vendredi 31 janvier 2020

L'île de Philae "brille, tranquille et pure, au milieu (d'une) nature hostile et convulsée" (Édouard Schuré)

Philae, par Edward Lear (1812–1888)

"Les Grecs et les Romains, qui faisaient le pèlerinage d'Égypte, ne manquaient jamais de remonter le Nil au-delà de Thèbes, jusqu'à l'île de Philae. C'est là qu'ils recevaient l'initiation dernière, dans la forme et sous le voile poétique du drame sacré par lequel les fils d'Hermès consentaient à révéler le plus grand secret de leur religion aux laïques ou aux étrangers de choix. (...)

L'île allongée dans le sens du fleuve a la forme d'une sandale. Les colonnades et les deux pylônes du temple d'Isis se profilent sur son arête en tons chauds. Au-dessus de la rive orientale, le petit temple hypèthre de Trajan, coquettement placé sur une terrasse, se mire dans l'eau. Quatre architraves posant sur douze colonnes à chapiteaux de papyrus, sans toiture, c'est tout l'édifice. Ce pavillon aérien semble avoir poussé comme une végétation de grandes fleurs d'or, entre les palmiers qu'il surpasse et les haies d'acacias qui ceignent ses pieds. Un ciel toujours bleu sourit entre les calices ouverts des colonnes élégantes, où passent librement les hirondelles. Ce petit temple si gracieux, si poétique semble inviter les barques à mouiller dans son anse et dire aux voyageurs : "Les tristesses de la vie ne passent point mon seuil ; viens te reposer dans la paix d'Isis." On monte, et on rejoint l'extrémité sud de l'île. C'est là que débarquaient les pèlerins antiques et qu'ils étaient accueillis par les pastophores, en haut de l'escalier de la terrasse. (...)
Le site a quelque chose d'inquiétant et de paisible, d'étrange et d'intime à la fois. Ce ne sont plus les vastes horizons plantureux de Thèbes, de Siout et d'Abydos. Le Nil fait un grand tournant entre des côtes abruptes et se hérisse d'écueils. Partout surgissent des rochers de granit et de syénite noir, avec des veines de diorite d'un vert sombre. Tantôt ils forment de petits récifs qui écument au milieu du fleuve, tantôt ils s'écroulent sur les rives en escaliers tumultueux, tantôt ils redressent leurs angles en castels bizarres, en pitons menaçants. La teinte rougeâtre des roches, maculées de taches noires, donne à l'ensemble du paysage quelque chose de fantastique et d'infernal. On dirait le serpent Typhon, le génie du Mal, vomi par la terre incandescente et révoltée, rouge encore du feu qui le dévore et tordant ses écailles mal refroidies autour du fleuve et de l'île sacrée. Mais celle-ci brille, tranquille et pure, au milieu de cette nature hostile et convulsée. Elle sourit, la Vierge intangible et sacrée, avec sa ceinture de mimosas, ses grêles bouquets de palmes et son diadème de temples, qu'elle porte comme une parure." 

extrait de Sanctuaires d'Orient - Égypte, Grèce, Palestine, 1907, par Édouard Schuré (1841-1929), écrivain, philosophe et musicologue français

"La pente de la rêverie, sur (le) balcon du musée de Boulaq, ramène toujours l’esprit au thème éternel de toute philosophie : la caducité des choses humaines opposée à l’impérissable jeunesse de la nature" (Eugène-Melchior de Vogüé)

illustration extraite de l'ouvrage Album du musée de Boulaq : comprenant quarante planches /
photographiées par MM. Delié et Béchard ; avec un texte explicatif par Auguste Mariette-Bey
, 1872

"Et puis il y a dans le hasard des dispositions matérielles du musée (*) une source de méditations fécondes. Le visiteur a passé de longues heures dans le demi-jour des salles, tout emplies de souvenirs et de représentations funéraires, dans le commerce des momies et des images primitives ; il a déroulé cette longue suite de siècles comme les feuilles émiettées des anciens papyrus, il a perdu pied dans le temps et s’est senti enfoncer jusqu’à ces couches obscures de l’histoire que le regard n’a jamais mesurées, que la sonde n’a pas touchées. Tout ce qui l’entoure ne lui a parlé que de la mort ; ces corps intacts, ces figures de granit, ces attestations de victoires et de splendeurs royales, comme ces objets domestiques, l’ont poursuivi de la même et ironique leçon sur l’amère vanité d’être : il ploie écrasé sous le poids de cet interminable passé, sous le sentiment de sa petitesse en face de lui, sous les problèmes et les mystères qui le sollicitent, il fuit tous ces regards immobiles qui le poursuivent et cette atmosphère de sépulcre qui l’étouffe. 
Voici qu’un seul pas le porte sur ce petit balcon à ciel découvert qui surplombe le fleuve et commande les riantes perspectives de Gizeh ; il retombe brusquement dans la plus triomphante affirmation de la vie qui puisse éclater en ce monde. Quel que soit le jour de l’année et l’heure du jour, un soleil splendide lui envoie sa chaude couronne de rayons et moire les flots de lumières palpables ; le Nil puissant roule dans sa majesté avec un sourd bruissement de vie ; les lourdes dahabiés glissent, chassant devant elles des ombres vigoureuses, aux cris de leurs rameurs qui s’excitent de la voix. Sur la grève du père nourricier, la population afflue sans relâche : femmes emplissant les jarres qu’elles portent penchées sur la tête, enfants s’ébattant dans l’eau tiède, bouviers menant boire les troupeaux de buffles, mariniers à leurs barques. Aussi loin que la vue peut remonter ces horizons limpides, le fleuve s’étend en déroulant sa ceinture de palmiers ; tout le long de ses bords une végétation intense, toujours nouvelle, toujours superbe, grandit dans ce printemps qui ne repose jamais ; par delà les tapis de verdure de Gizeh, les sables des crêtes libyques, insoutenables au regard, doublent la clarté comme un miroir d’or et la renvoient au ciel blanc. La lumière, la chaleur, la vie, ces joies premières de la création, vous baignent et vous enivrent ; le vertige des sèves en travail vous monte au cerveau. Cette terre divine est aussi forte, aussi gracieuse que si elle était née d’hier, aussi jeune qu’aux jours premiers dont on vient de lire l’histoire dans ses archives lointaines, qui nous la montrent toujours identique à elle-même.
Ce contraste éloquent force la méditation des âmes les plus rebelles : la pente de la rêverie, sur ce balcon du musée de Boulaq, ramène toujours l’esprit au thème éternel de toute philosophie : la caducité des choses humaines opposée à l’impérissable jeunesse de la nature, l’effroyable peu que nous sommes, nous, notre histoire, notre courte antiquité, en face de cette création antérieure à tout, survivant à tout, ne défaillant jamais."
(1) le musée de Boulaq

extrait de Histoires orientales, 1880, par Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910), diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888)

jeudi 30 janvier 2020

"Ce n'est pas en vain qu'on s'imprègne de l'atmosphère qui baigne ce pays limpide jusqu'au mystère" (Jacques Boulenger, visitant Karnak)

Karnak, vue extérieure de la salle hypostyle
photo extraite de L'Égypte et la Nubie : Grand album monumental, historique, architectural
par Émile Béchard (1844-18..?)


"Ô Cooks, mes frères, vous que je voulais éviter aujourd’hui et que j'ai pourtant rencontrés à Karnak, vous traversiez avec assurance cette brousse de ruines, conduits tout droit par votre guide à ce qu'il vous fallait admirer.
Formés en cercle autour de lui, vous approuviez sans l’écouter sa parole abondante et, le dos tourné aux merveilles, vous vous en étonniez sans les voir. Ce soir, une joie innocente brille dans vos regards : c'est celle (je la connais aussi) que donne le sentiment d’avoir accompli son devoir, tout son devoir. Et moi, au contraire, qui ai erré tout le jour, studieux et seul, parmi ces champs de pierres majestueuses, je me sens inquiet et troublé de n'avoir su goûter vraiment que si peu des beautés promises (1). Il y a les quinconces de colonnes de Louxor, bottes de papyrus gigantesques qui soutenaient jadis un ciel de pierre sur l'extrémité de leurs feuilles fermées ; il y a le portail du temple de Khonsou et son soleil ailé comme un avion ; il y a l'hypostyle  de Karnak ; il y a la noire Sekhmet dans son petit temple... Il y a surtout le miracle égyptien que je retrouve ici.
On parle du miracle grec... À Karnak, le seul temple d'Amon s'étend sur trente hectares. Les obélisques s’élèvent parfois à plus de trente mètres. Les statues innombrables ont sept mètres, onze mètres ; un des colosses de Memnon en mesure seize ; celui de Ramsès, qui détient le record, dix-sept cinquante.
La seule salle hypostyle du grand temple de Karnak soutiendrait toute la cathédrale Notre-Dame de Paris ; elle a cent trente-quatre colonnes de grès rouge, dont douze sont aussi grosses que la colonne Vendôme ; et pas une surface de cette forêt de sequoias en pierre qui ne soit ciselée comme une fougère. Mais le miracle, ce n'est pas que cet ordre soit colossal, c'est qu'il soit si harmonieusement proportionné qu'on se trouve beaucoup plus à l'aise dans cette effrayante salle hypostyle que sous le portique de la Madeleine à Paris. Devant les pylônes du temple de Louxor s’élève le frère jumeau de l'obélisque géant qu’on a si heureusement planté au milieu de notre place de la Concorde : il y semble à peu près de la taille de ces autres "obélisques" surmontés d'une boule que nos jardiniers plaçaient jadis dans leurs parcs à la française.
Miracle de la proportion, c’est-à-dire de l’art."

(1) "Ce n'est pas en vain qu'on s'imprègne de l'atmosphère qui baigne ce pays limpide jusqu'au mystère. Qu'il était sage, mon ami L..., lorsqu'il me conseillait de me soumettre avant tout au rythme lent du Nil ! Ce n'est qu'à mon retour à Louxor, une semaine plus tard, que j'ai su jouir vraiment de ces ruines austères. Gâtés de romanesque comme nous sommes, il nous faut souvent un noviciat pour nous rendre dignes d'accéder à ces monuments de l'esprit pur."

extrait de Au fil du Nil, 1933, par Jacques Boulenger (1879 - 1944), écrivain, critique littéraire et journaliste français.

mercredi 29 janvier 2020

"Monsieur Legrain... dans son domaine de Karnak", par René Delaporte

"le seul béret blanc vu dans ce pays"

"Il faut regarder Karnak comme le plus bel amas de ruines qui se puisse voir dans ce voyage. On peut en admirer la masse imposante, frappant l'esprit par sa grandeur et l'entassement de ses matériaux. Il faut le voir aussi pour les travaux de restauration dont il est l'objet et du déblaiement complet, oeuvre de Monsieur Legrain.
Vous connaissez Monsieur Legrain, nous l'avons rencontré ensemble à Saqqarah. Signe particulier, porte le seul béret blanc vu dans ce pays.
Pendant mon séjour à Louqsor, j'eus l'occasion de le voir souvent. Il est de ces personnes dont on se fait un camarade d'abord, mais qui ne tardent pas à être bientôt de vos amis.
Avant son arrivée dans son domaine de Karnak, (c'est son empire à lui, ce temple qu'il déblaie et qu'il remet debout), j'avais vu les 
nombreux travaux de restauration, j'en avais admiré l'exécution et la reconstitution, particulièrement à l'un des pylônes de la salle hypostyle et au petit temple de Ramsès III. J'avais admiré ce travail parfois dangereux sans savoir que l'ami Legrain en était le directeur.
Son arrivée me permit d'éclaircir beaucoup de points obscurs. Il m'expliquait les procédés, les moyens d'exécution. Il me montrait le plan tracé pour cet hiver-ci. Pour les travaux, il a une dizaine de mille francs à sa disposition, produit de la taxe payée par les touristes. Aucun ne la regrettera après avoir vu Karnak. Avec cette modique somme, il déblaie tous les ans le temple et le restaure, en partie. Il reste encore beaucoup à faire, la consolidation complète de la salle hypostyle, le déblaiement de la grande cour, la reconstitution des salles de cariatides ou des dix-huit colonnes et des appartements en granit, etc.
Certes, voilà beaucoup de travail, mais avec un peu plus d'argent, un homme comme le restaurateur de Karnak mènera vite, à bonne fin, cette oeuvre qui parait colossale.
À bonne fin, ai-je dit. À très bonne fin, car pour arriver à cela, et au but exposé, il faut y mettre du goût, de la science et l'amour de ce 
que l'on entreprend. Tout cela, M. Legrain le met dans son oeuvre Karnak, c'est un peu sa chose, son lui-même, une partie de son coeur et de son esprit.
Quels touristes n'ont pas vu ce Monsieur en béret blanc parlant très bien l'arabe, dirigeant son petit monde de 200 à 300 ouvriers, hommes et enfants (un capitaine en commande moins). Il faut le voir se mettant en plein danger quand il y en a, afin de forcer ses hommes à rester à leur poste. Quiconque a pu suivre les travaux, verra que l'on ne chôme pas, du reste tout le monde peut voir le déblaiement. Tout s'y fait au grand jour sans crainte de la critique, car celle-ci ne peut attaquer que le mal et ce n'est pas le cas.
Après ce travail de la journée, c'est le classement et la numération de ce qui a été découvert afin de retrouver les statuettes que le feu d'un vandalisme peu pardonnable a réduites en morceaux. Ce sont des problèmes à résoudre pour la reconsolidation de pierres se tenant en équilibre par des prodiges de la statique ; c'est l'enregistrement et la comptabilité.
Qu'importe la besogne, au jeune directeur des travaux, car c'est sa passion à lui, cette oeuvre, passion qui n'est pourtant pas assez
forte pour en effacer une autre que de beaux yeux ont allumée et pour laquelle nous lui souhaitons tout le bonheur possible. Avec la rose choisie dans le grand jardin humain pour être la compagne de sa vie, nous verrons bientôt fleurir le buisson de sa descendance et se ramifier à lui-même comme l'arbre généalogique des Ramsès."

extrait de Dans la Haute-Égypte, 1898, par René Delaporte, ex-chargé de missions du ministère du Commerce, auteur d'un recueil de poésies sous le pseudonyme Henry Mercq

"Le Nil est large, tranquille. Il a une majesté sereine qui impose." (Louis Malosse)

photo datée de 1870 - auteur non mentionné
"Elles glissent doucement comme de grands oiseaux blancs..."


"L'Égypte, dit un dicton populaire, est le territoire que l'inondation atteint. Elle n'existerait pas en effet sans le fleuve qui, aux quatre mois d'été, se déverse sur elle et l’enrichit. (...)
L'impression est saisissante quand on s'éloigne de la rive, quand on remonte le fleuve entre ses bords verdoyants, quand on s'éloigne du fouillis de minarets qu'est le Caire, quand on se sent porté sur ces eaux sacrées vers le libre espace. Le Nil est large, tranquille. Il a une majesté sereine qui impose, qui fait comprendre que des populations l'aient tenu pour une divinité.
Plutarque rapporte que rien n'était aussi vénéré chez les Égyptiens que le Nil. Ils croient, dit-il, que son eau engraisse et donne un embonpoint extraordinaire. Aussi éloignent-ils de lui le bœuf Apis. Ils veulent que le corps, enveloppe de l’âme, soit leste et dégagé, qu'il ne la surcharge pas, ne l’écrase pas, que l'élément mortel n'ait aucune prépondérance par laquelle le principe divin soit étouffé.
Tel le Nil apparaît dans la première heure avec son escorte de palmiers, de huttes de terre, de fellahs profilant leur silhouette sur le ciel bleu au sommet d'un monticule, tel il apparaîtra aux heures suivantes jusqu'au terme du voyage, serpentant entre les deux chaînes rocheuses qui l'enserrent, l'emprisonnent et sont les remparts du désert contre ses flots : la chaîne libyque du côté du couchant, la chaîne arabique vers l'Orient.
Il s’en va, aimant les courbes, les sinuosités, jetant un perpétuel défi à la ligne droite. Il baigne des champs de luzerne ou de blé, des villages où grouille une masse indigène, des ruines du passé. Il est impétueux ou calme. Mais toujours, de chaque côté, c'est un éternel défilé de bandes de terre vertes entrecoupées de bosquets de palmiers, de cabanes faites de ce même limon mélangé à de la paille, de terrains arides, et encore des palmiers poussés le plus souvent obliquement sous lesquels s'abritent encore des fellahs dans leurs huttes misérables. Cette monotonie des choses qui passent n’ennuie pas, ne lasse jamais. Du premier jour au dernier, l'œil suit sans fatigue ces terres qui viennent, vont et disparaissent. Les spectacles, toujours les mêmes en apparence, sont d'une variété infinie en réalité. Ils deviennent familiers à l'esprit, sont bientôt les compagnons inséparables du recueillement qu'inspirent la grande sérénité de cette nature et l'isolement dans lequel on se trouve. On se plaît à les voir chaque matin, à vivre avec eux dans la journée, à les laisser s'obscurcir et se voiler à l'heure du repos.
Comme le ciel a ses étoiles pour faire rêver le voyageur, l'air ses vols d'oiseaux pour distraire ses yeux, le Nil a ses barques aux grandes voiles latines triangulaires pour charmer ses pensées, les faire aller à la dérive comme elles. Elles sillonnent le fleuve par centaines, par milliers, poussées par le vent qui gonfle leurs toiles. Leur défilé ne s'arrête jamais. Elles sont comme les flots du Nil. Il en vient toujours, toujours. À chaque détour du fleuve, il en apparaît de nouvelles. Il semble que bien loin, bien loin, dans des régions inexplorées, il y ait des sources inconnues qui en envoient sans cesse, qui ne tarissent jamais. Elles sont les hôtes de ce fleuve qui les aime et qui les porte à leur but. Elles glissent doucement comme de grands oiseaux blancs qui voleraient à la surface, qui se laisseraient emporter sans crainte, avec une heureuse quiétude. Elles sont comme les esprits familiers de ce vieux Nil qui a assisté à tant de mystères, qui a vu passer tant de religions, tant de races, tant de conquérants, qui a vu déchoir tant d’empires."

extrait de Impressions d'Égypte, par Louis Malosse (1870-1896), homme de lettres et journaliste

mardi 28 janvier 2020

Les "précieuses qualités" du dromadaire, dans le désert égyptien, par Charles de Pardieu

chameliers du Sinaï, par Pascal Sébah



"Le 1er octobre 1849, nous étions sur pied de bon matin. Il s'agissait d'organiser sur les chameaux, l’arrimage de tout notre butin. Nous jetâmes d’abord un coup d'œil sur les animaux intéressants qui devaient être nos compagnons de route pendant trois semaines. Nos huit chameaux étaient paisiblement accroupis sur la terre, étendant au bout de leurs longs cous une petite tête à figure béate. Huit Arabes étaient là, au milieu du monceau de bagages, criant, gesticulant, faisant un bruit tel qu’on aurait cru qu'ils allaient en venir aux mains.
Mahmoud se multipliait ; il activait le chargement, et trouvait avec intelligence la place pour chaque objet. Le premier chargement est toujours très long ; il faut arriver à se reconnaître au milieu de tout cela, et choisir le meilleur arrimage. Enfin à huit heures, chaque chose avait trouvé sa place, et nos bêtes étaient chargées.
On nous avait fait bien des histoires sur le genre de monture que nous allions employer. Il fallait, nous avaient dit quelques personnes, prendre beaucoup de précautions, et s'assurer si le chameau n'était pas difficile à monter, ce qui aurait pu entraîner des chutes dangereuses, du haut de ce grand animal. Il fallait aussi, disait-on, faire bien attention pour se tenir, lorsque le dromadaire s'agenouillait où se relevait ; car on risquait d'être jeté par dessus le cou. Enfin on nous avait signalé le mouvement de la marche, comme très fatigant. Nous ne voulûmes donc pas monter en ville, et nous partîmes à pied pour attendre notre caravane au dehors, ne nous souciant pas de donner aux curieux le spectacle de notre inexpérience.

Pauvres dromadaires, comme on vous avait calomniés ! C'est l'animal le plus paisible de la création ; j'en a vu beaucoup, et pas un qui ne fût doux comme un agneau. Quant à l'ascension, c’est la chose du monde la plus simple. On tire en bas la longe du licou du dromadaire, en accompagnant ce mouvement du cri ordinaire aux chameliers "Krrr !". Il s'agenouille alors, et l'on n’a plus qu'à enjamber sur la selle. Lorsqu'il se relève, il suffit de poser légèrement la main sur l'arçon ; on est enlevé en l’air, tout naturellement.

Le chameau est très obéissant, se conduit très bien, en portant la longe à droite ou à gauche, et par des appels de langue. La selle est un arçon maintenu par des cordes sur la bosse de l'animal, et muni à l'avant et à l'arrière d’une pointe en bois destinée à maintenir le cavalier, et à accrocher divers objets. Sur cet arçon, on place des couvertures, des manteaux, des besaces et des sacs de fèves. On s’assied là dessus, les jambes croisées sur le cou de la monture. Nous avions fait adapter à la selle des étriers, de manière à pouvoir changer de position, sans fatigue. On peut ainsi s’asseoir devant, de côté, se placer commodément, lire, fumer ; on est enfin parfaitement à son aise.
La marche du dromadaire imprime au corps un mouvement de balancement d'avant en arrière, auquel on s'habitue bien vite, et qui n’a rien de fatigant. Quand on veut descendre, on fait agenouiller l'animal. Ce mouvement se fait lentement ; on dirait une charnière rouillée. Il fléchit d’abord les jambes de devant, et tombe sur les genoux ; il en fait ensuite autant des jambes de derrière, et enfin un troisième mouvement de la masse en avant le fait asseoir. On n’a alors qu'à passer la jambe, et à mettre pied à terre. (...)
Le chameau a été réellement créé pour le désert ; aussi l'appelle-t-on le vaisseau du désert. Fort et patient, il porte des fardeaux considérables et marche ainsi chargé jusqu'à ce qu'il tombe mort de fatigue. Au reste, lorsque la charge dépasse ses forces, il ne peut se relever, et alors reste agenouillé. D'une grande sobriété, supportant la soif et la faim, c'est le seul animal qui puisse vivre dans ce pays essentiellement aride. Il peut rester sans boire pendant huit jours ; et, pour nourriture, se contente d'une poignée de fèves et de quelques broussailles qu'il broie avec ses dures molaires. Ses pieds sont larges, garnis d'une épaisse couche graisseuse, doublée par une membrane flexible, mais dure et résistante, qui le soutient sur les sables mouvants, et lui permet de marcher dans les roches les plus âpres sans se blesser. La sécheresse de ses formes anguleuses et montueuses, la placidité majestueuse de sa marche, l'expression sérieuse et douce de cette tête emmanchée au bout d'un long cou d'autruche, lui donne une certaine harmonie avec le désert aride et silencieux, pour lequel il a été destiné. C'est un bon animal, dont j'apprécie les précieuses qualités, et pour lequel mon estime augmentait à mesure que je vivais avec lui."

extrait de Excursion en Orient : l'Égypte, le mont Sinaï, l'Arabie, la Palestine, la Syrie, le Liban, 1851, par Charles-Louis-Étienne, comte de Pardieu (1811-1881) 

lundi 27 janvier 2020

Les "mille et un Ali Baba" du Caire, par Paul Marie Lenoir

la rue du Mouski, par Eugène Baugnies (1842-1891) 

"Le Mouski, tel est le nom de la première rue qui se présenta devant nous, véritable type de ce que l'on peut rencontrer au Caire de plus animé et de plus brillant ; cette rue immense, ou plutôt cette véritable avenue couverte, résume d'une façon complète et admirable toute la circulation des rues orientales dans ce qu'elles ont de plus vivant et de plus pittoresque : boutiques interminables et encombrées des marchandises les plus extraordinaires par leur variété et leur profusion ; boucheries, cafés, coiffeurs, fabricants de babouches, antiquaires et cuisines en plein vent, tout se suit dans l'ordre le plus imprévu, et emprunte à son voisinage disparate un nouveau cachet de bizarrerie. 
Ce ne sont partout que caisses ouvertes ou à moitié chavirées dans la rue pour attirer le chaland. 
Faire marcher l'amateur sur la marchandise pour le forcer à mettre l'article en main, tel est le problème industriel admirablement résolu par le commun de ces mille et un Ali-Baba. 
Depuis le vieux Juif à lunettes qui se fait prier pour déranger des débris d'antiquailles enfouis dans de mystérieux petits coffrets, jusqu'au fabricants de bottes de scheiks pour qui la bottine à élastique est le dernier mot de la civilisation, tous semblent remplir un sacerdoce. Ce n'est pas ce débit fatigant et effronté de nos petits boutiquiers, c'est le calme le plus religieux qui préside à tous les achats, à toutes les transactions de la rue. L'empressement de nos commis de magasin, leur distinction et les dissertations à perte de vue auxquelles ils se livrent en France à propos d'un mètre de grenadine ou de madapolam (1), seraient ici du plus mauvais goût ; c'est presque le silence religieux de la mosquée qui règne dans les rayons et sur les comptoirs du Mouski. Voulez-vous une kouffie (2), vous montrez l'objet d'une main et la monnaie de l'autre, suivant l'estimation que vous en aura faite votre drogman, à moins que vous ne soyez déjà assez fort pour débattre vos prix vous-même.
Après avoir proposé en moyenne la moitié du prix qui vous a été fait d'une chose, vous vous retirez avec le calme d'un homme qui sait la valeur de ce qu'il veut acheter et vous n'insistez pas ; le marchand d'un signe imperceptible vous rappelle ; il consent à déranger sa pipe, accepte votre argent, et vous lance sa marchandise avec le gémissement plaintif d'une femme à qui l'on a arraché son enfant.
Vos prétentions sont-elles inacceptables pour le marchand, il manifeste alors la plus amère douleur par des claquements de langue qui rappellent les expérimentations des amateurs en vins ; et avec des larmes dans la voix il repousse sa marchandise en maugréant comme si vous l'aviez battu. Là, là, là, mafich, murmure-t-il entre sa pipe et ses dents. Car le chibouk ou le narghiléh sont l'accessoire indispensable du marchand du Caire qui se respecte.
Les étoffes du pays aux couleurs changeantes, aux reflets nacrés et aux broderies merveilleuses, attirèrent nécessairement notre attention, et nous serions encore dans les boutiques, si notre admiration pour la soie jaune l'avait emporté sur notre désir de parcourir d'abord la ville avant d'en apprécier les richesses en détail. La tentation était pourtant trop forte, et dès ce jour-là, presque au galop  de mon âne, je trouvai le moyen d'acheter plusieurs de ces foulards soyeux que l'on nomme kouffies et que les Égyptiens emploient comme coiffure de luxe. 
Jaunes rayées de vert et de rouge, ou jaune sur jaune ornées de petites floches du même ton, ces pièces d'étoffes miroitent au soleil de la façon la plus étonnante. D'imperceptibles fils d'or ou d'argent artistiquement mélangés dans leurs tissus leur donnent des tons métalliques du plus brillant effet pour l'œil. 
Quand nous passerons la revue des bazars, nous insisterons davantage sur la nature des étoffes, des vêtements et des costumes qui forment le fond des marchandises les plus caractéristiques du pays."

extrait de Le Fayoum, le Sinaï et Pétra : Expédition dans la moyenne Égypte et l'Arabie Pétrée sous la direction de J. L. Gérôme, par Paul Marie Lenoir (1843-1881), artiste français


(1) tissu de coton blanc
(2) fichu de cotonnade rouge à raies de soie verte, rouge ou jaune