ces offrandes, c'est-à-dire l'obtention des faveurs demandées, la satisfaction des dieux, leur préservation et la préservation de leurs œuvres, l'accomplissement de leurs transformations, ce but était également atteint sans discontinuité au moyen des tableaux. Par suite, rien n’y pouvait être changé, pas plus qu'aux prières, aux textes gravés à côté. 
En fait, le résultat pratique, recherché avant tout dans la décoration, c'est la protection du dieu et de son temple. On n'attendait pas moins d’ailleurs des emblèmes et ustensiles existant en nature dans l'édifice, et qui, tout en ayant les usages dans les rites, possédaient aussi une efficacité magique destinée à calmer les inquiétudes perpétuelles de l’Égyptien. En sorte que ces images rigides plaquées sur les murailles, véritables signes idéographiques, qui malgré leurs couleurs brillantes, malgré la richesse de leurs diadèmes et de leurs cuirasses dorées, nous causent à nous un sentiment de vide et de mort, s'animaient pour le prêtre méditant dans l'ombre des sanctuaires, se dressaient comme une armée de divinités éclatantes qui, avec leurs amulettes et leurs talismans, formaient une garde terrible contre les agressions du dehors et les embûches des puissances mauvaises."


extrait de Bibliothèque égyptologique - Œuvres diverses, 1894, par Maxence de Rochemonteix (marquis de, 1849-1891), égyptologue français

"Sans contredit la Thèbes égyptienne fut la plus magnifique des capitales du monde, et probablement la plus ancienne" (Jean-Jacques Rifaud)

 
temple de Karnak - photo de Lekegian
"Carnak ouvre pour le voyageur la suite extraordinaire d'aspects qui vont se succéder devant lui ; Luxor, Gournah, Médinet-Abou, Arment, la vallée de Biban El-Malouk, Gebelyn, sont les autres points principaux qui s'offriront à son admiration et à ses recherches. La rapidité avec laquelle on peut avoir fait plusieurs explorations n'est plus possible à Thèbes ; l'observation prend ici une allure plus sérieuse et plus circonspecte, à cause du caractère grandiose et imposant des monuments, dont le nombre est d'ailleurs si considérable qu'il échappe à l'énumération. Au lieu de quelques mois, le voyageur aurait besoin de consacrer des années à la Thébaïde, car chaque recherche nouvelle qu'on y fait est toujours suivie de nouvelles découvertes.
Le temple de Carnak est un des plus merveilleux exemples de la magnificence des anciens Égyptiens ; ce monument a quatorze cents pieds d'étendue de l'est à l'ouest ; les grandes colonnes qui sont dans la salle hypostyle ont trente-trois pieds de circonférence, et ne sont pas moins surprenantes par leur grande élévation. Au reste la Thébaïde réserve bien d'autres sujets d'étonnement pour le voyageur : ses colosses de quarante, soixante et quatre-vingts pieds de hauteur ; les cariatides immenses qui décorent ses propylées ; ses statues démesurées d'Osymandias, etc., etc. Quoique déjà imposants par leur masse, ces vestiges ne le sont pas moins la plupart par leur haute antiquité ; il y en a qui remontent à onze mille ans avant Mœris, ou douze cent cinquante-six ans avant l'ère chrétienne, et cette supputation est au-dessous de celle de Diodore de Sicile et d'Hérodote : sans contredit la Thèbes égyptienne fut la plus magnifique des capitales du monde, et probablement la plus ancienne. 

On trouvera autour de Carnak une foule d'édifices et de monuments de tout âge, entre autres ceux qui furent découverts par les fouilles que j'y fis faire depuis 1817 jusqu'en 1823, et parmi lesquels figurent soixante-six statues. (...)
Je me souviendrai toujours d'avoir trouvé, en entrant dans le grand temple de Carnak, un Grec qui était occupé à abattre les murailles septentrionales du sanctuaire. Mes affaires m'appelaient en ce moment-là à Cosséir où je dus me rendre ; à peine de retour, je revins au grand temple ; le malheureux Grec avait fini son ouvrage, et, d'après le dire des Arabes, avec si peu de soin, que beaucoup de pierres de ce sophite avaient été endommagées. Il les faisait crouler au moyen d'une corde, de toute la hauteur où elles étaient posées, et pas une ne fut exempte de mutilation. Ces pierres étaient numérotées avec des caractères de deux lignes de relief, ressemblant les uns à notre chiffre 9, les autres à deux fers-à-cheval symétriquement opposés, ou au chiffre romain qui exprime une dizaine. Toutes sont restées en tas au bord du Nil, et ne sont plus bonnes à rien ; elles devaient être transportées jusqu'à Alexandrie, pour le compte d'un Anglais qui en avait offert cinq cents piastres ; mais l'impossibilité de couvrir les frais de démolition et ceux du transport avec une somme aussi modique a fait tout abandonner.
Les impressions que le voyageur a éprouvées en voyant le temple de Carnak se renouvellent devant celui de Luxor ; ici l'attention est en outre attirée par un palais singulièrement remarquable ; on y distingue entre autres des obélisques d'un seul bloc qui ont quatre-vingt-six pieds de haut. Les façades de ces obélisques m'ont paru d'un travail exquis ; j'ai été aussi frappé par l'effet que produisent les colosses qui les accompagnent, que j'ai déblayés en 1817 jusqu'à leur base (...). Deux de ces figures, que j'ai pris le soin de mesurer, sont de la taille de quarante pieds et quelques pouces. Malheureusement l'ancien quai de Luxor est entamé par le Nil, et ne pourra longtemps encore résister à l'action des eaux qui touchent déjà les dernières colonnes du palais. Ce quai antique est en grandes briques cuites liées entre elles par un ciment d'une dureté extrême ; ses ruines offrent des blocs énormes de dix à quinze pieds de large, et de vingt-cinq à trente-cinq de longueur. En dehors de ces débris règne un autre quai en grès qui paraît être d'une époque postérieure ; ces dernières pierres conservent des traces de dessins hiéroglyphiques." 



extrait de Tableau de l'Égypte, de la Nubie et des lieux circonvoisins ; ou Itinéraire à l'usage des voyageurs qui visitent ces contrées, 1830, par Jean-Jacques Rifaud
(1786-1852), membre de l'Académie royale de Marseille, de la Société Statistique de la même ville, de la Société de Géographie de Paris et de la Société Asiatique ; membre correspondant de la Société royale des Antiquaires de France, et membre correspondant de l'Académie de Nantes. Grand voyageur, passionné de fouilles archéologiques, il séjourna en Égypte treize années.