mardi 18 juin 2019

La "valeur du travail égyptien", selon Adolphe Sala (Viator)

Le canal Mahmoudieh, par Léon Adolphe Belly (1827-1877)
 Alexandrie, décembre 1858.

"Revenons donc bien vite aux dahabiehs et au canal, sur les eaux duquel je les vois en si grand nombre attendant le moment de descendre, chargées des produits de la haute Égypte, jusque dans le port d'Alexandrie, où débouche le canal, ou bien prêtes à remonter vers les grandes eaux du Nil vers le Caire, où elles s'arrêteront à Boulak. C'est si grand plaisir d'apercevoir leurs grandes voiles blanches se dessinant comme des ailes de gigantesques oiseaux sur l'azur embrasé de l'horizon, quand le vent est, le moins du monde, favorable, ou de les rencontrer remorquées par leurs équipages et encombrées de voyageurs comme nos coches d'autrefois ! Les costumes y paraissent si pittoresques, soit que les fellahs y soient en majorité, avec leurs grandes robes ou tuniques bleues ou blanches drapées ou relevées à la juive et leurs simples tarbouches rouges sur la tête ; soit que les turbans blancs, rouges ou verts (ce sont ceux des fervents mahométans ayant fait le pèlerinage de la Mecque) y soient en plus grand nombre. Tout ce monde flottant s'établit par groupes, aux poses bibliques, dont l'aspect de nos voyageurs européens sur nos bateaux à vapeur, toujours plus ou moins turbulents, agités ou gesticulant, ne peut donner une idée.
Au reste, le canal Mahmoudieh est assez large pour que les mouvements de la navigation la plus active y soient très faciles : on le prendrait volontiers pour une rivière, rivière de main d'hommes dont les travaux, de creusement et de curage,exécutés dernièrement, ont fait comprendre la valeur du travail égyptien dans l'antiquité, quand les fellahs, assemblés en grandes corvées par le vice-roi, s'y croisaient par milliers comme des fourmis, dans un apparent désordre entremêlé de cris et de chants, et arrivant à faire en peu de temps des tâches que l'on aurait pu croire impossibles si l'on ne connaissait pas cette manière de travailler. 

C'est ainsi que l'on creusera sans doute le canal de Suez, dont on s'occupe tant en ce moment. Depuis que je vois l'Égypte, je crois, quant à moi, que, les machines aidant, on fera très facilement cette œuvre providentielle. Un de nos conducteurs des ponts et chaussées, qui a campé bien des mois dans le désert près de Suez, m'a donné sur ce sujet des renseignements que je pourrai plus tard vous transmettre. En attendant, sachez que l'on inaugure, aujourd'hui 4 décembre 1858, l'entrée des locomotives dans Suez. On disait aussi le chemin de fer impossible. Le vice-roi d'Égypte l'a voulu, et le chemin de fer est fait. Il en sera de même de ce fameux canal, dont Mohamed-Said aura encore les honneurs dans l'histoire, à moins que la politique égoïste de l'Angleterre n'y mette obstacle."

Extrait de Une excursion en Égypte, 1859, d'Adolphe Sala (1802-1867), officier de la Garde royale, ingénieur au canal de Suez, journaliste à "L'Opinion publique". A aussi écrit sous le pseudonyme “Viator”.

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