jeudi 16 juillet 2020

Vue d'ensemble de l'ancienne Égypte, par Pierre Montet

"L'originalité incomparable" des monuments de l'ancienne Égypte
photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"Nous sommes maintenant en mesure de porter un jugement sur les anciens Égyptiens. Leurs défauts ne peuvent faire oublier leurs qualités. Leur vanité était prodigieuse. La moindre faveur les comblait d’aise et cette naïveté en faisait un peuple, somme toute, facile à gouverner. Bons vivants, hospitaliers, amis des banquets où l'on ne craignait pas la plaisanterie même grossière, ils ignoraient les cruautés auxquelles se livraient les Chaldéens et les Assyriens. Très attachés à leur ville ou à leur village, à leur profession, à leur dieu local, à leurs fêtes, ils craignaient Pharaon, les prêtres et les scribes, et de temps à autre prenaient sur leurs maîtres une revanche qui n’apportait à leur condition qu’un changement vite effacé.
Travailleurs acharnés, ils ont apporté à presque tous les domaines de la civilisation une marque ineffaçable. Sans doute les contes, les hymnes, les chants ne peuvent se comparer aux créations littéraires de l’Hellade. Leur curiosité dans le domaine scientifique ne les a pas menés très loin, leur vieille sagesse est restée près de terre, mais il faut tenir compte de ce que personne ne leur ouvrait la voie. On ne peut qu’admirer leur piété. Les dieux étaient pour eux des compagnons qui ne les quittaient jamais, et jamais ils ne pensaient avoir assez fait pour les remercier de leurs dons et en mériter de nouveaux. Une expérience plusieurs fois renouvelée leur avait enseigné que l’impiété est la mère de tous les maux. Pour les morts rien n’était assez beau ni assez durable. Chaque génération se chargeait allègrement du fardeau que représentait la construction d’une pyramide et des tombeaux des grands dont l’entretien s’ajoutait à celui de tant d’autres monuments funéraires. Ce devoir accompli n’apaisait pas toujours les consciences. De temps en temps un roi, un prince, un particulier se révoltait de voir l’herbe pousser sur le toit d’un temple, un tombeau que nul ne visitait, et il les remettait en honneur, se privant dans ce dessein d’une part de biens et en privant ses descendants. 
Nul peuple n’a créé une écriture plus harmonieuse et plus décorative que l’écriture hiéroglyphique. 
Dans le domaine artistique, les Égyptiens rivalisent avec les Grecs et dépassent les autres peuples de l'Antiquité. Ils ont excellé dans les extrêmes, une pyramide, des colosses, un pectoral, des pendentifs. Les colonnes-plantes, les obélisques, les pylônes, les avenues de sphinx font l'originalité incomparable de leurs monuments. Une chapelle, un portique évoquent la perfection du temple grec. Quelques-unes de leurs statues figurent parmi les plus grands chefs-d’œuvre de tous les temps. Les images qu’ils ont laissées de leur vie quotidienne nous obligent à penser qu’il faisait bon vivre au temps de Chéops et de Sésostris.
Telle est l’ancienne Égypte. Un égyptologue parlant du pays qu'il a choisi d’étudier sera peut-être suspect de partialité. En décrivant les conditions de sa prospérité et ses inoubliables créations, l’auteur espère que la sympathie ne l’a jamais entraîné hors de la vérité."

extrait de L'Égypte éternelle, par Pierre Montet (1885-1966), égyptologue

"Les limites et les servitudes de la sculpture égyptienne", par Pierre Montet

Statues de Rahotep et Nefret - IVe dynastie
Provenance : Mastaba de Rahotep découvert par Auguste Mariette à Meïdoum en décembre 1871
Musée égyptien du Caire - photo : Marie Grillot
"Je voudrais sans trop me soucier de la chronologie mettre l’accent sur les caractères les plus saillants de la sculpture égyptienne. En parcourant le musée du Caire et les principaux musées d'Europe, on passera en quelques minutes devant des ouvrages séparés par de grands intervalles de temps, par exemple les deux Rânefer de la Ve dynastie, le Thoutmose III et le Mentemhat de la favissa. Les physionomies sont très différentes et révélatrices de ces personnalités, mais les attitudes sont les mêmes, debout contre un pilier, la jambe gauche en avant, le bras tombant le long du corps.
Nous apercevons déjà les limites et les servitudes de la sculpture égyptienne. Les attitudes sont peu variées et manquent de souplesse. Les statues de bois et de métal, les statues de pierre de petit format sont les seules qui puissent se passer d’un pilier dorsal, dont la largeur sous l’Ancien Empire excède celle des épaules. Pour les statues assises, ou bien le dossier monte jusqu’aux épaules, ou bien s’il est bas, il est prolongé par un pilier. De cette servitude les Égyptiens ont su tirer parti en couvrant le pilier d’inscriptions. La jambe gauche est régulièrement unie au pilier par un tenon, de même que les bras au corps. On compte les statues dont les bras sont libres.
Une statue trouvée récemment dans le temple de Snefrou donne à ce roi une attitude beaucoup moins guindée. Si les sculpteurs égyptiens avaient suivi cet exemple et travaillé dans le même sens, ils auraient ravi à Polyclète et à Phidias la gloire d’avoir créé un art aussi libre que la vie, mais cette tentative n’a pas eu de lendemain. La dure loi de frontalité est restée leur maîtresse. Je ne veux pas dire que les statues sont alignées comme des soldats pour la revue. La tête et le corps sont obligatoirement dans cette position. Les jambes, les bras et les mains peuvent exécuter des mouvements variés. Des personnages laissent tomber un bras, avancent l’autre pour tenir un objet ou le replient contre le corps. Les scribes accroupis appliquent un genou contre le sol, lèvent l’autre à la hauteur du menton.
ll n'y a pas à proprement parler de groupe. Deux personnages ou davantage peuvent être campés contre une dalle unique ou partager le même siège, mais chacun sera traité comme s’il était seul. La femme passe le bras un peu allongé derrière la taille de son mari. Quand le roi est associé avec une ou plusieurs divinités, cela ne pose pas de problème particulier. Les personnages se tiennent par la main ou bien la divinité pose une main protectrice sur l’épaule du roi. Au Nouvel Empire se multiplient les ouvrages où le dieu se tient derrière le roi pour le protéger. Réciproquement, des rois ou des particuliers poussent devant eux ou portent dans les mains un objet sacré ou la statue d’une divinité. Cependant les personnages sont quelquefois mêlés d’une façon plus intime. Isis tient le roi sur ses genoux comme une mère son enfant. Thot sous la forme d’un babouin dicte peut-être du haut de son socle un texte à un scribe accroupi sur le sol à la manière d’un écolier bien sage. L'animal sacré faucon ou babouin peut être perché sur les épaules de son fidèle. Le précepteur d'une enfant royale la tient tendrement appuyée sur son giron. Le musée de Berlin possède de ce groupe une variante savoureuse : le corps, les bras et les jambes du précepteur forment une sorte de cube d’où émerge seule la petite tête de l'enfant. Visiblement les sculpteurs se sentaient à l’étroit dans le cadre de la tradition et, sans rompre complètement avec elle, trouvaient le moyen de l’assouplir.
Je dois aussi reconnaître que les sculpteurs égyptiens ne montrent que par exception une connaissance du corps comparable à celle des Grecs. Les muscles du torse, des épaules, des jambes sont trop souvent indiqués d’une façon sommaire ou même défectueuse. Les chevilles sont épaisses, les pieds lourds et pourtant, quand on s’en donnait la peine, ils apparaissent tout à fait satisfaisants. Les mains, qu’elles soient ouvertes ou fermées complètement ou à demi, sont parfois très soigneusement exécutées.
On s’habitue à ces défauts et l’on se réjouit chaque fois qu’ils sont atténués. Un double mérite doit être reconnu à la sculpture égyptienne. Les poses sont naturelles et équilibrées, mais surtout les vieux maîtres memphites ont su créer des physionomies inoubliables et même étendre au corps tout entier dans quelques cas le souci de la vérité que la plupart réservaient au visage seul. Parmi les ouvrages qui depuis longtemps ont rallié tous les suffrages, on notera en premier lieu : le Chephren de diorite, le Cheikh el Beled, le Scribe accroupi et la tête Salt du Louvre, suivis à peu de distance des deux époux de Meidoum, Rahotep et Noufré, du Scribe accroupi et du Scribe agenouillé du Caire. Le premier ressuscite pour nous le souverain qui règne sur les deux terres avec autant de majesté que Râ dans le ciel. Le Cheikh el Beled si bien nommé est le parfait propriétaire terrien que son embonpoint n’empêche pas de parcourir d’un pas alerte ses vastes domaines. Le Scribe du Louvre promène son calame sur des feuillets étalés, mais son regard est attaché sur son maître, si perspicace qu’il semble devancer la parole. La tête Salt du Louvre est l'œuvre d’un artiste singulièrement observateur et très maître de son ciseau, qui, à force de sincérité, a transformé un modèle peu séduisant. Rahotep et Noufré, réunis au musée dans une cage de verre comme ils l'étaient dans leur serdab, reçoivent tous les jours leur tribut d’admiration. Rahotep n’est pas exempt d’anxiété, il sait que le bâton caressait parfois même les épaules des grands ; sa femme, qui a posé sur ses cheveux la perruque et le diadème des jours de fête, ramène chastement son manteau sur sa gorge délicate ; elle a de beaux yeux tendres et son visage serait parfait, n’était le menton un peu fuyant. Il faut reconnaître que la femme est peu avantagée. Les sculpteurs lui donnent généralement de grosses chevilles, des traits vulgaires, une expression maussade et niaise. C’est au Moyen Empire, et bien davantage au Nouvel Empire, que les sculpteurs découvriront et exprimeront la beauté féminine."


extrait de L'Égypte éternelle, par Pierre Montet (1885-1966), égyptologue

lundi 13 juillet 2020

L'effet du temps sur la "singularité naturelle" de l'Égypte, par Félix Benoît

rue du Caire - photochromie, 1895 - auteur non mentionné

"L'Égypte d'aujourd'hui a gardé son charme et son originalité, comme au temps où le Père de
l'histoire disait d'elle qu’elle renfermait plus de particularités intéressantes que quel autre pays ; de même que le climat y est réglé d’une manière inaccoutumée, et que le fleuve s’y distingue de tous les autres cours d’eau par sa nature, de même les habitants se distinguent de tous les autres hommes sous tous les rapports, par les moeurs comme par les lois. Jusqu’à présent le temps n’a réussi que fort peu à dépouiller l'Égypte de sa singularité naturelle. Toutefois, les lois et les mœurs ont changé profondément ; l’érudit seul retrouve dans les usages actuels des souvenirs et des legs des temps passés. 
Dans les maisons aisées, les sofas et les commodes d'Europe se substituent aux divans et aux bahuts bien travaillés ; on ne boit plus le café dans un fingân de métal richement ciselé, mais dans des tasses de porcelaine. Tous les traits caractéristiques de l’Orient, grands et petits, sont chassés et s’en vont de plus en plus ; dans quelques années, ils auront entièrement disparu. Aucun d'eux pourtant ne s’est effacé sans laisser de trace. L'œil de l'artiste trouve encore, dans les villes et dans les bourgs, dans les rues et dans les maisons, en plein air ou sous la tente, parmi les nobles, les citadins, les paysans et les enfants du désert, dans les fêtes consacrées au deuil ou à la joie, dans le travail et dans les loisirs des habitants des bords du Nil, les vieilles formes bariolées, pittoresques, attrayantes, belles d’une beauté singulière ; des débris superbes se sont conservés encore de trois grandes époques de l’art : l'égyptienne, la grecque, l'arabe. Mais toutes les singularités de la vie orientale se seront écoulées dans quelques années.
Avant cette disparition, nous avons tenu à dire ce qui nous a frappé dans l'Égypte actuelle. Pour bien étudier la nation égyptienne actuelle, nous avons pris part à ses récréations, à ses fêtes, à ses joies et à ses chagrins. Nous nous sommes fait oriental et c’est comme tel que nous avons observé la vie populaire égyptienne et le jeu des relations en Orient. N'ayant pas assez du spectacle des réjouissances publiques, dans la rue, nous avons pénétré dans la famille, nous avons partagé l'existence cairote. Nous allons donc initier le lecteur à ce que nous avons vu."

extrait de À travers l'Égypte, par Félix Benoît (1917 - 1995), historien français, ingénieur civil, contrôleur des Mines, officier de l'Instruction publique.

vendredi 10 juillet 2020

L'habitat nubien, par Max-Pol Fouchet

photo de Galal El Missary, avec son aimable autorisation

"L’attachement des Nubiens à leur sol se manifesta lorsque le bruit se répandit d’une nouvelle submersion, due à un nouveau barrage. Cette fois, le Nil ne découvrirait jamais les champs provisoires, puisque le niveau demeurerait haut de façon permanente. La Nubie disparaîtrait. 
Le scepticisme d’abord accueillit la nouvelle, puis vinrent la colère, le désarroi. Sans doute assurait-on aux Nubiens qu’ils seraient transportés ailleurs, installés sur des terres plus fertiles. Ils vivraient entre eux, dans des villages construits pour eux, du côté de Kom Ombo et d’Esneh. Ces promesses n’apaisaient pas la tristesse, ne réduisaient pas l’opiniâtreté de ce petit peuple. Souvent les anciens parlaient de mourir sur place plutôt qu'abandonner les lieux de leur naissance. La lenteur des jours, dans ce pays où rien n'accélère ni ne dévore le temps, semblait donner raison aux incrédules. La montée du Nil se faisait attendre. Comme si rien ne menaçait, beaucoup recrépissaient leurs maisons.
Il est pertinent d'écrire que, de la civilisation nubienne, "les manifestations tout entières se concentrent dans l’habitat. Dans leur parfait dénuement, les Nubiens savent donner à leurs maisons la poésie d’un rêve disparu, avec un sens esthétique très sûr et une imagination fertile" (Simone Lacouture). Maisons qui justement doivent au dénuement leur simplicité de volumes, si bien accordée à la lumière violente, à la tyrannie solaire. Elles s’insèrent dans un jeu vaste de parallèles - celle du fleuve, celles des roches et de l'horizon. Ce n’est pas qu'on ne se préoccupe de parer leur nudité ! Festons, crénelures, moulures de lignes brisées ornent souvent le haut des façades. Parfois, sur le crépi blanc des murs, voici des bouquets, des oiseaux, des animaux, des bateaux, des aéroplanes (envolés, dirait-on, de l'atelier du douanier Rousseau !) - ou des "compositions" plus ambitieuses, illustrant un thème de propagande officielle, le voyage à la Mecque d’un homme du village, un récit légendaire : peintures de couleurs vives, dessins d’une intelligence naïve, images qui font penser à celles dont se décorent certaines maisons indiennes de Bénarès, où les murs comme ici sont semblables aux pages blanches d’un cahier, toutes illustrées par le mariage de la ressemblance et de l'allégorie."

extrait de Nubie, splendeur sauvée, 1965, par Max-Pol Fouchet (1913-1980), poète, romancier, essayiste, critique littéraire, musical, historien de l'art, ethnologue, homme de radio et de télévision

"Aimer le paysage de Nubie", par Max-Pol Fouchet

photo de Galal El Missary, avec son aimable autorisation
"À l'amateur de "sites inoubliables", il est possible que la Basse-Nubie, dans son ensemble, ait apporté de la désillusion... Hormis la région des cataractes et les quelques lieux où luttait pour son passage le fleuve resserré, rarement s’y dressait un décor magistral, s’y déployait une mise en scène romantique. On naviguait sur le Nil entre deux déserts, mais à peine les apercevait-on, et le sentiment de l’espace cédait à une sorte de familiarité, de proximité accessible. Entre Assouan et Ouadi Halfa, d'excellents esprits éprouvèrent de l’ennui, tenant le parcours pour fastidieux. Ce ne fut pas notre cas. À chaque voyage, la Nubie, comme on dit, nous prenait.
Par quoi donc ? Le paysage était si souvent absence de paysage. De chaque côté du fleuve, de semblables berges gréseuses, sans découpures vraiment pittoresques, se continuaient. Aux basses eaux, la trace jaunâtre laissée par les crues s’y découvrait, sa poursuite rectiligne hypnotisait le regard. Le grès laissait-il place au granit, l'incident devenait notable, comme un hasard acquiert de l’importance dans un jour abandonné des événements. Ailleurs, la roche s’interrompait, une dune descendait, se déversait, métal brûlant à la méridienne, soie douce à la venue du crépuscule. Le sable encore s’amassait dans l'embouchure d'un ancien oued, depuis longtemps sans eau ; c'était l’un de ces khors qui s’ouvraient en failles desséchées, en théâtres arides. Avec quelque chance, le soir approchant, on voyait des morceaux de boue se détacher de la boue, se mouvoir, glisser vers l’eau, y plonger: petits crocodiles qu'effrayait le bruit de l’hélice.
De loin en loin, les deux chaînes, l’Arabique, la Libyque, déléguaient des reliefs. Leurs formes paraissaient étranges, si peu étranges étaient les parages. Ils arrivaient au fleuve en buttes isolées ou groupées, comme faites pour annoncer sur leur sommet le premier rose de l'aube et le dernier du jour, pour offrir à certaines terres un mauve ou un bleu, et pour témoigner qu'auprès de ces berges de pauvre modelé existaient néanmoins des volumes naturels. Il fallait, pour aimer le "paysage" de Nubie, aimer ces déroulements qui accordent par leur feinte monotonie le sentiment d’une durée hors du temps, aimer encore ce manque d'épisodes où l'esprit peut s’abandonner à une pensée sans pensée, plus fécondante qu'il ne paraît, susceptible peut-être de conduire à l’Autre Versant... Il fallait aimer la mélopée."

extrait de Nubie, splendeur sauvée, 1965, par Max-Pol Fouchet (1913-1980), poète, romancier, essayiste, critique littéraire, musical, historien de l'art, ethnologue, homme de radio et de télévision

mercredi 8 juillet 2020

"Assouan, une fleur posée entre deux stérilités immenses, au bord de l’eau", par Camille Mauclair

Assouan : aquarelle de Conrad H. R. Carelli, 1908

"Je suis venu chercher à Assouan le repos dans la nature, loin des hypogées, des sanctuaires, de la théologie, de l’érudition, de la hantise des siècles, de l’art même. Le repos dans la nature, rien d'autre. Mais quel repos, et quelle nature !
Assouan se déroule sur la rive droite du Nil, en face de longues collines de sable qui dissimulent le désert libyque : et Assouan elle-même est à la limite du désert arabique. 
C'est une fleur posée entre deux stérilités immenses, au bord de l’eau. J’adore le silence, ou plutôt les silences, car chacun a sa condition, sa qualité, sa saveur, que j’ai appris à discerner et à goûter. J’ai connu bien des silences diversement nuancés, à Bruges, à Sorrente, à Ravello, à Tozeur, à Assise, à Olympie, en bien d’autres lieux. Je n’en ai jamais connu d’aussi parfaitement délicieux que celui d’Assouan. Il a quelque chose de surnaturel, léger, d'aussi suave que l’air qu’on respire en ce paysage d’une harmonie simple et souveraine. Très peu de couleurs : l’azur, les sables semblables au miel, le gris rosé du fleuve, accord de trois tons, avec quelques accents de maisons blanches et de palmiers verts. Le tout est imbu de lumière au point de sembler presque dématérialisé, irréel. L’atmosphère du Caire, celle même de Louqsor, si agréable pourtant, semble étouffante et opaque auprès de celle d’Assouan. On vit dans la clarté absolue, on oublie sa propre densité, et cet allégement surpasse le plaisir physique, il donne vraiment un sens au mot bonheur.
La jolie cité aligne ses maisons sur des quais ombragés. Elle reste musulmane. Le progrès moderne n’y a encore rien gâté. Ville de saison, mise à la mode par les Britanniques, elle a admis le confort sans en être enlaidie. L’Européen y trouve quelques grands hôtels admirablement installés. Ils sont coûteux ; il n’y a guère de milieu, en Haute Égypte, entre la vie indigène qu'on n’accepterait pas sans quelque courage, et l'existence de palace. Une clientèle de condition moyenne ne viendrait pas. Je me hâte de dire que le tourisme est très intelligemment dirigé partout, et qu’à Assouan notamment le luxe des appartements, des menus, du service, ne s’accompagne d’aucun des inconvénients et des snobismes que j’ai toujours détestés dans les palaces. Tout est disposé avec tact en vue de la discrète quiétude et l’affabilité de l’accueil est parfaite. J'ai vécu au Cataract Hotel comme au Louqsor Hotel quelques jours enchantés. Cette vie européenne reste à l’écart de l’agglomération arabe, qui est colorée et amusante, et continue ses habitudes avec l’imperméabilité placide propre aux Orientaux."

extrait de L'Égypte millénaire et vivante, 1938, par Camille Mauclair (1872-1945), nom de plume de Camille Laurent Célestin Faust, poète, romancier, historien d'art et critique littéraire français.

Vallée des Rois, "le glorieux royaume de la mort", par Camille Mauclair

photo d'Émile Béchard (1844 - 18...)

"Un matin, à Louqsor, j'ai pris place dans une grande barque dont les rameurs ont commencé de rythmer leur effort par leur chant "Ialla hélé ! Ialla hélé !", pour parvenir à contourner un banc de sable divisant le fleuve : et je regardais avec plaisir le déroulement de la rive quittée, la longue silhouette des pylônes, des colonnades, les taches blanches de la mosquée intruse, des maisons, des hôtels, la pointe d’un obélisque, surmontée par un vol triangulaire d’oiseaux. Le Nil était un hymne à la lumière. Sa traversée s’est achevée par l’escalade d’une berge grasse de limon, parmi des Arabes agiles et criards. 
Une auto m’a emporté à travers champs, vers la Vallée des Rois, par des espaces verdoyants s’élevant en pente douce vers des contreforts qui se rapprochaient, grandissaient, découpaient leurs arêtes sur l’azur ineffable des matinées égyptiennes. Ayant longé un canal, je suis arrivé devant le portique ruiné et les trois chapelles lézardées du temple dont Séti Ier, le père de Ramsès II, avait fait commencer la construction à Qournah. Première et brève station dans cette région funèbre, immense, où, çà et la, des débris surgis des terres cultivées rappellent l'existence des faubourgs de cette Thèbes qui, assise sur les deux rives, fut presque aussi étendue que Paris. Et, brusquement, après la zone riante, l'entrée dans la stérilité totale.
Une gorge sinueuse. Même plus le sable : du calcaire broyé, entre des murs aux érosions étranges. Une blancheur aveuglante, la réfraction d'un soleil fou, une chaleur de cratère volcanique : de quoi redouter l’insolation et la cécité malgré le casque et les lunettes. Pas une ombre, le feu liquide et incolore, de plus en plus intense : l'entrée d’un enfer qui serait lumineux : aucune possibilité de vie animale ou végétale. J'ai franchi l'Atlas, j’ai rôdé aux confins sahariens du pays de la soif, mais je n’ai jamais rien vu de si angoissant, de si désespérant. Où est-on, vers quoi va-t-on ? Il y a quelque chose de plus volontaire, de plus orgueilleux que les temples, dans l'audace des princes qui voulurent enclore le secret de leurs dépouilles en cette désolation. Quelles âmes terribles ont-ils donc eues ? On s’enfonce dans ce labyrinthe pendant plusieurs kilomètres entre ces hérissements livides comme des ossements. Le désert lui-même est moins menaçant, moins interdit à l’homme. Et cependant, avant les savants contemporains, avant les pillards asiatiques et médiévaux, des cortèges funèbres se sont déroulés solennellement dans ces failles rocheuses, et des milliers d’ouvriers ont creusé, ont bâti, ont sculpté et peint, pour préparer le décor éternel des cadavres royaux embaumés, enserrés dans leurs bandelettes, enfermés dans leurs triples cercueils.
J'arrive enfin au dernier coude de la route frayée dans ce "ouadi" solitaire et torride, devant une barrière gardée par des Arabes. Je m'y arrête en compagnie de Georges Gattas, qui est un bourgeois de Louqsor, grave et amène, très digne en sa lévite soyeuse, Copte imbu de l’amour et de la connaissance des temps pharaoniques, et fort supérieur aux drogmans dont j'ai toujours refusé l’agaçante compagnie et les assertions fantaisistes. Quelques excavations ouvrent dans la brûlante candeur du paysage, leurs trous noirs. Avant de m'y engager, je regarde, à la limite du ciel, la masse calcaire qui surplombe l'énorme ensemble des falaises : elle a la forme d'une pyramide à degrés, de la superposition de mastabas qu'est, à Saqqarah, le monument de Zoser. La nature a-t-elle donc fourni cet exemple ? Énigme, encore et toujours..."

extrait de L'Égypte millénaire et vivante, 1938, par 
Camille Mauclair (1872-1945), nom de plume de Camille Laurent Célestin Faust, poète, romancier, historien d'art et critique littéraire français.