jeudi 31 octobre 2019

Le temple de Denderah, "la mieux conservée et la plus belle" des constructions de la Thébaïde (Sébastien-Louis Saulnier)

temple de Denderah, par Antonio Beato (vers 1825-1905)

"Denderah est un bourg arabe situé sur la rive occidentale du Nil, à cent quarante lieues du Kaire, et seulement à vingt de Thèbes. Les ruines de l'ancienne Tyntiris à laquelle il a évidemment emprunté son nom, n'en sont éloignées que d'une demi-lieue. Tyntiris était autrefois une des plus grandes villes de l'Égypte, et la capitale d'un de ses nomes ou provinces. Hérodote, Diodore, Strabon qui l'avaient visitée, en parlent tous les trois.
Le dernier fait même une mention particulière de la splendeur de ses temples. Celui qu'on désigne aujourd'hui sous le nom du Grand-Temple, était dédié à lsis, selon les auteurs de la Description de l'Égypte, et selon M. de St-Martin, à Nephté.

C'est une des plus vastes constructions de la Thébaïde ; et c'est incontestablement la mieux conservée et la plus belle.
Ce monument, depuis tant de siècles en possession d'exciter l'enthousiasme de ceux qui le visitent, forme un carré long,  construit avec des pierres de grès, tirées vraisemblablement des montagnes voisines. Sa façade a 152 pieds et quelques pouces de longueur. D'énormes colonnes, qui ont 21 pieds de circonférence, décorent son portique : elles sont au nombre de vingt-quatre, comme celles du temple de Latopolis. Les parois de ses murailles au dehors, comme dans l'intérieur, et les contours de ses colonnes sont couverts, dans toute leur hauteur, de scènes allégoriques ou religieuses, sculptées en relief, et d'une multitude innombrable de caractères hiéroglyphiques également sculptés, et destinés, selon toute apparence, à l'explication des scènes alentour desquelles ils sont disposés. 

L'imagination s'épouvante des sommes énormes et du temps qui ont été nécessaires pour achever ce somptueux édifice. Son aspect est si imposant, qu'il émeut jusqu'aux hommes les plus grossiers, et les plus étrangers aux arts. On raconte que, lorsqu'après une longue marche pendant laquelle elle avait été en proie à de cruelles privations, la division du général Desaix arriva le soir à Denderah, tous les soldats qui en faisaient partie, saisis d’un sentiment d'admiration à la vue du grand temple, battirent des mains à trois reprises.
C'est au plafond du portique que l'on trouve le grand zodiaque, ou plutôt ses débris car (...) il est très dégradé. Il paraît même qu'il a beaucoup souffert, depuis que MM. Jollois et Devilliers l'ont vu. Plusieurs parties qui sont représentées dans le dessin qu'ils en ont pris, sont aujourd'hui entièrement détruites. Encore un petit nombre d'années, et le temps aurait peut-être consommé la destruction de cette vieille page des annales de l'univers."


extrait de Notice sur le voyage de M. Lelorrain, en Égypte; et observations sur le Zodiaque circulaire de Denderah, par Sébastien-Louis Saulnier (1790-1835), auditeur au conseil d'État, commissaire général de police à Wesel, puis à Lyon, préfet de Tarn-et-Garonne, de l'Aude et de la Mayenne...
C'est lui qui chargea Claude Lelorrain de ramener le zodiaque de Denderah à Paris, qui fut acheminé d’Égypte en 1821, et ensuite vendu par Saulnier à Louis XVIII, pour la somme de 150 000 francs.

mercredi 30 octobre 2019

"Quelle sagesse il faut pour bien comprendre ce peuple et quel tact pour le diriger ! " (Gabriel Hanotaux, à propos de l'Égypte)

photo d'Hippolyte Arnoux (en activité vers 1860-1890)
"L'Égypte moderne pose, devant nous, des problèmes qui viennent de la nature, de la situation, des hommes, du mouvement de l'histoire, mais aussi de certaines conditions permanentes qui, elles, ne changent pas. Je les sens qui nous accompagnent, en quelque sorte, tandis que nous parcourons ces belles rues, que nous entrons dans les boutiques, que nous nous perdons dans les détours du bazar, que nous écoutons ce qui se dit, que nous lisons ce qui s’écrit. On sent que ce monde qui s’agite, que cette population qui se presse, que ces tranquilles citoyens assis au café et qui se parlent à l'oreille, ont, en eux, quelque chose qui ne s’apprend pas, qui vient de très loin dans les âges et qui se transmet des pères aux enfants dans une intangible hérédité. Quelle sagesse il faut pour bien comprendre ce peuple et quel tact pour le diriger ! 
Et voilà qu’on renforce ou qu’on déplace un de ces éléments mystérieux en rendant l’inondation du Nil de semestrielle, pérenne. Que produira ce changement ? - Jusqu'ici, les poussées alternatives donnaient, à elle-même, un aspect de précarité, de fragilité. Les fortunes se construisaient vite, se délabrant de même. On se confie au fils, dit un de nos interlocuteurs (et c’est encore une légende de l’ancienne Égypte). Mais le fils a manqué souvent à l'espoir qui se reportait sur lui. Le père devient, ainsi, orphelin. La vie trop dense, trop violente, se gave de richesse, et tombe de lassitude. Elle étoufferait de graisse si, à creuser sa tombe, elle ne trouvait le sol maigre qui, lui, ne s’use pas. Et voilà que tout, antiquité et progrès, lassitude et ardeur à vivre pèse, à la fois, sur le présent. Quelle complexité !
Le fond des pensées, naturellement, nous échappe ; ici, plus que nulle part ailleurs, insaisissable, précisément parce qu’un immense passé mal connu s’y attarde. Le sphinx reste l’emblème. Peuple aux démarches souples et insinuantes ! On voit le pli du roseau sans deviner le sens du courant."

extrait de Regards sur l'Égypte et la Palestine, par Gabriel Hanotaux (1853-1944), de l'Académie française, diplomate, historien et homme politique français.

L'Égypte, "berceau des arts et des sciences, qui y fleurissaient déjà, lorsque le reste de la terre était encore enseveli dans les ténèbres de l'ignorance" (Richard Pococke)

Carte de l'Égypte ancienne et moderne dressée sur celle du père Claude Sicard (1677-1726) par le Sr Robert de Vaugondy (1688-1766)
"L'Égypte est de tous les pays du monde le plus célèbre dans l'histoire ancienne, l’un de ceux qui fut le premier peuplé et policé. Personne n'ignore qu'Hérodote en a fait la description. Ce fut en quelque sorte le berceau des arts et des sciences, qui y fleurissaient déjà, lorsque le reste de la terre était encore enseveli dans les ténèbres de l'ignorance. Ce fut là que les Grecs puisèrent les connaissances qui les ont rendus si illustres. Ils y prirent leurs lois, leur religion, une grande partie de leur mythologie, et de leurs coutumes. Elle a fourni des conquérants fameux, qui ont subjugué une partie du monde. De à sont sortis Hercule, et nombre de rois, quiu se sont rendus célèbres par leurs exploits, leurs ouvrages et leurs inventions.
Ses habitants, cherchant à reculer l'époque de leur origine, se disaient sortis du limon du Nil, et se vantaient d'être le premier peuple de la terre.
Ce pays extraordinaire, dont tant d'histoires nous donnent une idée magnifique, et que les Arabes nomment le lieu
par excellence, n’est cependant qu'une vallée étroite, dont le Nil, fleuve aussi renommé, occupe le fond et qui de droite et de gauche n’a, surtout aujourd’hui, que de vastes solitudes.
L’Égypte n’a que peu de largeur, mais sa longueur est considérable : elle s'étend l'espace d'environ 250 lieues, depuis les royaumes de Fungi et de Dongola, dans la Nubie, qui la borne du côté du midi, jusqu'à la Méditerranée qui la baigne au nord. Elle se rétrécit en remontant vers le Caire, et depuis cette ville jusqu'à l'Éthiopie, elle est resserrée entre deux chaînes de montagnes, séparées par une plaine, d'une journée de traverse, excepté vers le Saïdé, où sa largeur est quelquefois d'environ deux ou trois journées."



extrait de Voyages de Pockocke (*), 1772, par Richard Pococke (1704-1765), membre de la Société royale et de celle des Antiquités de Londres, anthropologue, égyptologue et grand voyageur anglais.
Traduction de l'anglais par M. Eydous.
(*) ou Pococke

Les pyramides "affirment l'espoir, mais seulement l'espoir de l'éternité" (Gabriel Hanotaux)

photo attribuée à Lekegian (circa 1875).
Les premières utilisations de la colorisation photographique datent du milieu du XIXe s.

"3 mars.  Réveil, le matin, dans une brume légère, délicate, transparente, qui enveloppe, éclaire, tamise et fait valoir tout.
Sur le balcon : Stupeur !... Les Pyramides. Elles sont là, - un peu là, - sur l'autre rive du Nil, suspendues dans cette brume radieuse ; les trois triangles dessinent géométriquement leur repos immuable. Se sont-elles donc rangées ici, depuis je ne sais combien de siècles, pour servir de sujets de "cartes postales" aux hôtels fastueux et aux touristes futiles ?
Le Nil leur arrange un premier plan de lumière, sur lequel de longues voiles de dahabiehs, comme de puissants oiseaux aquatiques, traînent leur ombre flottante. (...)
Les trois grandes Pyramides, sans parler des petites, font comme un troupeau, affirmant le parti pris de la civilisation mystérieuse. Mais nous ne voyons que "Chéops". Sa masse ne permet ni de regarder ni de respirer ailleurs. L’impression, c'est la mort, la mort démesurée. Telle est bien la volonté indéniable de ces anciens bâtisseurs. Terre morte, visage mort, passé mort, mort en terre, mort dans le ciel, mort à fond ; et, le tout, à force d'être mort, immortel. Et sans tarder, d'instinct, par un élan extraordinaire de la pensée on se reporte au plus extrême éloignement des souvenirs humains pour avoir quelque idée de ce qui s'était passé auparavant et qui avait permis aux rois de la IIIe dynastie, héritiers ultimes, d'élever, 3 ou 4 000 ans avant Jésus-Christ, un monument aussi parfait, d'une science aussi impeccable et, surtout, d'une conception philosophique aussi surprenante.
S'il n’y a pas une erreur de calcul d'un dix-millième dans l'égalité des mesures de chacun des côtés d’un carré de 233 mètres ; s'il en est de même pour le calcul du nivellement, bien qu'un accident de terrain, à la place même de la construction, ait rendu impossible la mesure directe d’un point à un autre ; si l'orientation de cette aiguille, qui marque le pas du soleil sur le sable, est impeccable ; s'il n’y a rien à relever dans l'équation et l'épure de l'immense bloc mathématique ; si l’on ne trouve pas une fissure où glisser un cheveu dans le jointement de ces lits de pierres qui pèsent en moyenne, chacune, deux tonnes et demie, à tel point que le colossal édifice a pu être assimilé à un "chef-d'œuvre d’orfèvrerie" ; s’il en est ainsi et que la science comme l’art soient sans défaut, il faut bien admettre qu'une préparation antérieure de milliers et de milliers d'années a, seule, permis à ces manieurs de pierres et de peuples de réaliser un si absolu prodige. Et il n’est pas isolé ! L'Égypte entière est pavée de chefs-d'œuvre. (...)
Tel est le problème auquel aboutit cet entassement de choses d'une si haute perfection géométrique et mécanique. Dans sa rigidité, elles affirment l'espoir, mais seulement l'espoir de l'éternité. C'est un premier pas, non le triomphe."

extrait de Regards sur l'Égypte et la Palestine, par Gabriel Hanotaux (1853-1944), de l'Académie française, diplomate, historien et homme politique français.

dimanche 27 octobre 2019

"Qui n'a pas vu les Pyramides n'a pas vu l'Égypte" (Constantin James, Victor Audhoui)

par George E. Raum, 1896

"Qui n'a pas vu les Pyramides n'a pas vu l'Égypte. Aussi nous proposions-nous de ne pas quitter le Caire sans avoir visité celles de Giseh, qui sont les plus proches et les mieux conservées de toutes celles que nous apercevions à l'horizon, lorsque nous apprîmes, dans la matinée du 24, que le soir même elles seraient illuminées aux feux de Bengale en l'honneur de l'empereur d'Autriche. Nous fîmes donc de suite nos préparatifs de départ.
Dès midi, une calèche nous conduisait au Vieux-Caire en moins d'une heure. Là, nous la quittions pour passer le Nil sur une barque. Le fleuve en cet endroit est magnifique, sa largeur étant au moins six fois celle de la Seine à Paris. Parvenus sur l'autre rive, au village de Giseh, nous y trouvâmes les ânes que nous avions commandés d'avance. À peine fûmes-nous en selle qu'ils partirent comme un trait dans la direction des Pyramides.
C'est que les ânes d'Orient, au lieu d'être des animaux paresseux et lâches, sont de fringants coursiers, pleins de feu et d'ardeur. Ils portent la tête haute, les oreilles droites et le regard fier, comme s'ils se souvenaient qu'Homère n'a pas dédaigné de comparer Ajax à un des leurs se retirant de la lice. Ils n'ont donc rien de commun avec leurs collègues d'occident ; pardon ! ils en ont la voix. Comme eux, ils sautent d'une gamme à l'autre avec une brusquerie désespérante, entrecoupant leurs modulations de reniflements gutturaux et de longs soupirs saccadés, avec force points d'orgues sur les notes basses. C'est le seul reproche qu'on puisse leur adresser, mais ce reproche ils le méritent pleinement.
À partir du Nil, la route représente une avenue plantée. Sur la droite de la plaine qu'elle traverse fut livrée la célèbre bataille, gagnée par Bonaparte, laquelle emprunta son nom aux monuments, "d'où quarante siècles contemplaient ses 
soldats". En effet, tout à côté se trouvent les Pyramides, que nous n'avions mis que deux heures à atteindre. 
Ces pyramides sont au nombre de trois, deux grandes appelées pyramides de Khéops et de Khéfren, et une moyenne appelée pyramide de Mycenius.
Vus de loin, ces monuments étonnent par leur masse ; vus de près, ils causent un sentiment voisin de la déception, et on est tenté de s'écrier : "Ce n'est que cela !" Représentez-vous, en effet, d'énormes blocs, en forme de meules, placés de champ les uns au-dessus des autres, comm
e les bûches d'un bûcher gigantesque. On a beau songer aux forces mécaniques prodigieuses qu'il a fallu pour extraire, charrier et élever à de pareilles hauteurs de semblables masses, - Pélion entassé sur Ossa - il est bien difficile d'y voir autre chose qu'un monceau de pierres disposées symétriquement. Du temps où un revêtement de chaux et de porphyre, dont il ne reste que des fragments, rendait leur surface brillante et polie, il devait en résulter des jeux de lumière d'un effet saisissant. Mais aujourd'hui que la pierre dénudée et raboteuse n'offre plus que des tons grisâtres et sans reflets, l'illusion fait place à la froide réalité.
Entre les blocs existent des écartements par la dégradation de leurs bords. Ce sont ces écartements que l'on utilise, comme les marches d'un escalier, pour faire l'ascension des Pyramides. Il n'y a pas d'autres moyens d'accès.
La pyramide de Cheops, qui est la première que l'on aperçoit en arrivant, est la seule que l'on gravisse. La montée du reste en est plus fatigante que difficile, le seul obstacle consistant dans l'épaisseur des blocs, qu'on ne peut franchir d'une enjambée. Il faut qu'un guide vous hisse par les bras, tandis qu'un autre vous pousse en arrière, ce qui, pour une personne, implique au moins l'assistance de deux conducteurs. On parvient ainsi en une demi-heure, moitié rampant sur le ventre et les mains, et moitié se tenant debout, au sommet du colosse, dont la hauteur dépasse de 30 mètres celle du clocher de la cathédrale de Strasbourg. Là se trouve une plate forme d'où l'oeil embrasse un spectacle admirable.
Ce spectacle, je ne pus en jouir, car, à peine eus-je escaladé les premiers gradins, j'éprouvai un tel vertige que je dus redescendre D'autres, en grand nombre, furent plus heureux que moi. L'empereur d'Autriche surtout se fit remarquer entre tous par son agilité et sa prestesse.
On a beaucoup disserté 
sur la destination originale des Pyramides, aussi bien que sur leur ancienneté. Il est parfaitement démontré aujourd'hui qu'elles ne sont autres que des constructions tumulaires et qu'elles remontent aux premières dynasties des pharaons. (...)
La journée se termina, comme on l'avait annoncé, par l'illumination de la pyramide de Chéops. À un signal donné, sa surface s'embrasa, simulant un immense incendie dont le rayonnement répandit jusqu'au Caire une lumière éblouissante.
Le Sphynx surtout était admirable ; ses yeux, où l'on avait disposé deux piles de Bunsen, lançaient de flamboyants éclairs, comme l'antique dragon du jardin des Hespérides. À ce spectacle, si merveilleusement réussi, nous éclatâmes en applaudissements. Qui sait même si les Pharaons n'en tressaillirent pas du fond des Pyramides qui leur servent de tombeau ? Mais non ; aujourd'hui ces tombeaux sont vides. Les corps des trois souverains qui y reposaient ont même subi les destinées les plus étranges. Deux furent vendus au moyen âge à des marchands vénitiens qui faisaient le commerce de la poudre de momie, alors fort usitée en médecine, et le troisième fut donné en 1837, par le colonel Wyse, au Museum de Londres.
Pauvres monarques ! Était-ce bien la peine de faire tant de sacrifices d'hommes et d'argent pour conserver votre dépouille mortelle, puisqu'elle devait, pour deux d'entre vous, être débitée en pilules, et, pour le troisième, figurer derrière une vitrine, à côté d'objets empaillés ?"


Extrait de Guide pratique aux eaux minérales, aux bains de mer et aux stations hivernales, augmenté d'un Traité d'hydrothérapie. [Voyage de Montaigne aux eaux minérales. L'Égypte. Du Passage de la Mer Rouge par les Hébreux.] par le Dr Constantin James (1813-1888), membre de plusieurs académies et sociétés savantes, et le Dr Victor Audhoui (1841-1923), médecin de l'hôpital de la Pitié et des Eaux de Vichy, médecin du ministère des Affaires étrangères

samedi 26 octobre 2019

"Il est difficile de peindre l'effet (que les pyramides) causèrent sur nous" (Marie-Dominique de Binos)


par William James Müller (1812 - 1845)
Du Caire, le 27 août 1777
"Il était réservé au Royaume d'Égypte d'être à jamais le spectacle de la bonté du Tout-puissant. Les prodiges que l'historien sacré raconte y avoir été opérés, les influences périodiques d'un fleuve bienfaisant, les riches productions et la sagesse de ses lois suffisaient, sans doute, pour lui attirer les louanges de la Renommée ; mais comme si tant de bienfaits ne tenaient pas du merveilleux, les anciens qui ont été les premiers à en jouir ont cru devoir consacrer leur pouvoir et leur reconnaissance à des travaux extraordinaires, pour surpasser les merveilles de la nature. Ils construisirent des pyramides, que les uns ont prises pour des sépulcres des anciens Rois d'Égypte, que d'autres ont appelées montagnes de Pharaon, merveilles du monde, et que les Poètes prendraient pour des rochers entassés les uns sur les autres à une grande hauteur par les Titans qui voulaient escalader l'Olympe. J'étais déterminé à partir pour aller les voir avec la simple escorte d'un guide et le courage que donne la curiosité ; j'allais exécuter ce projet, lorsque j'appris que trois ou quatre Seigneurs français devaient aller à ces pyramides.
Je m'empressai de me joindre à leur société ; nous traversâmes le Nil pour aller reposer au village de Gifar dans la maison de campagne du Consul français ; nous continuâmes après minuit notre route, ayant les guides en avant ; trois heures de marche dans des plaines entr'ouvertes par les chaleurs nous conduisirent avant le jour au pied des pyramides. Le sable qui les entoure était pour nous un désagrément qui nous en faisait désirer l'approche, avec d'autant plus de raison que les ânes sur lesquels nous étions montés s'y enfonçaient presque jusqu'aux oreilles et avaient eux-mêmes besoin de secours pour se tirer d'embarras. Les guides qui les aidaient à se dégager profitaient de ce moment pour voler le cavalier. Je me rappelle que le mien, au lieu de secourir l'animal, s'occupait à fouiller dans la poche de mon habit, dans laquelle j'attrapai sa main.
Lorsque le jour montra les pyramides à découvert, notre premier coup d'œil se fixa sur elles. Il est difficile de peindre l'effet qu'elles causèrent sur nous ; nos sens en étaient si affectés que pendant plusieurs minutes le silence fut la seule expression de notre étonnement. Mais cette extatique situation fut suivie d'acclamations qui exaltaient la grandeur de ces masses énormes et l'immensité du travail. Les trois pyramides semblaient se disputer la préférence des regards par la ressemblance de leur forme, mais aucune ne nous ouvrait de porte pour y entrer, que la plus grande ; et on n'a pu encore deviner où [sortent] celles des deux autres. Toutes ont leurs quatre faces également brûlées et bâties de la même qualité de rochers. Parmi ceux qui ont mesuré leur hauteur, il y en a qui disent que la plus petite a trois cents pieds en carré, la seconde cinq cents, et la troisième six cents ; il n'y a de taillé que les angles des faces, et c'est à ces angles que sont les degrés pour y monter ; cependant, en gravissant les assises qui ont trois et quatre pieds d'élévation, je suis parvenu au sommet de la plus grande, avec moins de crainte et de peine que si j'eusse suivi directement les degrés des angles.
Elles sont éloignées d'environ vingt pas les unes des autres, et ont à leur dos un sphinx dont la tête s'élève à plus de 20 pieds au-dessus du sable ; le reste du corps, qu'on dit en avoir plus de cent de long, est enseveli dans les sables."


extrait de Voyage par l'Italie, en Égypte, au Mont-Liban et en Palestine ou Terre Sainte, tome 2, 1787, par M. l'abbé Marie-Dominique de Binos (1730 ?-1804), chanoine de la cathédrale de Comminges

"Ces antiquités célèbres, qui attirent tant de voyageurs dans la Haute-Égypte" (par Edmond Combes)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)
 "Le vent s'étant apaisé, notre cange, traînée par les matelots, put enfin s'éloigner de Minyeh. L'équipage était plein d'ardeur, et malgré le courant, nous avancions avec assez de rapidité. Cependant, la brise favorable ne tarda pas à s'élever ; aussitôt , les haleurs s'élancèrent dans le bateau, les voiles furent déployées, et après quelques heures de navigation, nous découvrîmes les premiers vestiges de ces antiquités célèbres, qui attirent tant de voyageurs dans la Haute-Égypte. Sur le flanc des montagnes qui bordaient toujours la rive droite du fleuve, nous aperçûmes plusieurs excavations en forme de niches ; j'aurais vivement désiré que M. Saint-André me permît de les visiter, mais je n'eus pas l'indiscrétion de réclamer cette faveur ; le vent continuait à souffler, et bientôt nous les perdîmes de vue. 
Je voulus interroger les gens de l'équipage au sujet de ces grottes, qui n'étaient sans doute autre chose que les tombeaux de Béni-Hassan, mais personne ne put me fournir le moindre éclaircissement, et je n'eus pas de peine à me convaincre qu'en fait d'antiquités les habitants du pays étaient les plus mauvais cicérones qu'on pût choisir. Comme j'avais la naïveté de reprocher à notre reïs son ignorance sur des matières si intéressantes : "Que voulez-vous ? me répondit-il, nous sommes incapables de tirer aucun parti de ces vieilles pierres, et j'avoue que je ne comprends pas trop l'attrait qu'elles ont pour vous. Un grand nombre de mes compatriotes sont persuadés qu'elles renferment des trésors et que vous possédez seuls le secret de les en retirer. Je me vois obligé de pencher pour cette opinion, car il m'est impossible d'expliquer différemment cet empressement à venir fouiller des ruines." 
Quels renseignements pouvais-je espérer d'un pareil homme ? Cependant, ce reïs, né à Luxor, passait sa vie sur le Nil, voguant avec indifférence entre les débris imposants qui jonchent les deux rives du fleuve, et, plus d'une fois, il avait porté sur sa barque d'illustres voyageurs passionnés pour ces vieilles pierres, objet de son dédain. 
De distance en distance, et toujours sur la même rive, nous découvrions de nouvelles excavations, qui paraissaient fraîchement déblayées ; on eût dit que le vent venait de les mettre à nu, en chassant les épaisses couches de poussière qui recouvrent ces montagnes blanchâtres brûlées par le soleil. 
À la vue de ces restes antiques à moitié ensevelis dans les sables ; en songeant à ces monuments historiques dont on n'a pas encore retrouvé les traces, on est naturellement amené à espérer que l'Égypte, lasse enfin des luttes qui l'épuisent, se décidera à entrer dans une voie meilleure et à employer ses forces à des conquêtes d'un nouveau genre ; le bien-être et la richesse matérielle ne seront pas les seuls résultats de ses efforts ; lorsque, couverte de travailleurs, elle voudra féconder jusqu'à ses déserts et aplanir ses montagnes arides, une foule de débris précieux, engloutis dans les sables, reverront la lumière, et viendront jeter un nouveau jour sur l'histoire de son peuple."

extrait de Voyage en Égypte et en Nubie, 1846, par (Jean Alexandre) Edmond Combes (1812-1848), explorateur français.