mardi 18 juin 2019

La "valeur du travail égyptien", selon Adolphe Sala (Viator)

Le canal Mahmoudieh, par Léon Adolphe Belly (1827-1877)
 Alexandrie, décembre 1858.

"Revenons donc bien vite aux dahabiehs et au canal, sur les eaux duquel je les vois en si grand nombre attendant le moment de descendre, chargées des produits de la haute Égypte, jusque dans le port d'Alexandrie, où débouche le canal, ou bien prêtes à remonter vers les grandes eaux du Nil vers le Caire, où elles s'arrêteront à Boulak. C'est si grand plaisir d'apercevoir leurs grandes voiles blanches se dessinant comme des ailes de gigantesques oiseaux sur l'azur embrasé de l'horizon, quand le vent est, le moins du monde, favorable, ou de les rencontrer remorquées par leurs équipages et encombrées de voyageurs comme nos coches d'autrefois ! Les costumes y paraissent si pittoresques, soit que les fellahs y soient en majorité, avec leurs grandes robes ou tuniques bleues ou blanches drapées ou relevées à la juive et leurs simples tarbouches rouges sur la tête ; soit que les turbans blancs, rouges ou verts (ce sont ceux des fervents mahométans ayant fait le pèlerinage de la Mecque) y soient en plus grand nombre. Tout ce monde flottant s'établit par groupes, aux poses bibliques, dont l'aspect de nos voyageurs européens sur nos bateaux à vapeur, toujours plus ou moins turbulents, agités ou gesticulant, ne peut donner une idée.
Au reste, le canal Mahmoudieh est assez large pour que les mouvements de la navigation la plus active y soient très faciles : on le prendrait volontiers pour une rivière, rivière de main d'hommes dont les travaux, de creusement et de curage,exécutés dernièrement, ont fait comprendre la valeur du travail égyptien dans l'antiquité, quand les fellahs, assemblés en grandes corvées par le vice-roi, s'y croisaient par milliers comme des fourmis, dans un apparent désordre entremêlé de cris et de chants, et arrivant à faire en peu de temps des tâches que l'on aurait pu croire impossibles si l'on ne connaissait pas cette manière de travailler. 

C'est ainsi que l'on creusera sans doute le canal de Suez, dont on s'occupe tant en ce moment. Depuis que je vois l'Égypte, je crois, quant à moi, que, les machines aidant, on fera très facilement cette œuvre providentielle. Un de nos conducteurs des ponts et chaussées, qui a campé bien des mois dans le désert près de Suez, m'a donné sur ce sujet des renseignements que je pourrai plus tard vous transmettre. En attendant, sachez que l'on inaugure, aujourd'hui 4 décembre 1858, l'entrée des locomotives dans Suez. On disait aussi le chemin de fer impossible. Le vice-roi d'Égypte l'a voulu, et le chemin de fer est fait. Il en sera de même de ce fameux canal, dont Mohamed-Said aura encore les honneurs dans l'histoire, à moins que la politique égoïste de l'Angleterre n'y mette obstacle."

Extrait de Une excursion en Égypte, 1859, d'Adolphe Sala (1802-1867), officier de la Garde royale, ingénieur au canal de Suez, journaliste à "L'Opinion publique". A aussi écrit sous le pseudonyme “Viator”.

mercredi 5 juin 2019

"L'usage que les Égyptiens faisaient du zodiaque montre à quel point de perfection ils avaient élevé les sciences exactes" (Pierre-Dominique Martin)

Le Zodiaque de Dendéra - Département des Antiquités égyptiennes - musée du Louvre

 "Après la théologie, les Égyptiens avaient élevé les sciences et les arts à un tel degré de perfection, qu'il devient absolument impossible de tracer à leur gradation, une marche qui puisse en faire soupçonner l'origine. 
Pour se former une idée de ce haut point de perfection, il faut parcourir et contempler avec vénération, les temples et les palais encore existants dans la haute Égypte. Sans entrer dans la considération de la grandeur et de la beauté de ces monuments, on reconnaîtra aisément par les sculptures dont ils sont couverts, et surtout par les tableaux astronomiques dont ils sont enrichis, l'état de la science à des époques bien antérieures à leur construction. 
Un de ces palais, connu sous le nom de Memnonium, renfermait une bibliothèque composée de différents ouvrages publiés par les savants. Elle avait été formée par le roi Osymandias, antérieur d'un grand nombre de siècles à Sésostris, contemporain de Moyse. 
Ce même Osymandias avait fait entourer son tombeau d'un cercle d'or, divisé en 365 parties égales, en mémoire du perfectionnement de l'année vulgaire ou année vague, qui n'était auparavant formée que de 360 jours, auxquels on ajouta cinq jours à cette époque. Chacune des 365 divisions de ce cercle répondait à un des jours de l'année, et on y avait marqué les principales étoiles qui se levaient ou se couchaient ce jour là. Un tel calendrier ne pouvait certainement être que l'ouvrage d'un siècle savant et éclairé, et il doit supposer une suite d'observations assez longues pour en assurer la justesse.
Cette année, dont je viens de parler, qui servait à régler les fêtes et les sacrifices de la religion, est parvenue jusqu'à nous sous le nom d'époque de Nabonassar ; elle était appelée vague, parce que son commencement n'était jamais fixe. En effet, l'année solaire étant de 365 jours et 6 heures, il s'ensuit que, tous les quatre ans à peu près, le commencement de l'année vague, qui n'était que de 365 jours, devait rétrograder d'un jour, et par conséquent correspondre à tous ceux de l'année solaire dans un espace de 1460 ans, qui formaient le grand cycle divin. Cet inconvénient
était grave, mais toute intercalation était expressément défendue, parce que, en parcourant ainsi les saisons, les fêtes sanctifiaient successivement tous les jours de l'année solaire vraie. 
Pour remédier à cet inconvénient, on avait établi une année civile pour la culture des terres, pour les fermages et le paiement des impôts qui se prenaient sur les produits de la terre.
Le commencement de cette année civile était fixe et marqué, selon Ptolémée, au solstice d'été. Cette époque était remarquable pour l'Égypte, parce que c'est alors que commencent la crue et l'inondation du Nil, seule cause de la fertilité de ce pays, où il ne pleut jamais.
C'est d'après cette hypothèse du commencement de l'année au solstice d'été, que l'on a pu assigner aujourd'hui l'époque de l'érection des divers monuments qui présentent des zodiaques dans leurs décorations ; c'est même en suivant cette idée que l'on est remonté jusqu'à l'institution du zodiaque primitif. Il est certain que cette attribution de l'invention du zodiaque aux Égyptiens n'est pas due absolument au désir de relever et d'illustrer cette nation. D'abord, on en trouve sur plusieurs de leurs monuments les plus anciens, et en second lieu il n'est pas de pays sur la terre où la disposition des signes donne une explication aussi simple et aussi naturelle des phénomènes réguliers et annuels que l'Égypte présente. Je renvoie à la description des monuments, les détails relatifs à l'application de ce zodiaque primitif, au climat, au sol et aux travaux agricoles des Égyptiens. Il me suffit ici de faire remarquer que l'usage qu'ils faisaient de ce zodiaque montre à quel point de perfection ils avaient élevé les sciences exactes à des époques bien antérieures aux temps historiques." 


Extrait de Histoire de l'Expédition française en Égypte, 1815, par Pierre-Dominique Martin
(1771-1855) ingénieur au Corps Royal des Ponts et Chaussées, membre de la Commission des Sciences et Arts d'Égypte, et l'un des coopérateurs de la Description de ce pays, publiée par les ordres du Gouvernement français.

lundi 3 juin 2019

"La nature était le seul modèle que l'art égyptien pût copier" (comte Barry de Merval)

Philae, vers 1885, auteur non mentionné
 "La solidité est, à proprement parler, le seul principe de l'architecture égyptienne. Tous les autres lui sont subordonnés. C'est une raison de solidité qui fait incliner les murailles extérieures en forme de talus ; une raison de solidité qui dicte l'emploi des piliers et des colonnes ; une raison de solidité enfin qui, proscrivant les ouvertures extérieures, interdit l'usage des fenêtres et restreint celui des portes.
L'idée de grandeur se lie intimement à celle d'éternité. L'éternité est l'immensité dans le temps ; la grandeur est l'immensité dans l'espace. L'idée de grandeur devait logiquement se retrouver au fond de toute construction égyptienne. Celles que nous ont laissées les vingt-cinq premières dynasties, avant que l'influence grecque se fît sentir, nous présentent des dimensions colossales. L'esprit droit et simple des Égyptiens n'était pas propre à saisir des nuances. Il n'a pas compris que l'idée abstraite de la grandeur se traduisait dans une œuvre matérielle par l'ampleur et non par la grandeur réelle de l'ensemble. Pour lui, les deux notions d'ample et de grand se réduisaient à une seule. Cette confusion, dans laquelle sont tombés tous les peuples de la haute antiquité, provient de ce que dans la nature, tout spectacle grandiose se déroule sur une vaste scène ; la vue simultanée de la grandeur et du grandiose leur a fait regarder l'une comme la cause de l'autre. Erreur grave, qui devait les porter, pour reproduire l'impression de grandiose dans leurs monuments, à leur donner des proportions gigantesques.

(...) Les monuments égyptiens des trois premières périodes se ressentent de cette erreur. Leur plan est conçu sur des proportions immenses. Nul édifice ne peut se comparer aux pyramides de Gizeh ; transporté en Égypte, le colosse de Rhodes semblerait la statue d'un enfant auprès des colosses de Memnon, à Thèbes, et le Colisée lui-même, dont les dimensions étonnaient les Romains, semblerait près des ruines de Karnac un monument sans importance. 

(...) La nature était (...) le seul modèle (que l'art égyptien) pût copier. L'horizon droit n'y est limité par aucune ligne courbe. Le palmier, qui forme presque à lui seul la végétation de l'Égypte, pousse son tronc verticalement hors du sol. Les lignes horizontales et verticales sont les seules que présentent les paysages de la vallée du Nil : ce sont les seules que nous retrouvons dans l'architecture égyptienne. Nous avons déjà eu occasion de dire que le peuple égyptien n'était pas observateur et qu'il n'analysait pas ses impressions. Pour lui, chaque partie de l'horizon était limitée par une ligne droite. Pour les Grecs, au contraire, cette ligne tracée par la jonction apparente du ciel et de la terre, était courbe, et chaque fraction de cette ligne devait l'être aussi, quoique l'œil ne puisse s'en apercevoir. À strictement parler, on ne rencontre dans la nature aucune ligne droite : on ne devait en retrouver aucune dans les monuments. La courbe invisible des lignes des temples grecs est le secret, longtemps ignoré de nos archéologues, de leur extrême légèreté. Les Égyptiens n'eurent jamais recours à cet ingénieux procédé : les lignes horizontales de leurs monuments sont complétement droites : elles leur donnent plus de lourdeur, mais accentuent en même temps davantage leur caractère de solidité. Elles sont obtenues par une série de linteaux de pierre, qui forment les plafonds. L'emploi de ces linteaux était commandé par le système d'architecture qui proscrivait les lignes courbes, et non par la nécessité de recourir à eux pour relier deux colonnes l'une à l'autre. Les Égyptiens connaissaient en effet la voûte : ils l'employèrent de bonne heure dans les édifices où le plafond était masqué à l'extérieur. On en trouve de nombreux exemples dans les petites pyramides surmontant des tombes à Abydos, qui remontent jusqu'à la sixième dynatie, et où leur emploi a permis d'économiser la brique. On en rencontre aux hypogées de la dix-huitième dynastie, à Kournah-Murayi, près de Thèbes, où elles recouvrent la paroi de calcaire friable qui forme le plafond. On les trouve enfin dans les pyramides de Meraoui, qui doivent remonter à la fin du nouvel empire. L'emploi du cintre n'était donc pas inconnu, mais rejeté systématiquement."



Extrait de Études sur l'architecture égyptienne, 1873, par le comte du Barry de Merval (18..-19..)

jeudi 30 mai 2019

"Tout, dans une pyramide, révèle la prévision, l’ordre et le calcul" (Jean Capart)


D'après R. Lepsius, illustration extraite de l'ouvrage de Jean Capart

"Si l'on voyait sur les rayons d’une bibliothèque tous les livres écrits au sujet de la grande pyramide, on serait probablement surpris de leur nombre et personne n’oserait entreprendre la tâche redoutable de les lire tous. Malgré cela, il faut bien constater qu’il n’existe pas encore un livre d’ensemble, sérieusement documenté, "le livre", sur les pyramides.
Ces masses colossales de Guizeh ont, plus que toutes les autres, surexcité l'imagination des peuples. Les historiens arabes leur ont consacré de nombreuses pages où l’on pourrait glaner pas mal de détails piquants sur les légendes que redisaient les habitants de l'Égypte au sujet de ces constructions prodigieuses. La plupart des conteurs arabes n’ignoraient pas que les pyramides sont des tombeaux et ils ont enregistré, dans leurs indigestes compilations, des souvenirs de l’époque où les khalifes les faisaient violer pour en dérober les trésors. Mais le désir d’enjoliver les histoires a conduit ces écrivains crédules à rapporter trop souvent des détails d’une ingéniosité puérile. (...)

La seule explication logique de ce débordement d'interprétations symboliques et scientifiques qui dépassent toutes les frontières de la simple raison, se trouve dans le caractère réellement extraordinaire que présente pour nous la grande pyramide. Même pour les Égyptiens de la décadence, elle était devenue démesurée. De là ces légendes qu’Hérodote recueillait et qui représentent le roi Khéops, à bout de ressources pour achever son monstrueux tombeau, prostituant sa fille plutôt que de renoncer à ses projets ambitieux. De là aussi la réputation que l’on fit au pharaon bâtisseur : un tyran qui tenait tout un peuple asservi, son règne durant, et qui ruinait les ressources économiques de son pays, dans le seul espoir d’imposer à la postérité une conception plus grande de sa puissance.
Ceux qui acceptent de telles idées semblent oublier que les pyramides d’Ancien Empire sont très nombreuses ; qu’elles s'étendent sur toute la lisière du plateau désertique, depuis le Caire jusqu’au Fayoum, et que leur énumération serait le catalogue presque complet des pharaons de la IIIe à la VIe dynastie. La pyramide est un monument normal. Chaque souverain qui montait sur le trône se préoccupait de faire préparer sa sépulture. Il pouvait mettre à contribution les ressources en hommes et en revenus, que la puissante administration de son empire contrôlait efficacement. On n’a pas construit une seule grande pyramide, anémiant par sa grandeur même les sources de la prospérité du pays ; on a bâti, pendant plusieurs siècles, de gigantesques édifices de pierre qui devraient nous avertir, par leur masse colossale même, du degré de prospérité de l'Égypte d’alors. La pyramide n’a certainement pas été, du temps où on l'édifiait, un monument monstrueux. Elle peut nous paraître telle aussi longtemps que nous n’avons pas compris ce qu'était l'Égypte memphite. 

Il faut avouer que ce n’est pas sans de grandes difficultés que nous pouvons concevoir les divers problèmes impliqués dans la construction de la pyramide. Celle-ci, en effet, n’est pas un tumulus gigantesque, un de ces amas de blocs que des barbares empilent sur la tombe de leurs chefs et dont les dimensions sont toujours rapidement limitées par la nature même des matériaux mis en œuvre. Tout, dans une pyramide, révèle la prévision, l’ordre et le calcul. Quelles qu’en aient été les dimensions, la pyramide a dû exister tout entière dans l’intelligence de l'architecte avant d'être exécutée dans la pierre. (...)
Au début (pour la construction de la pyramide de Khéops), l'architecte avait prévu que la chambre funéraire serait creusée à 40 mètres de profondeur sous le niveau du sol. Un peu plus tard, il décida d'élargir sa conception du monument et de réserver une chambre dans l'épaisseur de la maçonnerie. Pour les couloirs d’accès, les murs et les plafonds de cette chambre, il fallut prévoir des blocs de dimensions considérables, afin d'assurer la résistance aux pressions prévues. Plus tard encore, par un nouvel agrandissement de la pyramide, l'architecte fut amené à recourir au granit. (...)
Les blocs détachés, il ne restait plus qu'à les transporter à pied d’œuvre et à les disposer, chacun à leur place déterminée. Comment s’y prenait-on ? On les tirait à bras d’homme sur des espèces de traîneaux ; on les élevait au moyen de rampes, d’abord sur le plateau de la montagne, puis, d’étage en étage, sur les gradins formés par la construction, en s’aidant de certaines "machines en bois" dont l’historien grec, Hérodote, recueillait encore, sur les lèvres de ses drogmans, un souvenir, hélas peu précis.
Ceux qu’une telle explication générale ne réussit pas à satisfaire et qui commencent à raisonner pratiquement le problème s’aperçoivent bien vite que la théorie est plus facile que l’application. D’après Hérodote, il aurait fallu dix ans pour les travaux préliminaires, parmi lesquels il entend surtout la construction de la route, d’un kilomètre environ, depuis les bords du Nil jusqu’à la chaîne libyque. Pour la pyramide elle-même, on aurait peiné vingt ans, en y mettant cent mille hommes qui travaillaient seulement pendant les trois mois de l’inondation, car, dans ces mois-là, les cultivateurs n’étaient pas retenus par les travaux des champs.
La masse de pierre employée dans la construction est si énorme, que nous pouvons à peine nous représenter le mouvement de fourmilière de tous ces hommes s'affairant autour de l'édifice pour traîner, élever, placer chaque pierre à l'endroit voulu. (...)

Aucune solution n’est pratiquement possible si l’on n'accepte de nombreuses batteries d’appareils en bois disposées les uns au-dessus des autres, de gradins en gradins et qui élèvent les pierres par un procédé analogue à celui que les Égyptiens ont appliqué en tous temps pour leurs machines d'irrigation, appelées à présent des chadoufs.
Celui qui considère ces problèmes voit, dans la pyramide, le triomphe d’une organisation excellente, où la tâche de chacun est minutieusement déterminée à l'avance. Sans cela, des escouades de milliers d'ouvriers se transforment en quelques instants en une tourbe indisciplinée dès que les ordres des chefs se mêlent et se contredisent. Les travailleurs sont comme une armée qui marche à la bataille en ordre parfait. Un rouage faussé et la troupe est livrée à une panique indescriptible. Nulle part il ne peut se produire d’arrêt imprévu. La carrière doit avoir débité ses blocs au moment où arrivent les bateaux. Au débarcadère doivent être rangés les traîneaux qui se mettent en marche régulièrement, sous peine d’être retardés en cours de route. Au pied de la pyramide, les accumulations de pierres ne tarderaient pas à former une barrière infranchissable. Les assises n’ayant pas toutes la même hauteur, les blocs qui arrivent, marqués à l’encre rouge, ne peuvent être employés au hasard, mais doivent être gardés en séries. Le matériel s’use, les hommes sont malades ou meurent. Il faut, de plus, veiller à leur logement, à leur habillement, à leur nourriture. (...)

En dépit de la complexité d’une telle organisation, l'architecte ose même un remaniement du plan intérieur. Agrandir la pyramide ne soulevait pas de difficultés. On la bâtissait par massifs s’appuyant les uns sur les autres et, presque jusqu’au dernier moment, on pouvait, en même temps qu’on l’élevait, la revêtir de manteaux s’éloignant de plus en plus de l’axe central. Au contraire, toute modification aux appartements entraînait des problèmes qui semblent insolubles, à moins d’admettre que les constructeurs laissaient, presque jusqu’à la fin des travaux, une large brèche ouverte à travers la maçonnerie, sur la face nord, où débouchaient les couloirs d’accès.
On serait tenté de dire qu’un tel travail confond l’imagination. Il faut croire cependant qu’il restait dans la limite des possibilités normales, car nous avons vu des rois, non contents d’une seule sépulture, ordonner la construction, simultanée ou successive, de deux tombes gigantesques."


extrait de Memphis à l'ombre des pyramides, 1930, par Jean Capart (1877 - 1947), égyptologue belge

mercredi 29 mai 2019

"Au point de vue du grand art, rien n'est comparable aux productions de l'âge des puissants rois de l'époque des pyramides" (Flinders Petrie)

statue de Khephren
"L'époque des pyramides vit naître un nouvel idéal. Les plus anciens rois avaient transformé la puissance féodale en pouvoir royal, sans avoir pu réaliser toutefois les nouvelles mesures qui s’imposaient. La grande préoccupation des premiers rois de l’époque des pyramides, Snoferu et Khufu, fut de réaliser la centralisation administrative du pays, d'établir cette organisation sociale capable de résister à toutes les invasions et commotions intérieures et de survivre en partie jusqu'à nos jours.
Cet idéal nouveau trouva naturellement son reflet dans l’art. À la place des tombeaux que les chefs se faisaient ériger, on édifia les pyramides, constructions gigantesques, sans égales tant au point de vue de la masse que de la perfection du travail. Le monde officiel suivit le même mouvement et c’est par douzaines que furent bâtis, sous les divers règnes, des monuments funéraires qui dépassent en grandeur et en perfection la plupart des tombeaux royaux d’autres pays ou d’autres temps. Il en existe encore un très grand nombre, constituant 
un trésor d'œuvres artistiques plus considérable que pour toute autre période de l’histoire du monde. 
(...) De cette époque datent la plupart des sculptures égyptiennes vraiment belles. La statuaire, le relief, la peinture proclament la noblesse et la grandeur de ce temps. Le style en est sévère et ne se perd pas dans les détails. Depuis les œuvres les plus minimes, jusqu'aux plus grandes, toutes paraissent complètes et marquent la perfection, sans qu'aucune question de temps, de travail ou d'inspiration ait influencé leur création. Les statues de Khufu et de Khafra sont sans égales pour la façon dont elles expriment la dignité et la mansuétude royales ; les statues des hauts fonctionnaires et de leurs épouses portent, mieux que n'importe quelles autres, le caractère individuel de chacun d’eux. Il se peut que le style des époques suivantes soit plus savant, plus amusant ou plus gracieux ; mais, au point de vue du grand art, rien n'est comparable aux productions de l'âge des puissants rois de l'époque des pyramides."



Extrait de Arts et métiers de l'ancienne Égypte, 1915, par Flinders Petrie (1853-1942 ), égyptologue anglais, professeur d'égyptologie à l'University College de Londres. Traduction par Jean Capart

mardi 28 mai 2019

"Les Égyptiens pratiquèrent de bonne heure l'art de la caricature" (Gaston Maspero)

Brooklyn Museum, Charles Edwin Wilbour Fund
"Nous ne connaissons pas les méthodes que les Égyptiens employaient à l'enseignement du dessin. La pratique leur avait appris à déterminer les proportions générales du corps et à établir des relations constantes entre les parties dont il est constitué, mais ils ne s'étaient jamais inquiétés de chiffrer ces proportions et de les ramener toutes à une commune mesure. Rien, dans ce qui nous reste de leurs œuvres, ne nous autorise à croire qu'ils aient jamais possédé un canon, réglé sur la longueur du doigt ou du pied humain. Leur enseignement était de routine et non de théorie. Ils avaient des modèles que le maître composait lui-même, et que les élèves copiaient sans relâche, jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus à les reproduire exactement. Ils étudiaient aussi d'après nature, comme le prouve la facilité avec laquelle ils saisissaient la ressemblance des personnages, et le caractère ou le mouvement propre à chaque espèce d'animaux. Ils jetaient leurs premiers essais sur des éclats de calcaire planés rudement, sur une planchette enduite de stuc rouge ou blanc, au revers de vieux manuscrits sans valeur le papyrus neuf coûtait trop cher pour qu'on le gaspillât à recevoir des barbouillages d'écolier. Ils n'avaient ni crayons ni stylet, mais des joncs, dont le bout, trempé dans l'eau, se divisait en fibres ténues et formait un pinceau plus ou moins fin, selon la grosseur de la tige. La palette en bois mince, oblongue rectangulaire, était pourvue à la partie inférieure d'une rainure verticale à serrer la calame, et creusée à la partie supérieure de deux ou plusieurs cavités renfermant chacune une pastille d'encre sèche : la noire et la rouge étaient le plus usités. Un petit mortier et un pilon pour broyer les couleurs, un godet plein d'eau pour humecter et laver les pinceaux, complétaient le trousseau de l'apprenti. Accroupi devant son modèle, palette au poing, il s'exerçait à le reproduire en noir, à main levée et sans appui. Le maître revoyait son œuvre et en corrigeait les défauts à l'encre rouge.
Les rares dessins qui nous restent sont tracés sur des morceaux de calcaire, en assez mauvais état pour la plupart. Le British Museum en a deux ou trois au trait rouge, qui ont peut-être servi comme de cartons au décorateur d'un tombeau thébain de la XXe dynastie. Un fragment du musée de Boulaq porte des études d'oies ou de canards à l'encre noire. On montre à Turin l'esquisse d'une figure de femme, nue au caleçon près, et qui se renverse en arrière pour faire la culbute : le trait est souple, le mouvement gracieux, le modelé délicat.
L'artiste n'était pas gêné, comme il l'est chez nous par la rigidité de l'instrument qu'il maniait. Le pinceau attaquait perpendiculairement la surface, écrasait la ligne ou l'atténuait à volonté, la prolongeait, l'arrêtait, la détournait en toute liberté. Un outil aussi souple se prêtait merveilleusement à rendre les côtés humoristiques ou risibles de la vie journalière. 
Les Égyptiens, qui avaient l'esprit gai et caustique par nature, pratiquèrent de bonne heure l'art de la caricature. Un papyrus de Turin raconte, en vignettes d'un dessin sûr et libertin, les exploits amoureux d'un prêtre chauve et d'une chanteuse d'Amon. Au revers, des animaux jouent, avec un sérieux comique, les scènes de la vie humaine. Un âne, un lion, un crocodile, un singe se donnent un concert de musique instrumentale et vocale. Un lion et une gazelle jouent aux échecs. Le Pharaon de tous les rats, monté sur un char traîné par des chiens, court à l'assaut d'un fort défendu par des chats. Une chatte du monde, coiffée d'une fleur, s'est prise de querelle avec une oie on en est venu aux coups, et la volatile malheureuse, qui ne se sent pas de force à lutter, culbute d'effroi. Les chats étaient d'ailleurs les animaux favoris des caricaturistes égyptiens. Un ostracon du musée de New-York nous en montre deux, une chatte de race assise sur un fauteuil, en grande toilette, et un misérable matou qui lui sert à manger, d'un air piteux, la queue entre les jambes. L'énumération des dessins connus est courte, comme on le voit l'abondance de vignettes dont on avait coutume d'orner certains ouvrages compense notre pauvreté en ce genre."

Extrait de L'archéologie égyptienne, par Gaston Maspero (1846-1916)

Réflexions sur l'art égyptien, par Maurice Maeterlinck

Préparation du pain et de la bière
VIe dynastie - règne de Pépi Ier - Musée égyptien du Caire
"Aucune photographie, aucun tableau, aucune description ne peut donner une idée exacte (des) monuments (construits par les anciens Égyptiens). Il faut les voir sur place, au milieu du paysage où ils sont nés, sous le ciel immuable qui les éclaire encore comme il les éclairait il y a quatre ou cinq mille ans, au bord du fleuve unique qui n'a pas changé d'aspect, enveloppés des siècles qui ne les ont presque pas ébranlés.
De même pour leur art. Dans les longues galeries des musées, dans les reproductions les plus fidèles des albums les plus soignés, il nous semble assez souvent incompréhensible, monotone, rabâcheur, vain et puéril. Ici, non loin des eaux du Nil ou parmi les sables ou les falaises du désert, sur les murs qu’il a couverts, non point de ses rêves, car l’art égyptien ne rêve guère, mais de ses documents, depuis l’aurore de l’histoire, il révèle enfin sa véritable signification. Nous constatons d’abord que l'artiste égyptien est tantôt une sorte de greffier officiel, chargé d’enregistrer pour l'éternité les victoires, les conquêtes et les actes religieux d’un grand règne, tantôt, plus humblement, une espèce de scribe ou d’imagier réaliste et familier, qui doit reproduire sur les parois de la maison des morts, en lignes simplifiées, mais le plus fidèlement possible, les meubles, les outils, les occupations de l'existence quotidienne, afin qu'ils s’animent, repeuplent et continuent la vie de l’autre côté du tombeau, comme si le défunt ne l'avait pas interrompue. Sa mission est avant tout utilitaire. On ne demande rien à son imagination. Il n’a qu’à copier, en les schématisant, parce qu’il est incapable de les représenter dans leur ensemble, les batailles, les triomphes, les cérémonies religieuses qu'il a pu voir, et les moissonneurs, les cuisiniers, les pêcheurs, les menuisiers, les animaux et les arbres qu’il regarde chaque jour. La beauté et le style sont venus, sans être invités, gratuitement et par surcroît.
Cette beauté et ce style sont incontestables, mais, comme ceux de leurs monuments, ne se décèlent qu'après un assez long commerce, après une certaine initiation. Il en est de même, au surplus, pour l’art japonais et surtout pour l’art chinois. On s’accoutume bientôt à ces milliers de visages qu’on ne voit jamais que de profil sur des corps présentés de face ou de trois quarts, comme s’il d’une humanité affligée de torticolis incurables. On s’accoutume plus vite encore et bientôt on prend goût à ces couleurs qui d’abord paraissaient papillotantes et criardes, à ces teintes plates et simples, à ces rouges brique, à ces verts crus, à ces bleus vifs, à ces jaunes d’ocre, à ces blancs qui font penser à des images d'Épinal hiératisées. On ne tarde pas à saisir et à apprécier la justesse, la sûreté, la précision, l'harmonie et surtout la noblesse presque immatérielle de toutes ces silhouettes qui se meuvent religieusement ou s’agitent familièrement sur un même plan et semblent, d’une façon magique et incantatoire, multiplier la vie. Il y a tels de ces bas-reliefs représentant, dans les énormes temples, des batailles, des troupes marchant au combat, des rois bandant leur arc, lançant leurs chars, enchaînant ou foulant leurs ennemis, qu’on se sent, par moments, sur le point de placer au rang des purs chefs-d’œuvre, de classer parmi les plus sûres, les plus complètes réussites du grand style monumental et décoratif.
Quant aux gigantesques statues de leurs dieux et de leurs rois, si quelques-unes paraissent irrémédiablement monstrueuses, si beaucoup sont conventionnelles et fabriquées sans conviction et comme en séries, quelques autres ont une allure, une majesté, une autorité, une sérénité souveraines, que l’art n’a presque plus jamais atteintes.
Mais ce qui nous attire surtout aujourd’hui, ce sont les petits chefs-d’œuvre de leur sculpture réaliste. On trouve au Musée du Caire des statues en bois, en diorite, en schiste, en granit, en calcaire, en grès, en albâtre, en cuivre, qui remontent à près de trois mille ans avant J.-C. et représentent des scribes, des boulangers, des rois et des reines, des femmes écrasant le grain, des rôtisseurs, des brasseurs, des chasseurs, des prêtres, des enfants nus. Il suffit de les voir pour se convaincre que l’art de reproduire le corps humain, la vie humaine, le mouvement, le jeu des muscles, le visage où transparaît l’âme qui s'affirme, n'a jamais été poussé plus loin et qu’il y a, dans certaines de ces figurines, une science, une maîtrise, une piété, une tendresse, une faculté d'insuffler et de fixer des sentiments et des pensées dans la matière, dont on ne retrouve que de très rares équivalents aux meilleures époques de la sculpture de tous les temps et de tous les pays."

extrait de En Égypte, 1928, par Maurice Maeterlinck (1862 - 1949), écrivain francophone belge, prix Nobel de littérature en 1911