vendredi 15 novembre 2019

"Ce que nous voyions était bien le Nil, le vrai Nil", par Théophile Gautier

Les bords du Nil, par Eugène Fromentin (1820 - 1876)

"À peine avions-nous fait quelques pas, qu’un spectacle magique surprit nos yeux émerveillés : nous avions devant nous le Nil, le vieil Hopi Mou, pour lui donner son antique nom égyptien, l’inépuisable père des eaux, le fleuve mystérieux dont tant de voyageurs, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont inutilement cherché à pénétrer le secret, l’énigme liquide, cachant toujours plus loin ses sources problématiques par delà les marécages et les lacs, dans les montagnes de la Lune, au sein même de cet insondable continent africain, que connaissent seuls les éléphants, les rhinocéros, les girafes, les lions, les singes et les nègres. Par une de ces impressions plastiques involontaires qui dominent l’imagination, le mot Nil éveillait dans notre esprit l’idée de ce colossal dieu de marbre nonchalamment accoudé dans une salle basse du Louvre, et se laissant escalader avec une mansuétude paternelle par ces petits enfants qui représentent des coudées, et figurent les phases de l’inondation.
Eh bien ! ce n’est pas sous cet aspect mythologique que le fleuve sacré nous est apparu pour la première fois. Il coulait à pleins bords, largement étalé, comme un torrent de limon, rougeâtre de couleur, ayant à peine l’apparence de l’eau avec un gonflement irrésistible et une rapidité épaisse. On eût dit un fleuve de terre. À peine si le reflet du ciel mettait çà et là sur le luisant de ses vagues tumultueuses quelques légères touches d’azur. Il était alors en pleine crue ; mais ce débordement avait la puissance tranquille d’un phénomène bienfaisant et régulier, et non le désordre convulsif d’un fléau. Cette immense nappe d’eau chargée de vase féconde produisait, par sa majesté, une impression presque religieuse. Que de civilisations évanouies reflétées un instant dans ce flot qui coule toujours ! Nous restions là pensif, oubliant le déjeuner, absorbé, et ressentant cette vague angoisse qu’on éprouve après le désir accompli, lorsque la réalité se substitue au rêve. Ce que nous voyions était bien le Nil, le vrai Nil, ce fleuve que tant de fois nous nous étions efforcé de découvrir avec l’œil de l’intuition. Une sorte de stupeur nous clouait sur la rive : c’était pourtant chose toute simple que de trouver le Nil, en Égypte, au milieu du Delta. Mais l’âme a de ces étonnements naïfs !
Des dahabiehs et des canges, orientant leurs grandes voiles en ciseaux, couraient des bordées sur le fleuve, et traversaient d’une rive à l’autre, rappelant la forme des barris mystiques au temps des Pharaons."

extrait de L’Orient, 1893, de Théophile Gautier (1811-1872), poète, romancier et critique d'art français

mercredi 13 novembre 2019

"Une expression souveraine de force et de grandeur" (Gaston Maspero, à propos du Sphinx de Giza)

illustration extraite de L'archéologie égyptienne, de G. Maspero

"La statue la plus ancienne qu'on ait trouvée jusqu'à ce jour est un colosse, le Sphinx de Gizèh. Il existait déjà du temps de Khéops, et peut-être ne se trompera-t-on pas beaucoup si l'on se hasarde à reconnaître en lui l'œuvre des générations antérieures à Minî, celles que les chroniques sacerdotales appelaient les Serviteurs d'Hor. 
Taillé en plein roc, au rebord extrême du plateau libyque, il semble hausser la tête pour être le premier à découvrir par-dessus la vallée le lever de son père le soleil. Les sables l'ont tenu enterré jusqu'au menton pendant des siècles, sans le sauver de la ruine. Son corps effrité n'a plus du lion que la forme générale. Les pattes et la poitrine, réparées sous les Ptolémées et sous les Césars, ne retiennent qu'une partie du dallage dont elles avaient été revêtues à cette époque pour dissimuler les ravages du temps. Le bas de la coiffure est tombé, et le cou aminci semble trop faible pour soutenir le poids de la tête. Le nez et la barbe ont été brisés par des fanatiques, la teinte rouge qui avivait les traits est effacée presque partout. Et pourtant l'ensemble garde jusque dans sa détresse une expression souveraine de force et de grandeur. Les yeux regardent au loin devant eux, avec une intensité de pensée profonde, la bouche sourit encore, la face entière respire le calme et la puissance. L'art qui a conçu et taillé cette statue prodigieuse en pleine montagne était un art complet, maître de lui-même, sûr de ses effets. Combien de siècles ne lui avait-il pas fallu pour arriver à ce degré de maturité et de perfection ?"


extrait de L'archéologie égyptienne, 1887, par Gaston Maspero (1846-1916)

lundi 11 novembre 2019

La terre d’Égypte "est devenue la terre promise de l’archéologie" (Ludovic Vitet)

Scribe accroupi - musée du Louvre

"Assurément depuis un demi-siècle le monde a vu bien des prodiges : certains agents mystérieux ont centuplé la puissance de l’homme, il voyage et transmet sa pensée d’un bout du globe à l’autre avec une rapidité qui tient de la magie, les rayons du soleil font office en ses mains d’obéissants dessinateurs, la chimie, la physique, lui soumettent à l’envi les forces les plus rebelles, et subordonnent à son usage les auxiliaires les plus inattendus ; - eh bien ! pour nous, toutes ces conquêtes sont un genre de miracle moins étonnant peut-être que la révolution archéologique dont l’Orient est le théâtre. 
C’est de Champollion qu’est parti le mouvement, c’est par lui que tout a commencé. Le premier signal du réveil remonte bien à notre expédition d’Égypte ; le point de départ des découvertes vient tout entier de Champollion. Par ce trait de génie qui assure à son nom un éternel honneur, ce n’est pas seulement sur l’Égypte qu’il a porté la lumière. La clé des hiéroglyphes une fois retrouvée, l’exemple ainsi donné, ce premier voile déchiré, les esprits en travail, tout devenait possible : il n’y avait plus d’énigme impénétrable. Quant à l’Égypte même, l’événement a dépassé, et de beaucoup, les prévisions de Champollion et les calculs de l’Europe savante applaudissant à ses premiers efforts. On pouvait croire que ces signes bizarres n’exprimeraient, à en juger par le caractère même des monuments dont ils tapissent les parois, que des formules générales, des vérités impersonnelles, des sentences, des lois, de solennels témoignages d’une antique sagesse ; on ne s’attendait pas aux notions les plus particulières, les plus variées, les plus anecdotiques, aux plus précises informations, aux documents les plus officiels. Les monuments de la vallée du Nil ont donc donné bien au-delà de ce qu’on s’en promettait ; ils ont raconté tant de faits, tant de dates, tant de détails, qu’il en résulte un fonds complet d’histoire, et qu’après trente ou quarante ans à peine, encore presque au début de cet immense déchiffrement, on en sait déjà plus sur les temps les plus reculés de cette mystérieuse Égypte, on voit plus clair dans ses primitives annales que dans certains préludes de notre propre histoire d’Occident.  (...)
Sans l’irrécusable témoignage des inscriptions hiéroglyphiques, aurait-on jamais soupçonné un tel renversement des lois les plus constantes et les plus universelles ? Cette figure accroupie ; ce sténographe en action, saisissant comme au vol de son pénétrant regard et traduisant du même coup sur ses tablettes les paroles qu’il entend dire, cette ravissante sculpture, un des trésors les plus exquis de notre musée du Louvre est donc l’œuvre d’un art primitif et de deux mille ans peut-être plus ancienne que ces géants de basalte, ces personnages fantastiques, monstrueux, pétrifiés, que vous voyez à quelques pas plus loin ! S’il n’existait qu’un seul exemple d’une telle anomalie, nous ne répondrions pas d’y croire malgré l’autorité des inscriptions ; mais elle est attestée par maint autre monument non moins extraordinaire, et l’année dernière, à Paris, la libéralité du vice-roi d’Égypte a rendu ce service à la science que la vérité de cette anomalie a été démontrée par preuves authentiques à tous les visiteurs de l’exposition universelle. Avoir vu de nos yeux cette statue de bois si vraie, si simple, si naïve, d’une bonhomie si franche, d’une exécution si parfaite, d’un réalisme si heureux, et savoir, à n’en pas douter, que l’auteur de cette œuvre a vu de son vivant hisser les pierres, dresser les gigantesques masses des grandes pyramides, qu’il sculptait il n’y a pas moins de cinq mille ans, sous la Ve ou la VIe dynastie, c’est là un enseignement sans pareil, une leçon que rien au monde ne saurait remplacer.
Ajoutez-y cet héritier de Champollion, cet infatigable chercheur, ce cicerone incomparable, M. Mariette, éclairant de ses savants précis, de ses obligeants commentaires tous ces échantillons du merveilleux musée dont il est le père, qu’il a deviné, cherché, exhumé pièce à pièce sous la croûte épaissie de sables séculaires ; suivez-le, écoutez-le, soit devant ces vitrines où sont rangés tant de précieux bijoux, tant de trésors microscopiques, soit vis-à-vis de ces grandes et majestueuses statues, ou bien encore en face de ces peintures funéraires où les mœurs agricoles, les habitudes, les travaux, les instruments favoris, les plaisirs, les friandises même des riches propriétaires égyptiens sont représentés dans les moindres détails avec une vérité saisissante, et convenez que cette terre d’Égypte, grâce au concours de tant d’heureux prodiges, est devenue la terre promise de l’archéologie, la plus abondante mine qui se puisse exploiter dans le monde savant, et pour l’esprit historique et investigateur la plus séduisante nouveauté, le plus attachant exercice." 

extrait de la Revue des Deux Mondes T.75, 1868, par Louis, dit Ludovic Vitet (1802 – 1873), littérateur et homme politique français, inspecteur général des Monuments historiques, de l'Académie française

La Vallée des Rois, "vaste décharnement qui ne laisse rien deviner de ce que cache sa brûlure désolée et déserte" (Lucie Delarue-Mardrus)

photo d'Émile Béchard (1844 - 18...)
"Aujourd’hui nous pénétrons à cheval dans la Vallée des Rois.
C’est un chaos pierreux et rose, écrasé de soleil, vaste décharnement qui ne laisse rien deviner de ce que cachent ses arêtes agressives, sa brûlure désolée et déserte.
Comme ils avaient bien su disparaître, les pharaons morts ! Précieuse et funèbre chose, ils reposaient dans les ténèbres intérieures de la montagne, et, pour eux-mêmes (ou plutôt pour leur double), frottés d’or, adornés de toutes les parures, entourés de toutes les richesses, emmaillotés dans les tissus les plus sublimes, roulés dans des baumes qu’on ne sait pas, et qui les faisaient incorruptibles, éternels.
Que devait durer cette éternité ? Des milliers de siècles, c’est peu !
Tut-an-Khamon n’était pas encore violé, volé, déshabillé lorsque nous descendîmes, ce jour-là, les vilains petits escaliers de bois blanc qui conduisent à la sépulture profanée d’Amanophis II. Il était alors la plus récente découverte des vampires modernes.
L’effrayant labyrinthe prévu par le mort pour tromper les pillards possibles ne gardait plus aucun mystère sous les ampoules électriques destinées à satisfaire toutes les curiosités de l’agence Cook.
Une de ces ampoules, juste au-dessus de la tête du roi, pendait, touchant presque son sarcophage ouvert, aveuglant sa face dépouillée des bandelettes sacrées. Restés où la mort les avait renversés, ses serviteurs tués l’entouraient, corps allongés en désordre dans le sable. Des fresques miniatures, aussi fraîches que du neuf, racontaient sur les murailles la vie du monarque.
Et je me remémorais :
"Soixante dix jours rituels dans un bain de natron ; injections et garnitures d’aromates ; intérieur du corps farci d’amulettes et de petites statuettes ; bijoux de toutes sortes ; entourage de figurines. Puis, après trois mois de préparations : onction d’huile sainte ; dorure du visage et des mains ; parfums ; emmaillottement ; revêtement de bandelettes ; linceul peint ; gaine de carton ; cercueil orné de peintures magiques, sarcophage ; enfin emmurement dans le tombeau le plus compliqué, le plus scellé, le plus dissimulé du monde - voilà ce que c’est qu’une momie royale au fond de sa maison d’éternité."
- Allons-nous en ! me souffla mon mari. J’aperçois l’agence Cook qui descend." 



extrait de El Arab, l'Orient que j'ai connu, par Lucie Delarue-Mardrus 1874-1945), poétesse, romancière, journaliste, historienne, sculptrice et dessinatrice française, épouse de l'orientaliste Joseph-Charles Mardrus

"Garder à travers des siècles de siècles une inaltérable personnalité, c’est, il semble, le secret de l’Égypte" (Lucie Delarue-Mardrus)

"procession égyptienne", par Frederick Arthur Bridgman (1847-1928)
 "Après avoir salué le Sphinx, et, de près, les Pyramides ; fait une première visite au musée ; vu le tombeau des khalifes, El Azhar et autres majestés dont je ne dirai rien, n’ayant pour objet ici ni de les décrire ni de répéter les poèmes ou les proses qu’elles m’inspirèrent, nous commençâmes, ayant devant nous tout le temps souhaitable, à vivre le Caire autrement qu’en touristes. 
Si je ferme les yeux pour retrouver mes impressions de ce Caire-là (l’indigène), je vois une immense ville aux couleurs du lion, ses maisons étroitement collées les unes aux autres dans le bleu de cobalt d’un beau temps invariable, leurs étages se superposant avec des légèretés d’échafaudages, leur vétusté couverte d’une fine poussière d’or ; je sens les roues de nos voitures (ou nos pieds), s’avancer partout comme sur de la peau de Suède ; je suis obsédée par le circuit perpétuel et le sifflet des éperviers au-dessus des rues (...).
Laissons aux touristes l’Orient qu’ils méritent et peut-être souhaitent et qui, dans leur esprit, finit toujours par tourner au bazar. Au Caire je n’en ai jamais vu pousser plus loin que "le Mouski", quartier commercial aménagé pour eux avec juste la dose d’exotisme qu’il leur faut. Mais nul d’entre eux ne se doutait que pouvait exister le Vieux Caire et tout ce qu’on y découvrait quand on cherchait autre chose que des bracelets de verre, des narghilés ou des écharpes lamées. Il est vrai que, sans la connaissance de la langue arabe et de la chose orientale, on n’y eût vu que des maisons croulantes dans des ruelles sans explication, et du soleil dans du silence.
Et moi, pour introducteur, j’avais le docteur J. C. Mardrus.
Existe-t-il encore, ce vieux Caire ? Reste-t-il encore quelque chose d’intégralement oriental, même, dans cette Égypte que j’ai connue bien avant les réformes contagieuses de Mustapha Kémal, cette Égypte que l’Islam laissait si souvent être pareille à sa millénaire Histoire ?
Cette Histoire, pourtant, sauf quelques érudits spécialisés, élèves de l’égyptologie française, le peuple égyptien l’ignorait profondément. Rien de conscient dans la continuation du grand passé.
Je ne crains pas d’affirmer que, plus d’une fois, j’ai vu de mes yeux défiler les descendants du Bœuf Apis jusque dans les rues de la ville. Ces buffles couronnés, un rang de perles bleues contre le mauvais œil, bimbeloterie couleur de turquoise, éclatait magnifiquement sur leur tête noire, les rendait fantastiques. Les béliers aussi, qui les accompagnaient, s’adornaient des mêmes talismans. Pourquoi pas imaginer que ces bêtes, jadis divinités animales, n’avaient pas cessé depuis les temps pharaoniques et malgré toutes les invasions, de porter quelque parure distinctive sur leur front cornu ? Le berger musulman qui les conduisait ne se souciait pas plus de sa propre ressemblance avec les momies des sarcophages. Traditions fidèlement observées encore que dépouillées, voire complètement détournées de leur sens primitif.
Puisque la peur du mauvais œil s’est substituée à l’idolâtrie païenne, puisque les perles bleues protègent le bétail, elles protégeront aussi bien les enfants ; les objets, même. Voilà pourquoi, chez les femmes d’humble classe, je remarquais si souvent deux ou trois de ces perles d’azur suspendues jusque sur des machines à coudre.
(...)
Garder à travers des siècles de siècles, même quant au type physique, une inaltérable personnalité, c’est, il semble, - c’était - le secret de l’Égypte.
Malgré tous les bouleversements qui l’ont ravagé, ce pays, et depuis les temps les plus reculés, n’a-t-il pas montré qu’il se refusait à digérer l’étranger ? Plus envahi, plus possédé qu’aucun autre, il a vomi tour à tour les Hyksôs, les Perses, les Macédoniens, les Grecs, les Romains, les Arabes, les Turcs, les Français, les Anglais (ou presque), et chaque fois s’est retrouvé lui-même, gardé qui sait ?… par ses vieux dieux de pierre dont tant sont toujours debout sur les ruines successives de l’Histoire." 



extrait de El Arab, l'Orient que j'ai connu, par Lucie Delarue-Mardrus 1874-1945), poétesse, romancière, journaliste, historienne, sculptrice et dessinatrice française, épouse de l'orientaliste Joseph-Charles Mardrus



dimanche 10 novembre 2019

"Ce fleuve célèbre mérita les autels et le culte qui lui furent décernés" (Jacques Joseph Champollion, à propos du Nil)


photo extraite de Le Nil : Monuments. Paysages, Explorations photographiques 
par John Beasley Greene (1832-1856)
"Du reste, l’eau du Nil était d'un usage universel, et si les anciens divinisèrent le fleuve comme le créateur et le père nourricier de l'Égypte, ils ne lui devaient pas moins de gratitude pour les qualités essentiellement bienfaisantes de ses eaux. Cette précieuse propriété était connue de tous dès la plus haute antiquité ; Hérodote avait appris que lorsque le grand roi, celui de Perse, se mettait en campagne, on amenait pour lui, outre les approvisionnements en viandes et en grains nécessaires à sa consommation personnelle, l'eau même dont il aurait besoin pour toute la campagne ; que cette eau était tirée du Choaspe qui traverse la ville de Suze ; que c'était la seule dont le roi fît usage, et qu'un grand nombre de chariots à quatre roues, tirés par des mulets, portaient dans des flacons d'argent cette eau, qu'on avait qu'on avait fait bouillir auparavant. 
On ignore si les Pharaons, dans leurs voyages ou leurs guerres hors de l'Égypte et loin du Nil, faisaient apporter avec eux leur approvisionnement d'eau de leur fleuve sacré ; ce qui est certain, c’est la juste renommée dont cette eau n'a pas cessé de jouir depuis les premiers temps historiques jusqu'à nos jours. Les voyageurs anciens et modernes sont unanimes sur ce point ; et tous nos contemporains y ajoutent leur suffrage d'une expression non équivoque. L'analyse chimique a donné les raisons d'un tel phénomène, et a fait reconnaître que l'eau du Nil est d'une grande pureté ; qu'elle paraît très bonne pour la préparation des aliments, et même pour les arts chimiques, où elle peut remplacer l’eau de pluie, dont le pays est privé, et l'eau distillée, difficile à obtenir en grande quantité dans un pays où les combustibles sont rares. Elle est surtout bienfaisante et salutaire pour l'espèce humaine ; elle est peut-être la plus saine de toutes les eaux de la terre ; et sans lui attribuer les vertus surnaturelles dont une longue tradition, à peine éteinte, la dotait sans hésitation, d’unanimes louanges lui sont accordées par ceux, soit étrangers, soit naturels, qui en ont fait usage dans toutes les saisons, et l'on croira sans peine qu’il en existe à Constantinople un approvisionnement pour l'usage du grand-seigneur et celui de sa famille.
Les anciens Égyptiens ne négligèrent pas de chercher le moyen de rendre toujours potable cette eau si nécessaire, et que les effets de l'inondation rendent, pendant trois mois de l'année, trouble, rougeâtre, épaisse, à force d'être chargée de limon, et réellement dégoûtante, toutefois moins au goût qu’à la vue. Ils y parvinrent, et découvrirent que pour clarifier cette eau à toutes les époques de l’année, il suffisait de frotter avec des amandes amères broyées, les bords ou les parois intérieures du vase où l'eau est contenue.
C'est le même procédé que les Égyptiens de nos jours emploient au même effet, et avec un succès constaté par quelques milliers d'années. Rien n'est plus commun dans les représentations des usages antiques de l'Égypte, que d'y voir, dans l’intérieur des habitations, comme au milieu des champs, dans les jardins, aussi bien que dans les lieux de travail, des jarres remplies d'eau, posées sur des trépieds en bois, dans les coins les plus abrités des habitations, à l'ombre d’un arbre dans la campagne ou en plein air, rafraîchies par des serviteurs qui agitent l'air autour avec des éventails. On ne peut douter, au surplus, que les anciens n'aient devancé les modernes dans une précaution si indispensable pour l'approvisionnement d'eau dans les villes situées à quelque distance des bords du Nil, au moyen de quelqu'une de ses branches ou de ses canaux : l'inondation était régularisée en effet de telle sorte que le fleuve, soit par son élévation, soit par des canaux, allait remplir les citernes destinées à cet approvisionnement usuel ; et si l’on se souvient de la forme singulière de la vallée du Nil, sa superficie étant semblable à celle d'un dos d'âne, dont le fleuve occupe le point le plus élevé, on voit dès lors avec quelle facilité, et presque sans travail dans un terrain limoneux, les eaux du Nil pouvaient être conduites dans les lieux habités les plus éloignés des limites où parvient l’inondation, et comment ce fleuve, répandant ses bienfaits sur toute l'Égypte, fécondant son sol, pourvoyant avec largesse à l'une des plus impérieuses nécessités pour la vie des hommes, ce fleuve célèbre mérita les autels et le culte qui lui furent décernés par la reconnaissance d’une nation illustre et puissante."


extrait de L'Univers. Histoire et description de trous les peuples. Égypte ancienne, 1839, par Jacques-Joseph Champollion, dit Champollion-Figeac (1778-1967), philologue, archéologue, professeur de littérature grecque à la faculté des lettres de Grenoble puis doyen de cette faculté, conservateur des manuscrits à la Bibliothèque nationale et professeur de paléographie à l'École des chartes. Frère aîné de Jean-François Champollion.

samedi 9 novembre 2019

"L'Égypte, plus qu'aucun pays, mérite d'être connue" (Jehan d'Ivray)



"Le temps n'est plus où, sur la foi du vieil Homère, Hérodote s'écriait au IIe livre de son histoire : "Aller en Égypte ; voyage long et difficile !"...
De nos jours, rien ne s'oppose à ce que la traversée, jadis périlleuse et interminable, ne s'accomplisse avec la rapidité et le confort souhaités par les plus exigeants de nos modernes touristes.

Sans la guerre, dont les effets se manifestent encore dans toutes les branches, on pourrait, à l'heure présente, se rendre de Marseille à Alexandrie en moins de trois jours.
Malgré les retards apportés aux améliorations projetées, il n'en demeure pas moins que ce "voyage long et difficile" ne constitue plus qu'une promenade.
Bientôt, on ira plus vite, et plus volontiers, visiter les Pyramides, que l'on ne se rend aux Pyrénées ou au Mont-Blanc.
Alors, insensiblement, se déchirera le voile mystérieux derrière lequel s'abrite la vieille terre pharaonique ; le passé de ce pays merveilleux n'aura plus rien qui nous étonne et nous attire. Déjà, l'Égypte des Ptolémées et celle des Khalifes, si proche de nous, semblent faire partie de notre histoire. Il en reste bien peu de choses... Pourtant les Latins que nous sommes ne peuvent, sans émotion, contempler ces lieux où se déroulèrent les plus belles, les plus ardentes phases de la vie d'Antoine et de celle de César. Les Français ne sauraient non plus fouler avec indifférence le sol brûlant où coula le sang des soldats de Bonaparte.
Ils ne pourront regarder, les yeux secs, la demeure branlante mais encore debout où vécurent les savants amenés par le général en chef et qui, les premiers, étudièrent sur place et répandirent dans le monde cette science connue depuis sous le nom d'Égyptologie.
Pour cela, il est bon de se hâter et de regarder l'antique patrie de Menès et d'Amenophis avant qu'elle ait perdu tout à fait ce cachet spécial qui, si longtemps, fit d'elle la nation privilégiée dont chacun parle et que tous ignorent ; terre de beauté dont le plus infime grain de poussière portait une gloire, terre de grandeur où naquit, dans un âge que notre imagination rapproche du rêve, la première civilisation africaine.
L'Égypte, plus qu'aucun pays, mérite d'être connue. Les événements extraordinaires de ses trois époques, si parfaitement distinctes : époque pharaonique, époque gréco-romaine, époque des Khalifes, la parent d'un nimbe unique. Au milieu des difficultés sans nombre qui lui furent créées par les différents usurpateurs, le malheureux indigène s'est constamment débattu sans faiblesse. Il a su garder non seulement ses coutumes ancestrales et sa proverbiale sérénité, mais le type même de sa race s'est conservé parmi ceux que les races étrangères n'ont point approchés. Il suffit de parcourir les villages du Delta ou de la Haute-Égypte pour se rendre compte que tels vous accueillent les paisibles habitants de l'Isbeh perdue dans la vaste plaine, tels les contemporains de Ramsès durent aussi venir sur le pas des portes recevoir l'hôte envoyé par Amon ou par Osiris."


extrait de L'Égypte éternelle, de Jehan d'Ivray (1861-1940), nom de plume de Jeanne Puech, écrivaine française,
épouse de l'Égyptien Selim Fahmy Bey