mardi 28 janvier 2020

Les "précieuses qualités" du dromadaire, dans le désert égyptien, par Charles de Pardieu

chameliers du Sinaï, par Pascal Sébah



"Le 1er octobre 1849, nous étions sur pied de bon matin. Il s'agissait d'organiser sur les chameaux, l’arrimage de tout notre butin. Nous jetâmes d’abord un coup d'œil sur les animaux intéressants qui devaient être nos compagnons de route pendant trois semaines. Nos huit chameaux étaient paisiblement accroupis sur la terre, étendant au bout de leurs longs cous une petite tête à figure béate. Huit Arabes étaient là, au milieu du monceau de bagages, criant, gesticulant, faisant un bruit tel qu’on aurait cru qu'ils allaient en venir aux mains.
Mahmoud se multipliait ; il activait le chargement, et trouvait avec intelligence la place pour chaque objet. Le premier chargement est toujours très long ; il faut arriver à se reconnaître au milieu de tout cela, et choisir le meilleur arrimage. Enfin à huit heures, chaque chose avait trouvé sa place, et nos bêtes étaient chargées.
On nous avait fait bien des histoires sur le genre de monture que nous allions employer. Il fallait, nous avaient dit quelques personnes, prendre beaucoup de précautions, et s'assurer si le chameau n'était pas difficile à monter, ce qui aurait pu entraîner des chutes dangereuses, du haut de ce grand animal. Il fallait aussi, disait-on, faire bien attention pour se tenir, lorsque le dromadaire s'agenouillait où se relevait ; car on risquait d'être jeté par dessus le cou. Enfin on nous avait signalé le mouvement de la marche, comme très fatigant. Nous ne voulûmes donc pas monter en ville, et nous partîmes à pied pour attendre notre caravane au dehors, ne nous souciant pas de donner aux curieux le spectacle de notre inexpérience.

Pauvres dromadaires, comme on vous avait calomniés ! C'est l'animal le plus paisible de la création ; j'en a vu beaucoup, et pas un qui ne fût doux comme un agneau. Quant à l'ascension, c’est la chose du monde la plus simple. On tire en bas la longe du licou du dromadaire, en accompagnant ce mouvement du cri ordinaire aux chameliers "Krrr !". Il s'agenouille alors, et l'on n’a plus qu'à enjamber sur la selle. Lorsqu'il se relève, il suffit de poser légèrement la main sur l'arçon ; on est enlevé en l’air, tout naturellement.

Le chameau est très obéissant, se conduit très bien, en portant la longe à droite ou à gauche, et par des appels de langue. La selle est un arçon maintenu par des cordes sur la bosse de l'animal, et muni à l'avant et à l'arrière d’une pointe en bois destinée à maintenir le cavalier, et à accrocher divers objets. Sur cet arçon, on place des couvertures, des manteaux, des besaces et des sacs de fèves. On s’assied là dessus, les jambes croisées sur le cou de la monture. Nous avions fait adapter à la selle des étriers, de manière à pouvoir changer de position, sans fatigue. On peut ainsi s’asseoir devant, de côté, se placer commodément, lire, fumer ; on est enfin parfaitement à son aise.
La marche du dromadaire imprime au corps un mouvement de balancement d'avant en arrière, auquel on s'habitue bien vite, et qui n’a rien de fatigant. Quand on veut descendre, on fait agenouiller l'animal. Ce mouvement se fait lentement ; on dirait une charnière rouillée. Il fléchit d’abord les jambes de devant, et tombe sur les genoux ; il en fait ensuite autant des jambes de derrière, et enfin un troisième mouvement de la masse en avant le fait asseoir. On n’a alors qu'à passer la jambe, et à mettre pied à terre. (...)
Le chameau a été réellement créé pour le désert ; aussi l'appelle-t-on le vaisseau du désert. Fort et patient, il porte des fardeaux considérables et marche ainsi chargé jusqu'à ce qu'il tombe mort de fatigue. Au reste, lorsque la charge dépasse ses forces, il ne peut se relever, et alors reste agenouillé. D'une grande sobriété, supportant la soif et la faim, c'est le seul animal qui puisse vivre dans ce pays essentiellement aride. Il peut rester sans boire pendant huit jours ; et, pour nourriture, se contente d'une poignée de fèves et de quelques broussailles qu'il broie avec ses dures molaires. Ses pieds sont larges, garnis d'une épaisse couche graisseuse, doublée par une membrane flexible, mais dure et résistante, qui le soutient sur les sables mouvants, et lui permet de marcher dans les roches les plus âpres sans se blesser. La sécheresse de ses formes anguleuses et montueuses, la placidité majestueuse de sa marche, l'expression sérieuse et douce de cette tête emmanchée au bout d'un long cou d'autruche, lui donne une certaine harmonie avec le désert aride et silencieux, pour lequel il a été destiné. C'est un bon animal, dont j'apprécie les précieuses qualités, et pour lequel mon estime augmentait à mesure que je vivais avec lui."

extrait de Excursion en Orient : l'Égypte, le mont Sinaï, l'Arabie, la Palestine, la Syrie, le Liban, 1851, par Charles-Louis-Étienne, comte de Pardieu (1811-1881) 

lundi 27 janvier 2020

Les "mille et un Ali Baba" du Caire, par Paul Marie Lenoir

la rue du Mouski, par Eugène Baugnies (1842-1891) 

"Le Mouski, tel est le nom de la première rue qui se présenta devant nous, véritable type de ce que l'on peut rencontrer au Caire de plus animé et de plus brillant ; cette rue immense, ou plutôt cette véritable avenue couverte, résume d'une façon complète et admirable toute la circulation des rues orientales dans ce qu'elles ont de plus vivant et de plus pittoresque : boutiques interminables et encombrées des marchandises les plus extraordinaires par leur variété et leur profusion ; boucheries, cafés, coiffeurs, fabricants de babouches, antiquaires et cuisines en plein vent, tout se suit dans l'ordre le plus imprévu, et emprunte à son voisinage disparate un nouveau cachet de bizarrerie. 
Ce ne sont partout que caisses ouvertes ou à moitié chavirées dans la rue pour attirer le chaland. 
Faire marcher l'amateur sur la marchandise pour le forcer à mettre l'article en main, tel est le problème industriel admirablement résolu par le commun de ces mille et un Ali-Baba. 
Depuis le vieux Juif à lunettes qui se fait prier pour déranger des débris d'antiquailles enfouis dans de mystérieux petits coffrets, jusqu'au fabricants de bottes de scheiks pour qui la bottine à élastique est le dernier mot de la civilisation, tous semblent remplir un sacerdoce. Ce n'est pas ce débit fatigant et effronté de nos petits boutiquiers, c'est le calme le plus religieux qui préside à tous les achats, à toutes les transactions de la rue. L'empressement de nos commis de magasin, leur distinction et les dissertations à perte de vue auxquelles ils se livrent en France à propos d'un mètre de grenadine ou de madapolam (1), seraient ici du plus mauvais goût ; c'est presque le silence religieux de la mosquée qui règne dans les rayons et sur les comptoirs du Mouski. Voulez-vous une kouffie (2), vous montrez l'objet d'une main et la monnaie de l'autre, suivant l'estimation que vous en aura faite votre drogman, à moins que vous ne soyez déjà assez fort pour débattre vos prix vous-même.
Après avoir proposé en moyenne la moitié du prix qui vous a été fait d'une chose, vous vous retirez avec le calme d'un homme qui sait la valeur de ce qu'il veut acheter et vous n'insistez pas ; le marchand d'un signe imperceptible vous rappelle ; il consent à déranger sa pipe, accepte votre argent, et vous lance sa marchandise avec le gémissement plaintif d'une femme à qui l'on a arraché son enfant.
Vos prétentions sont-elles inacceptables pour le marchand, il manifeste alors la plus amère douleur par des claquements de langue qui rappellent les expérimentations des amateurs en vins ; et avec des larmes dans la voix il repousse sa marchandise en maugréant comme si vous l'aviez battu. Là, là, là, mafich, murmure-t-il entre sa pipe et ses dents. Car le chibouk ou le narghiléh sont l'accessoire indispensable du marchand du Caire qui se respecte.
Les étoffes du pays aux couleurs changeantes, aux reflets nacrés et aux broderies merveilleuses, attirèrent nécessairement notre attention, et nous serions encore dans les boutiques, si notre admiration pour la soie jaune l'avait emporté sur notre désir de parcourir d'abord la ville avant d'en apprécier les richesses en détail. La tentation était pourtant trop forte, et dès ce jour-là, presque au galop  de mon âne, je trouvai le moyen d'acheter plusieurs de ces foulards soyeux que l'on nomme kouffies et que les Égyptiens emploient comme coiffure de luxe. 
Jaunes rayées de vert et de rouge, ou jaune sur jaune ornées de petites floches du même ton, ces pièces d'étoffes miroitent au soleil de la façon la plus étonnante. D'imperceptibles fils d'or ou d'argent artistiquement mélangés dans leurs tissus leur donnent des tons métalliques du plus brillant effet pour l'œil. 
Quand nous passerons la revue des bazars, nous insisterons davantage sur la nature des étoffes, des vêtements et des costumes qui forment le fond des marchandises les plus caractéristiques du pays."

extrait de Le Fayoum, le Sinaï et Pétra : Expédition dans la moyenne Égypte et l'Arabie Pétrée sous la direction de J. L. Gérôme, par Paul Marie Lenoir (1843-1881), artiste français


(1) tissu de coton blanc
(2) fichu de cotonnade rouge à raies de soie verte, rouge ou jaune

dimanche 26 janvier 2020

"Ces animaux ont certainement l'instinct de la circulation" (Paul Marie Lenoir, à propos des ânes du Caire)

ânier du Caire - photo de G. Lekegian, 1880

"À âne, Messieurs ! à âne ! ! ! Et comme dans un rêve japonais, nous étions tous à âne avant d'avoir eu le temps de savoir pourquoi. Et dans ce songe d'opium, sans pouvoir ni vouloir opposer la moindre résistance, nous étions emportés à fond de train dans une direction que Adha Anna, notre drogman provisoire, connaissait seul. 
Lancés comme dans un tourbillon humain, nous avions à peine conscience de notre situation fantastique ; un vacarme infernal nous mettait dans l'impossibilité de nous appeler ni de nous entendre les uns les autres, et la petite bande tenait la corde dans cette course effrénée, où les traînards pouvaient être considérés comme des hommes à la mer. 
"Chmâlak ! Veminak ! Reglak !" hurlaient à l'envi les petits conducteurs de nos montures, heureux de notre ébahissement, de nos terreurs, et voulant s'assurer notre pratique par les qualités incomparables de vitesse qu'ils savaient activer à coups de bâton chez les moins bien partagés de nos coursiers. 
Enfin, après avoir avalé en une heure plus de poussière que dans tout un déménagement, nous commencions à nous apercevoir de loin en loin et à constater qu'il n'y avait pas encore eu de victimes. Nous avions quitté la route de Choubra, et le tumulte des cavaliers, des dromadaires, des voitures et des passants commençait à se calmer un peu. Des calèches d'un à huit ressorts allaient au grand trot, précédées de coureurs aux riches costumes ; en cet endroit plus aristocratique, l'édilité avait prudemment supprimé la circulation des chameaux, qui, attachés en procession, compliquent horriblement le libre parcours des avenues. Vingt fois, dans notre course furibonde, je me voyais accroché par l'une de ces cathédrales mouvantes, à qui le milieu de la rue appartient ; vingt fois mon âne merveilleux sut les éviter, car un choc eût été terrible pour lui comme pour moi. Ces animaux ont certainement l'instinct de la circulation. L'Ezbekyèh, tel était le lieu enchanteur où nous pûmes enfin modérer un peu notre allure. Nous étions sur le boulevard des Italiens de l'endroit, et nous nous devions à nous-mêmes une cavalcade moins apocalyptique. 
L'âne joue un rôle trop important dans la vie au Caire et dans tout l'Orient, pour qu'il ne mérite pas les honneurs d'une digression zoologique. 
D'abord, mon âne n'était pas un âne ; c'était, à proprement parler, ce que l'on nomme en Égypte le bourriquot du Caire, quadrupède d'une nature toute spéciale et qui ne saurait se confondre avec la bête de somme, l'âne vulgaire. 
Le bourriquot du Caire est aussi vif, aussi adroit, aussi intelligent et aussi infatigable que ses frères de Montmorency sont vicieux, paresseux et têtus. 
L'âne n'est pas seulement le premier ami que l'on se fait en Orient, c'est aussi la meilleure paire de chaussures ; on n'use ses bottes qu'en les mettant sous son lit. Toujours à âne, à cheval ou à dromadaire, les clients de saint Crépin font ici de fortes économies de semelles. Nous vécûmes à âne pendant toute notre expédition dans la province du Fayoum, de même que nous vécûmes à dromadaire pendant nos deux mois de désert au Sinaï et à Pétra."


extrait de Le Fayoum, le Sinaï et Pétra : Expédition dans la moyenne Égypte et l'Arabie Pétrée sous la direction de J. L. Gérôme, par Paul Marie Lenoir (1843-1881), artiste français

samedi 25 janvier 2020

"Dans les sables de Gizeh, aux pieds du Sphinx", par Louis Bertrand

dessin de Miner Kilbourne Kellogg (1814-1889)

"... sous ce ciel opaque, étouffé de chaleur, où pas une scintillation ne palpite, dans le gris indistinct qui m'environne, je songe à une nuit d'étoiles contemplée, quelques jours auparavant, dans les sables de Gizeh, aux pieds du Sphinx, nuit de velours et d’or, nuit limpide comme un autre azur, nuit merveilleuse, auprès de laquelle pâlissent, dans mes souvenirs, mes plus belles nuits africaines.
Il n’y avait pas un être humain, ce soir-là, dans la cuvette sablonneuse où le colosse est à demi enlisé. Derrière lui, le triangle formidable de la pyramide de Khéphren tombait d’une chute écrasante, comme perpendiculaire ; et, derrière Khéphrem, se haussaient les crêtes du désert lybique, hérissées de pierres tranchantes, qui se découpaient en dents de scie sur un ciel vert, teinté de nacre. C’était la solitude de la haute mer, le silence accablant des espaces désertiques.

D'abord, la masse du Sphinx s’ébaucha confusément dans la noirceur de la pyramide prochaine. Une lune orangée montait, toute gonflée, sous un voile de nuages blancs. Et ce fut l'ascension lente du globe vermeil. Peu à peu, la tête du colosse émergea de l’ombre, s'éclaira vaguement. Le profil se dégageait, lourd profil de nègre aux narines aplaties, à l’expression bestiale. Puis l’ovale du visage resplendit, si baigné de clarté que ses affreuses mutilations disparaissaient dans le rayonnement total, et, bientôt, sous la splendeur lunaire, la lourde face fut un pur miroir dressé vers les astres.
La croupe repliée du monstre, comme écrasée sous le poids de Khéphrem, semblait se perdre au loin, dans les profondeurs des sables. Mais la tête victorieuse se levait, d'un puissant effort, vers les étoiles. Et l'on aurait dit la tête de la planète Terre, haletant sous sa charge de montagnes, de peuples et de cités, et traînant derrière elle ses continents et ses océans inconnus, parmi tous les embrasements et tous les éblouissements stellaires."


extrait de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française

vendredi 24 janvier 2020

Conseils aux archéologues qui souhaitent faire des fouilles en Thébaïde, par Jean-Jacques Rifaud

vendeur de momies, par Félix Bonfils, circa 1875

"Le voyageur qui vient à Thèbes, et particulièrement à Qournah, pour faire des recherches archéologiques, doit s'attendre à y rencontrer bon nombre de difficultés de la part des habitants. Ces gens semblent avoir dans l'idée que le monopole des objets d'antiquité est leur patrimoine ; aussi ne manquent-ils jamais de regarder d'un oeil jaloux les Européens qui viennent remuer, par eux-mêmes, le sol dont ils ont en quelque sorte usurpé la propriété. C'est inutilement qu'on leur demande des renseignements. S'ils vous voient commencer quelques tentatives, ils cherchent à vous prouver qu'elles sont mal conçues, ou qu'elles ne portent que sur des terrains déjà déblayés et remués cent fois. 

À l'arrivée d'un étranger soupçonné de vouloir faire des fouilles, ils interrompent celles qu'ils avaient commencées eux-mêmes ; ils profitent de l'obscurité de la nuit pour aller masquer avec de la terre l'entrée des hypogées qui promettaient d'heureux résultats, ou s'ils en laissent qui soient d'une découverte facile, on est certain d'y apercevoir d'abord des débris de momies, et tous les signes les plus manifestes d'une entière dévastation. Celui qui céderait à des conseils intéressés et se découragerait sur des apparences trompeuses et adroitement préparées, aurait certainement abordé d'une manière peu digne de l'intérêt qu'il est en droit d'exciter le champ de la Thébaïde le plus riche en antiquités, et n'emporterait qu'une idée erronée de ses vastes et nombreuses catacombes. 
Les Arabes ou fellahs de Qournah habitent à l'entrée des hypogées ; et c'est dans les recoins de leurs profonds compartiments que sont cachées leurs collections d'antiquités. L'exhibition de ces collections se fait pièce à pièce, lorsqu'il se présente des acheteurs d'Europe. Les hommes ont leurs collections distinctes de celles des femmes ; la même collection appartient quelquefois à plusieurs Arabes associés. Le nombre de ces marchands d'antiquités n'est pas très considérable ; et ils passent pour les plus riches d'entre les fellahs, surtout depuis les visites fréquentes qu'ils ont reçues des Européens à partir de 1816."

extrait de Tableau de l'Égypte, de la Nubie et des lieux circonvoisins ; ou Itinéraire à l'usage des voyageurs qui visitent ces contrées, 1830, par Jean-Jacques Rifaud (1786-1852), membre de l'Académie royale de Marseille, de la Société Statistique de la même ville, de la Société de Géographie de Paris et de la Société Asiatique ; membre correspondant de la Société royale des Antiquaires de France, et membre correspondant de l'Académie de Nantes. Grand voyageur, passionné de fouilles archéologiques, il séjourna en Égypte treize années.

jeudi 23 janvier 2020

"Regarder défiler les rives comme dans un rêve" (Samuel Manning, voyageant vers la Haute-Égypte en dahabiyeh)

illustration extraite de l'ouvrage de Samuel Manning

"Les phénomènes atmosphériques sont aussi très variés et très remarquables. Il n'y a cependant pas de temps dans la vallée du Nil. Au début du voyage, nous disons encore par habitude : "Belle matinée, soirée splendide !", mais peu à peu, nous nous apercevons qu'en Égypte les jours se suivent et se ressemblent. Les remarques intéressantes et originales sur le temps, qui, en Europe, forment si souvent le thème des conversations, seraient ridicules et déplacées en ce pays où la pluie est presque un prodige. Au commencement du printemps, l'apparition désagréable du khamsin pourrait, à la rigueur, fournir un sujet d'entretien. C'est un vent brûlant, desséchant, chargé de fines parcelles d'une poussière qui pénètre partout, remplit les yeux et les oreilles, irrite la peau et donne une impression de malaise extrême. On n'aperçoit les objets qu'à travers un brouillard livide. Les sables du désert se soulèvent en tourbillons qui courent à la surface du sol, puis se dissipent. Sur le fleuve, le khamsin n'est que désagréable ; dans le désert, il devient dangereux. On assure que des caravanes entières ont péri sous le sable amoncelé. À part ce changement atmosphérique, les jours se ressemblent.
Mais quelles variations dans la même journée ! Les matinées sont délicieuses, d'une pureté, d'une fraîcheur et d'une transparence sans égales ; vers midi, toutes les couleurs disparaissent : le paysage est inondé d'une lumière blanche, aveuglante. Même alors, il est doux d'être étendu sur le pont, à l'ombre du tendelet, et livré à la plus délicieuse indolence, d'écouter le clapotement de l'eau le long de la dahabiyèh, de regarder défiler les rives comme dans un rêve. Le soir vient : les couleurs reparaissent et étincellent dans l'embrasement du soleil couchant. Les montagnes se teintent de reflets pourprés. Les rouges et les gris des grès, des granits et des calcaires des berges contrastent admirablement avec le jaune foncé du désert, le vert des rives et le bleu du fleuve, et forment des combinaisons et des oppositions de couleurs merveilleuses. Un crépuscule grisâtre suit immédiatement le coucher du soleil.
Quelques minutes s'écoulent, et un reflet rose tendre envahit la terre et le ciel. Je n'ai jamais vu d'effet de couleur plus féerique. Au lever et au coucher du soleil, les cimes neigeuses des Alpes se colorent d'un rose semblable ; mais l'Égypte a ceci de particulier, que la lumière et la coloration reparaissent après un intervalle de gris pâle, comme lorsque la vie revient dans un corps , et que le phénomène est commun à tout le pays. Je n'ai vu nulle part l'explication de ce splendide phénomène ; je l'attribue, dans mon ignorance, à la réflexion et à la réfraction des rayons du soleil couchant par les sables du désert libyque. Puis la nuit tombe ; et quelle nuit ! Les étoiles brillent avec une intensité inouïe telle que j'ai vu une ombre distincte formée par la planète Jupiter, et que j'ai pu apercevoir ses satellites avec des jumelles ordinaires. Orion étincelait splendidement. Je ne puis dire dans laquelle de ses phases la lune était la plus belle.
Une étroite bande de végétation, de quelques kilomètres de large, borde le fleuve ; au delà, c'est le désert. Les montagnes se retirent quelquefois à de grandes distances ; d'autres fois elles descendent jusqu'au fleuve, formant des falaises hardies souvent couronnées par un couvent copte."


extrait de La terre des Pharaons : Égypte et Sinaï, 1890, par Samuel Manning (1822-1881), ministre baptiste ; traduit librement de l'anglais par E. Dadre

mercredi 22 janvier 2020

"Il y avait dans leurs contours quelque chose qui dénotait la vie" (Enrique Gómez Carrillo, à propos des Colosses de Memnon)

Photoglob Co. Date : 1890

"Oh ! l'extraordinaire, l'invraisemblable magie des nuances dans ces soirs thébains, au pied de ces montagnes qui semblent des décors de théâtre !... Dans la plaine, les sanctuaires en ruines s'animent avec des illuminations de féerie. Le soleil pénètre entre les colonnes et constelle les plafonds d'étoiles d'or. Parfois, un seul pilastre offre toute une gamme de nuances, grâce aux tons rosés de son chapiteau et aux douceurs violacées de son socle. Les figures polychromes des murs s'animent sous les agitations irisées des rayons légers du soleil, que l'on dirait tamisés par des voiles d'améthyste et de rubis. Dans les angles intérieurs, où la pénombre triomphe de la clarté dans leur lutte de demi-teintes, les pierres se couvrent de mystérieuses taches phosphorescentes. Mais, dès que nous nous approchons des vastes espaces libres, les colonnes et les plafonds se baignent dans de délicieuses lueurs. À chaque moment, une de ces figures de carmin, qui perpétuent dans les vestibules la grâce svelte des princesses lointaines, s'étire comme une flamme. Dans l'atmosphère diaphane, il n'y a pas un détail qui ne s'anime, pas une ligne qui n'apparaisse en pleine valeur, pas un relief qui ne palpite.
Et plus encore que les merveilles intimes des temples, leurs grandes masses extérieures nous impressionnent. Le soir, particulièrement, les silhouettes monumentales, baignées dans le crépuscule, se détachent avec une majesté fabuleuse. Tout est disposé avec un art suprême à l'endroit qui lui convient le mieux. 

Hier, comme nous revenions de Medinet Habou, deux gigantesques apparitions sortirent à notre rencontre. Enveloppées de l'ombre de la nuit tombante, elles semblaient les gardiens nocturnes du désert. On ne voyait ni leurs visages, ni leurs bras, ni leurs torses. C'étaient deux masses énormes, fantomatiques et informes. Mais il y avait dans leurs contours quelque chose qui dénotait la vie. "Les colosses de Memnon", murmura mon guide. Je m'arrêtai pour frissonner longuement devant eux du frisson du surhumain. Et, tandis que je me taisais, mon compagnon me narrait l'histoire de l'humble scribe d'Atribis qui, élevé au rang de ministre par Aménothès III, fit sculpter les deux terribles monolithes. "Ce fut, murmure-t-il, un grand plébéien, fils d'un cordonnier et qui, à force d'intrigues, se fit diviniser."
Que sont les hommes et leurs préjugés de caste et leur orgueil de race, à côté de cette humanité de granit ? Le champ interminable des tombes s'étend à nos pieds. Cent civilisations gisent sous cette terre. De ce qui fut vie, mouvement, agitation, amour, seule, l'image subsiste, dans les bas-reliefs des hypogées. Par contre, les géants de calcaire sont toujours là, aussi jeunes qu'au premier jour où ils apparurent au monde épouvanté. La véritable idée de l'Égypte antique se trouve dans ces masses surhumaines. Devant les colonnades de Karnak, devant les Ramsès de Louxor, devant les colosses de la plaine de Thèbes, la formidable grandeur de la plus ancienne civilisation surgit. Là, les sensations légères qui, au musée du Caire, au milieu des tout petits meubles, des visages mutins et des humbles bijoux, nous font évoquer les siècles des Pharaons les plus illustres comme des époques aussi dépourvues de grandeur que la nôtre, s'évanouissent dans une atmosphère de divines énormités. À l'ombre de ces murs fantastiques, ce n'est pas la vie réelle d'il y a trois mille ans qui apparaît à notre vue, mais l'existence hiératique de ces dynasties de dieux et de rois qui, dans le secret des sanctuaires, arrivaient à confondre mystérieusement leurs grandeurs."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié