jeudi 3 septembre 2020

Visite de la tombe de Toutankhamon, avec Howard Carter, par la Princesse Bibesco


photo Harry Burton (The Griffith Institute)

"La Vallée des Rois, mardi 26 janvier.
Visite à Howard Carter, qui va me conduire à la tombe du roi Vivant, the poor little man Tut, comme disent, familières, les Américaines du Winter Palace.
Il m'avait écrit pour me demander mon heure. Je suis allée le chercher dans sa maison du désert. Un cube de boue. Le jardin rectangulaire formé par l’ombre de la maison. La vitre pure du studio ouvre sur le jour. C’est ici qu’il lit Balzac.
Dans la nécropole de la Montagne, je suis admise d’abord aux honneurs du laboratoire. C’est une tombe vide, peinte à fresques, meublée de tables de bois, d’un réchaud, d’une lampe à souder. Carter y travaille à débarrasser son trésor de la résine qui le couvre.
L'aide de laboratoire, M. Lucas, passe à la flamme le harnais d’or de la momie, pour faire fondre les aromates qui l’encrassent. C’est un long travail patient.
Ce sage à lunettes me montre sur une plaque d’or, pas plus grande que l’ongle de mon petit doigt, un oiseau. L’orfèvre a employé cinq émaux différents pour peindre son plumage.

Voici le petit roi Tut et les objets trouvés avec lui ! Il y en a deux sortes, les indifférents et les très beaux.
Les bijoux. Ils sont de deux espèces très distinctes. D’abord ceux confectionnés comme les meubles du musée du Caire, par l’entreprise des pompes funèbres. Passé l’étonnement de les voir intacts, ils sont d’un modèle courant, et ne me plaisent point ; et puis, les autres, les vrais, choisis parmi les objets qui lui ont appartenu, dont il s’est servi, qu'ils a portés pendant sa vie. Ceux-là, on les reconnaît à ce quelque chose de splendide qu’il faudrait appeler leur réalité.
Qui les a jetés là, dans son cercueil, à la dernière minute, contre les règles, enveloppés comment, comme un don furtif d’amour, frustrant l’héritage royal des bijoux vrais du Roi vivant ?
Il y a cinq bagues et deux poignards, un diadème et des boîtes à fards d’une beauté singulière, objets de toilette à fermeture hermétique, lesquels supposent un bon valet de chambre.
Sur le cachet de l’une des bagues, Carter m'explique que ce que je vois c'est : - The swift-soul and the setting sun. L’âme, représentée par cette plus grosse hirondelle que nous nommons un martinet, accolée au soleil des morts, le soleil couchant, si beau, si pur, si nu, en cornaline sanguine. Allusion délicate à l’oiseau qui se montre le soir, ici comme en Europe, à l'heure où le soleil disparaît.Ces bijoux ne ressemblent à rien, ou plutôt ressemblent à ce qu’il y a de plus beau dans d’autres époques, dans d’autres pays. Ils sont beaux au point d’avoir perdu tout caractère national.
Le diadème ressemble à un bijou carlovingien : les poignards rappellent les plus parfaites orfèvreries des Renaissants italiens. Il y a des objets qu’on pourrait croire d'inspiration chinoise, d’autres hindous, d’autres persans ou français. Il y a des cannes qui ressemblent à celles de Marie-Antoinette.
Les différences nationales s’effacent dès qu’on dépasse un certain niveau de beauté. Toujours le mot si fier de Montaigne : "J’ay veu ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et de la terre, et du ciel : ce sont toujours des hommes."

On me montre une canne, un simple jonc à pomme d’or qui porte cette inscription : "Ceci n’a aucune valeur, mais en a beaucoup pour le Roi. Ce petit roseau a été coupé des mains de Sa Majesté, au bord de son lac préféré."
Il y a deux interprétations : La première, la plus sentimentale : Sa Majesté sous-entend : la Reine. Et l’autre, que je préfère : La cueillaison du petit roseau par le Roi lui-même, événement mémorable dans la vie d’un bel adolescent gardé et servi, qui ne faisait jamais rien de ses mains.

On m’a montré son bouquet ; je l'ai tenu dans mes mains : un bouquet qu’ils ont trouvé en ouvrant sa tombe, posé debout au pied du sarcophage.
Il est composé de branches d’olivier et de saule, de bluets, de nymphéas bleus et de baies de belladone, qui ont gardé leur forme, et n ’ont pas même tout à fait perdu leurs couleurs.

Après avoir vu ses bijoux, ses cannes, ses poignards, son bouquet, nous l’avons vu, lui, l’Image-Vivante-de-Dieu, dans son cercueil de bois provisoire, sous le voile de gaze d’hôpital qui le couvre. Sa petite figure, "so sad", si triste, dit Carter ; ses dents qui gardent sa jeunesse, et lui font un douloureux sourire, sa petite figure qui est à lui, vivant, tel que je l’ai vu dans le masque du Caire, ce qu’est à une figue sèche la figue gonflée d’eau, de pulpe, de sucre.
Et son sourire de mort, je l’ai revu, jusque dans la glace de la Ford qui nous ramène à l’embarcadère, sourire douloureux du petit chauffeur nubien qui lui ressemble comme un frère."

extrait de Jour d'Égypte, par Marthe Lucie Lahovary (1886-1973), par mariage princesse Bibesco, également connue sous le pseudonyme de Lucile Decaux, femme de lettres française d'origine roumaine.

mercredi 2 septembre 2020

La pyramide de Chéops est "la plus durable des créations humaines" (D. S. Merejkovski )

Photo Zangaki, vers 1880
"La Pyramide de Chéops - deux millions trois cent mille blocs de pierre de deux tonnes et demie chacun - le poids le plus lourd qu’aient jamais élevé des mains humaines ; et la branche légère de mimosa posée sur le cœur du mort : n'est-ce pas là la même force, la même volonté de Résurrection dans cette pesanteur et dans cette légèreté ?

"Je ne peux pas décrire, car de deux choses l’une : ou bien mes paroles ne rendront pas la millième partie de ce qu’il faut dire ou, si j'en donne l’image la plus pâle et la plus faible, on me prendra pour un homme exalté, peut-être même pour un fou. Je ne puis dire qu’une chose : ces hommes bâtissaient comme des géants hauts de cent coudées." C’est Champollion qui parle ainsi de toute l'architecture égyptienne et l'on pourrait dire cela des pyramides en particulier.

C'est Philon de Byzance qui en parle le mieux dans son livre Des sept merveilles du Monde : "Les hommes y montaient vers les dieux, et les dieux y descendaient vers les hommes."

(...) Ç’aurait été une tâche difficilement réalisable, même avec nos moyens techniques actuels, que d’aménager comme le firent les architectes égyptiens de la IV° dynastie, dans l’épaisseur de masses de pierre telles que les Pyramides, des chambres intérieures, des couloirs, des galeries qui, malgré une pression de dizaines de millions de kilogrammes, conservent après soixante siècles leur régularité primitive, sans avoir dévié d’un point.
Dans le tombeau de Chéops, malgré des milliers d’années, malgré les tremblements de terre qui ébranlèrent toute la masse de la pyramide, pas une pierre n’a bougé d’un cheveu. Jamais personne n’a bâti et probablement ne bâtira plus solidement. C’est la plus durable des créations humaines.

Les blocs cyclopéens de granit sont si exactement joints qu'on ne peut glisser entre eux une aiguille ; ils sont polis comme une glace, et leurs facettes sont pareilles aux facettes d’un cristal parfait.
L’erreur moyenne de la pose des pierres égale un dix-millième par rapport à la longueur, au carré, à l’horizontalité mathématiquement exacte. Si parfaite est cette pose, les blocs de plusieurs tonnes sont assemblés avec une telle précision que les plus larges interstices ne dépassent pas un dix-millième de pouce. Les facettes et les arêtes ne le cèdent en rien au travail de nos opticiens modernes.
C'est la perfection, non plus du cristal, mais du vivant tissu organique.

Les rois constructeurs des pyramides furent "des tyrans cruels qui obligèrent le peuple à élever des tombeaux inutiles, témoignage de leur vanité insensée". La confiance naïve avec laquelle Hérodote raconte cette fable montre à quel point les Grecs eux-mêmes avaient déjà perdu la clé de l'antiquité égyptienne. Non, ces rois ne furent pas de cruels tyrans, mais des libérateurs qui délivraient du plus honteux des esclavages - l'esclavage de la mort, et la conduisaient victorieusement vers la Résurrection.

Si une tension, une concentration aussi inouïe des forces physiques et spirituelles d’un peuple entier fut possible, c’est seulement parce que la volonté d’un seul coïncida avec la volonté de tous. Et ce n’est point dans une tristesse servile que durant vingt années ces cent mille hommes peinèrent après la pyramide de Chéops, mais dans une joie enivrante, dans une sage démence, dans une perpétuelle extase de la foi et de la prière. Ce n’est pas le gémissement des victimes qui monte de dessous ces prières, mais le cri victorieux de l’homme qui a vu pour la première fois le chemin ouvert dans le ciel par la pointe des pyramides.

extrait de Les mystères de l'Orient, par Dmitri Sergueïevitch Merejkovski (1865 - 1941), écrivain et critique littéraire russe. Traduction du russe par Dumesnil de Gramont

mardi 1 septembre 2020

"Le mystère du soleil, c’est l’amour, et le mystère de l'amour, c’est la Résurrection : voilà la pensée la plus profonde de l'Égypte" (D. S. Merejkovski)

Akhenaton et Nefertiti, sous les rayons d'Aton, Disque du Soleil qui donne la vie
Musée égyptien de Berlin

"Ce qu'il y a peut-être de plus étonnant pour nous dans l’art de l'Égypte, c’est une attention éternelle, une curiosité insatiable pour certaines petites choses, toujours les mêmes : le scarabée roulant sa boule, la gorge gonflée de venin du Serpent Royal, l’Uraeus, le lotus s’épanouissant, les ailes éployées du faucon qui plane ; ces images se répétant innombrables dans les hiéroglyphes, la peinture, la sculpture, l'architecture restent éternellement neuves.
Notre œil, s’il regarde trop longtemps, cesse de voir, se fatigue ; l’œil de l’Égyptien est infatigable, insatiable ; plus il regarde, plus il voit. L'homme s’étonne de tout comme au premier jour du monde et comme Dieu il dit à tout : "Oui, c’est vrai, c’est bien."

Dans la peinture et la sculpture qui ornent les murs des tombeaux de Tel-el-Amarna, le dieu Aton, Disque du Soleil, tend du ciel vers la terre de longs rayons droits et minces dont chacun se termine par une toute petite main enfantine. Ces mains caressent le corps nu du pharaon Akhenaton, "Joie du Soleil", de la reine, son épouse, et de ses six filles ; ou, donnant à leurs narines le souffle de la vie, elles tiennent de petites croix ansées, Ankh.
Sur une des sculptures funéraires, les doigts de ces mains enfantines touchent tendrement la taille du roi entre le ventre et la poitrine ; sur un autre, plus tendrement encore, ils enlacent le corps de la reine, se posent sous le sein droit, et derrière la tête, près de la nuque et sur le dos. Il y a, dans ces mains-rayons, la chaleur du soleil printanier, doux comme les caresses d’une mère. Et ce n’est pas en vain que le soleil vivifiant est représenté précisément là, dans la tombe, règne de la mort. Le mystère du soleil, c’est l’amour, et le mystère de l'amour, c’est la Résurrection : voilà la pensée la plus profonde de l'Égypte.
Le soleil est le cœur du monde ; sa chaleur est la bonté, sa lumière est la beauté. Dans le Soleil, beauté et bonté sont une seule et même chose.
Dans la langue égyptienne, ces deux notions si différentes pour nous s'expriment par un seul mot : nofert, et sont figurées dans l'écriture par un même hiéroglyphe : "Luth". L’essence du monde - nofert - c’est la musique, éternelle, la "beauté bonté".


extrait de Les mystères de l'Orient, par Dmitri Sergueïevitch Merejkovski (1865 - 1941), écrivain et critique littéraire russe. Traduction du russe par Dumesnil de Gramont

samedi 29 août 2020

Le lotus blanc, "reine de toutes les fleurs égyptiennes", par Edith Louisa Butcher


"La reine de toutes les fleurs égyptiennes s'épanouit sur le majestueux lotus blanc. Jusqu'à ces dernières années, il n'avait fleuri que dans des coins oubliés, sur des eaux qui baignent le pied de ces villes vénérables où il reste à peine deux pierres posées l'une sur l'autre.
Pour obéir à l'ordre des Anglais, on apporta un plant de ce royal nénuphar des lieux retirés où il cachait sa splendeur, et il fait maintenant l'admiration de tous dans un petit lac des jardins de Gizeh. Chaque année, alors que tous les visiteurs sont partis et que l'Égypte revêt ses plus beaux atours, cette plante merveilleuse s'élève hors des ondes comme Vénus hors de la mer, et chaque année elle fleurit plus abondamment, de telle sorte que l'eau est à peine visible en été et que l'on n'aperçoit plus que les grandes feuilles vertes semblables à des boucliers pressés les uns contre les autres et, au-dessus, le lotus blanc ouvrant ses calices de perle sur des tiges droites comme des colonnes. Et les hommes d'autrefois ne virent-ils point les colonnes sacrées d'un temple dans ces tiges inflexibles ?
Je ne connais pas en Égypte de spectacle plus beau que celui-là, mais seuls peuvent en jouir ceux que leur destinée ou leur profession retient au Caire depuis la fin de mai jusqu'à la fin d'août. Le lotus pousse maintenant en d'autres endroits facilement accessibles, mais c'est ici, dans ce lieu relativement solitaire et en pleine campagne, qu'il aime surtout à déployer son faste souverain. Les têtes superbes s'érigent dans la lumière du soleil par centaines, au-dessus des fraîches feuilles vertes qui elles-mêmes dominent l'eau d'une hauteur de deux pieds environ. L'étang est entouré de taillis où le martin-pêcheur noir et blanc vient volontiers, dans les soirs d'été, se poser sur les branches inclinées ou, tel un papillon, voleter sur l'eau que les nénuphars laissent par-ci par-là à découvert. À l'heure où la journée suffocante est près de finir et où le travail cesse d'animer les rues poussiéreuses, on éprouve une joie pleine de douceur à rechercher l'abri des platanes qui ombragent le bord de ces eaux paisibles et à s'attarder en un frais et verdoyant silence pour voir ces fleurs royales s'effacer peu à peu dans la lumière mourante."

extrait de En Égypte : choses vues, 1913, par Edith Louisa Butcher (1854-1933). Née Edith Louisa Floyer, elle a épousé, le 26 juin 1896, à l’âge de 42 ans, le révérend Charles Henry Boucher, chapelain de l'église anglicane All Saints Church à Ezbekiyya au Caire

jeudi 27 août 2020

"Les Pharaons furent bien inspirés sur le choix de leur ultime résidence" (Raoul Toscan)

photo de Francis Frith, ca. 1857

"Après Kournha, dont le temple de Séti Ier leur justifia un arrêt, le paysage changea brusquement d'aspect. Plus de vertes céréales, de sakkiehs bruissantes d'eau sous les efforts des fellahs, plus de pavots de couleurs, d'eau rose et bleue, la petite troupe entra dans un couloir de la montagne, une faille de calvaire pleine de blancheurs éblouissantes et de fantastiques éboulements. Le chemin ressemblait plutôt au lit desséché d'un ancien torrent. Il décrivait ses lacets au cœur d'un paysage apocalyptique qu'on ne pouvait comparer à rien de terrestre. Des cavités d'ombre et d'épineuses saillies fusant dans une lumière aveuglante, une montagne chaotique qui se dissout, des pans de falaise en menace constante d'éboulement, tout cela donnait l'impression à nos voyageurs d'avoir été projeté dans quelque planète d'un autre âge, dans telle vallée sélénite que les télescopes leur avaient révélée.
Toute vie est ici abolie. La nuit il n'y a guère que le glapissement des chacals pour éveiller les échos, le jour, haut dans le ciel, que le lent tournoiement d'un épervier pour animer, d'une ombre mouvante, cette morne vallée d'éblouissements.
Pas un brin d'herbe, pas un scorpion glissant dans la pierraille, les mouches même, si pullulantes tout à l'heure, n'étaient plus là et les balais de raphia que nos voyageurs n'avaient cessé d'agiter étaient devenus inutiles.
La chaleur était écrasante. Le soleil déjà fort élevé projetait ses réverbérations sur les falaises calcaires. Celles-ci s'élevèrent au-dessus de l'étroit chemin à une altitude qui parut vertigineuse. Des rayures brunes sur leur flanc calciné avaient des aspects de brûlures. Par ailleurs d'énormes éboulis pierreux qui s'achevaient sur le sentier forçaient les montures à des détours. Des blocs aux formes bizarres surgissaient à chaque pas. Enchâssés dans les parois blafardes, des silex arrondis, de couleur noire, ressemblaient à des yeux vous fixant d'un air sinistre. Et le corridor se resserrait à mesure qu'avançaient les voyageurs, comme dans les trajets de cauchemar.
Les Pharaons furent bien inspirés sur le choix de leur ultime résidence. Si cet extraordinaire défilé n'avait été pénétré par tant de devanciers bien peu voudraient s'y risquer car, ici, tout conspire à vous décourager d'aller plus loin. Pour trouver quoi d'ailleurs ? Des tombeaux, des trous forés dans la montagne s'enfonçant dans les profondeurs d'une nuit qui peut vous faire croire à la nuit des temps...
La cité des momies est imprégnée de silence, mais d'un silence hostile qui paraît même s'irriter du maigre bruit que fait, sur les cailloux, la petite caravane. D'ailleurs, pour cette ville des Morts, ne sont-ce pas encore des intrus qui surviennent ? ne suivent-ils pas les traces des profanateurs ?... Osiris pour son royaume voulait la paix éternelle. Il semblait l'avoir trouvée dans les replis de cette montagne qui paraissait inviolable. Mais la curiosité des hommes, conjointe à leur cupidité, a meurtri le rêve impossible. Après eux, les suivants !
Après un nouveau temps de marche morne et accablée, tout à coup, les falaises parurent s'écarter. L'horizon se débloqua et une fantastique muraille sur laquelle s'éternisait (sic), eût-on dit, des Niagaras pétrifiées, se dressa sur le ciel sans tâche. Elle montait en paliers successifs comme une gigantesque pyramide à degrés. Elle était d'une couleur blonde de miel et des failles perpendiculaires dessinaient, en bleu d'ombre, comme un orgue cyclopéen.
Solimân parla :
"Biban el Molouk... La porte des Rois !"
Les voyageurs étaient parvenus au seuil de la nécropole. Ils se regardèrent. Blanchis de poussière, le regard brûlé, ils avaient pris la patine du lieu. Les âniers qui avaient fait tout le chemin, pieds nus dans cette rocaille, ne semblaient pas fatigués. Solimân, sur son âne, rêvait.
Comme ils avançaient toujours dans le val élargi un bruit singulier vint frapper leurs oreilles gagnées depuis longtemps au silence. Nos amis ne purent y croire ; c'était le bruit haletant et saccadé d'un moteur. Étaient-ils victimes d'une hallucination ? Ils se tournèrent vers Solimân qui, tranquille, prévenant la question, dit : "C'est l'usine électrique."
- Une usine électrique dans cette vallée de la Mort !
- Mais oui. Il faut bien éclairer les tombes et vous vous réjouirez tout à l'heure de voir, à la clarté d'une ampoule, le visage desséché d'Aménophis II.
Solimân ne pouvait pas comprendre le regret qui, à ses paroles, noya la pensée de Paul et de Doody."

extrait de Doodette, petite fleur du Nil : roman de voyage, par Raoul Toscan (1884-1946), pseudonyme de Charles Brun, homme de lettres et artiste peintre français

mardi 25 août 2020

"Ce n’est pas notre moindre découverte que d'apprendre à aimer l’art égyptien" (Robert de Traz)

Thoutmosis III, musée de Louxor (Pinterest)

"Désormais les ténèbres et les malentendus règnent sur l'Égypte pharaonique. Tombes éventrées, temples décharnés, elle a l’air ouverte aux yeux. Mais tout le monde y commet des contresens, à commencer par Hérodote. Quand, il y a cent ans, Champollion déchiffra les hiéroglyphes, on crut tenir enfin la clé de ce monde perdu. L’on se mit à traduire avec empressement les textes des stèles et des papyrus. Or l'on s’aperçoit aujourd'hui qu’à en transcrire littéralement le sens, la signification des métaphores nous échappe peut-être. Naville fait remarquer à cet égard l'incohérence de certains passages où, aux idées les plus hautes, se mêlent des bizarreries, des sottises. Là où nous pensions avoir compris, apparaît soudain un trou, une impossibilité intellectuelle. Qui sait si les hiéroglyphes n’ont pas un sens second et s’il ne faut pas une autre clé pour ouvrir, après le premier caveau, une chambre secrète où tout s'expliquera.
Il nous reste l’art, qui est, lui, une révélation. Les symboles nous échappent, les textes nous trompent peut-être, mais la beauté parle. D'une voix inoubliable. Qu'importe que le cadavre ait disparu si la statue surgit de la tombe ? Nous ne savons pas ce que disaient exactement ces chefs et ces sages, mais eux, en tout cas, les voilà. Tels quels. Plus déchiffrables que les papyrus sont le visage humain, la forme délicate et nue d'un corps de femme. Idée très égyptienne, d’ailleurs. Ptah, "qui forma la terre", est aussi le dieu des artistes. Pour ces croyants, les statues devenaient des êtres. 
Ils nous sont restitués, et comme contemporains : Senousret III, visage tendu, joues creuses, menton lourd et dédaigneux, avec sur sa face de dur granit quelque chose de triste, de résolu et de sensuel ; Thoutmès III, le grand conquérant, à l'air d'intelligence et de raillerie, le nez pointu, les yeux à fleur de tête, l’ensemble si gai, si libre ; la reine Nefertelé, les yeux soulignés, la bouche sur le point de s'ouvrir ; Toutankhamon, le petit Pharaon tuberculeux qui mourut très jeune, aux prunelles attentives sous l’arcade régulière des sourcils, et dont la sérénité ne s’interroge pas, ne se plaint pas, ne reproche rien.
Ce n’est pas notre moindre découverte que d'apprendre à aimer l’art égyptien. Apprivoisés peu à peu, nous nous habituons à des formes gigantesques ou simplifiées, dont la puissance évocatoire, la généralité supérieure nous satisfont au sortir d’un âge d'impressionnisme et de pittoresque. Fatigués de détails, avec quel bonheur pacifiant nous saluons de magnifiques synthèses. Une ligne pure, un simple relief levé dans le calcaire, mais si juste, si souple, et voici que bouge l’ondulation même de la vie. Comment n'en serions-nous pas profondément satisfaits ? Ainsi, dans des œuvres qui nous paraissaient surprenantes tout d’abord, nous retrouvons ce que nous voudrions qui nous ressemble."

extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse

lundi 24 août 2020

"Prodigieuse tristesse thébaine !", par Robert de Traz

photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"Surgissant de la pierraille, des édifices muets se dressent où dieux et souverains, figurés en bas-reliefs, répètent leurs gestes hiératiques, invoquent et racontent, dans l'absolu silence des cours désertes. Allons plus loin.
Là, juste au pied de la montagne abrupte et à demi engagé en elle, enfermé dans un cirque qui le domine, le temple de Deir el Bahri aligne ses colonnades, développe ses terrasses successives que relient des rampes en pente douce. C’est ici que se célébrait, de son vivant même, le culte funéraire de la reine Hatsepsout. Derrière ces constructions étagées s’élève une gigantesque paroi rocheuse où s’amplifient les échos. Et tout autour, perçant la falaise d'innombrables alvéoles, s'ouvrent les orifices des hypogées. On dirait des orbites vidées de leurs prunelles : ces cavités sont autant de milliers et de milliers de regards éteints.
Je lève mes lunettes fumées, et soudain la montagne que je voyais grise m’apparaît dans sa vraie couleur rose, avec, là-haut, au-dessus de la paroi à pic, le bleu brûlant du ciel. La tête rejetée en arrière, je retrouve la sensation de nuque rompue, fréquente en Égypte, parce que l’homme y est trop petit et qu'il lui faut se renverser pour voir jusqu'où montent les pyramides, les obélisques, et ici cette montagne sculptée.
Paysage minéral, sans autre teinte que le rose, où rien ne bouge, majestueuse solitude frappée de stupeur, d'une insensibilité plus insoutenable encore que sa réverbération, et qui attribue dans la mémoire, pour toujours, à l'idée du néant, la forme de cet amphithéâtre.
Écartons-nous de cette sérénité sépulcrale, allons plus loin, et après avoir longtemps trébuché dans les cailloux, nous atteindrons une gorge tortueuse qui ouvre la montagne. Au bord de la piste où l’on s’avance, des pierres blanches, répandues en désordre, ont l’air d’ossements. Entre des rochers aux formes inaccoutumées, vermeils et flamboyant contre le ciel comme un brasier immobile, l’air stagne et pèse. Parfois, l’on pense n'être pas aussi seul qu’il paraît et que des présences invisibles et maléfiques vous surveillent. Mais lesquelles ? Le défilé se resserre et monte, toujours plus morne, et chaque détour de ce labyrinthe vous enlace de plus près. Dans cette effrayante stérilité, toute existence a disparu comme l’eau s’évanouit dans le sable. La vie en vous devient chose exceptionnelle et menacée dont il faudra bientôt rendre compte...
Enfin une montagne pyramidale vous interdit d'aller plus loin, vous frappe d'immobilité comme le reste. C’est ici, dans cette impasse de l'univers, sous le refuge des éboulis, que dorment les Pharaons.
Alors, pour échapper à la torpeur de l'air chauffé entre les pierres, pour saisir enfin le secret de ces morts et apprendre d'eux celui de notre propre disparition, on pénètre dans les trous démasqués par les fouilles, on descend dans les hypogées. Fraîcheur et obscurité des longues enfilades, attirance des escaliers raides. Des puits s'ouvrent qu’on franchit sur des planches ; des passages étroits vous obligent à vous courber. Puis vous arrivez dans des salles plus sonores, dont l’ombre dérobe la hauteur, où l’on respire une odeur moite, jamais renouvelée.
Prodigieuse tristesse thébaine ! Là-haut, sous le soleil, l'amertume était grande de contempler, au lieu de la capitale du monde, des champs de blé et des débris de pierre, d’essayer de mesurer une civilisation à jamais périmée, une religion magnifique mais inutilisable, Mais ici, au plus profond de cette fosse noire où une faible lumière remue contre la paroi nos silhouettes de profanateurs, la tristesse redouble et m’accable. Solennelles précautions funéraires, je vous vois ignoblement déjouées. Car ces tombes sont vides. Mort dont l’usage préféré est de nous précipiter dans l'oubli, mais qui, changeant sa ruse, a ramené au jour ceux qui prétendaient triompher d’elle. Dissimulés dans les entrailles de la terre et ceints de bandelettes, ils y défiaient la corruption. Hélas, leurs cachettes découvertes, - et par leurs contemporains eux-mêmes - ils furent pillés, dépouillés, arrachés à leur sommeil mystique. Et après les voleurs sont venus les égyptologues.
Si les Égyptiens avaient pu protéger leur secret, nous pourrions croire qu’eux au moins ont échappé aux fatalités humaines et poursuivent dans les ténèbres la méditation qu’ils avaient choisie. Cette pensée serait douce. Mais, forçant les sarcophages, nous avons démontré que les momies royales se changeaient en pourriture comme n’importe qui.
C’est ici le lieu d'un sacrilège acharné, d’une affreuse violation de sépulture. Nous avons amoindri, pour mieux la connaître, une grandeur mystérieuse. L’orgueil le plus raffiné, nous l’avons humilié dans son suprême défi aux lois naturelles.
Avec le cadavre tombe en poussière notre sentiment du sacré, Ô Pharaons détruits jusque dans votre espérance. Cette foi qui faisait votre prestige surhumain, votre pouvoir, votre vérité, n’importe quel archéologue la ruine en y opposant le scepticisme de l'historien."



extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse