vendredi 4 septembre 2020

Le plus beau de tous les arbres d'Égypte, c'est le palmier-roi (Jeanne Arcache)


photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"Masses d’ombre verte et mouvante, fûts élancés en plein soleil, les arbres d'Égypte, isolés dans les jardins enclos et que le lointain unit, sont tous si beaux...
L’eucalyptus, c’est un cri montant vers la lumière, un frémissement de feuilles en révolte, un frisson sans cesse revécu ; il ploie et gémit sous le vent qui l’étreint, gémissement doux comme sous une caresse, puis se redresse et garde longtemps dans ses plus hautes branches un peu du crépuscule doré.
Le flamboyant, lui, n’ouvre son ombrelle rouge qu'aux plus longs jours de l'été, lorsque juin fait reculer la nuit. Alors, contre le soleil qui ne veut pas mourir, il la déploie immense, il donne ses fleurs avant de verdir. Le vent ne peut tordre ses branches musclées, mais lentement le dépouille, et à ses pieds c’est un grand tapis écarlate et tout autour, jusque dans la maison proche, une lumière pourpre s’étale.
L’araucaria, pyramide étagée, oscille sur sa base quand souffle la tempête, oscille et tangue. Il dresse dans le ciel une croix, une croix qui semble douter parce que toujours branlante, une croix qui dirait : "Peut-être."
Et les gestes éplorés des grands cocotiers, feuilles immenses et frisées, rattachées à un centre inflexible, et le carillon muet des mille clochettes mauves du jacaranda qui voudraient sonner le printemps...
Je connais un peuplier lisse et clair et si pur comme une taille de jeune fille, des platanes qui perdent toujours leur écorce comme une écaille et montrent trop blanche leur peau neuve ; et des caoutchoucs géants que j'aimais à inciser d’un canif pour les voir pleurer leurs lourdes larmes laiteuses, et puis le lendemain m’attendait au réveil la joie de décoller le brun élastique. Arbre enchanté dont les pleurs me donnaient le jouet d’un jour.... Il parsemait la terre de petites gaines rouges un peu crêpées et de fruits qu’il faisait bon d’écraser en marchant...
Et les abricotiers, au tronc ridé et brun, tout emperlé de gomme luisante comme du miel...
Mais le plus beau de tous, c'est le palmier-roi qui, lui, ne ploie jamais sous le vent, mais, fier, se balance, le beau palmier, que seul l’Arabe sait étreindre en un véritable corps à corps. Tige hautaine, rebelle, dont l’ascension est lente. D’un coup de rein sûr et de ses deux pieds souples comme des mains, l’Arabe monte, monte sur le stipe. La même ceinture de corde brune les encercle tous deux. Il parvient enfin à l’épanouissement vert de ces feuilles arquées qui semblent voûter le ciel. C’est là que dans un fourreau de fibres vernies jaune-clair vit la fleur poudrée à blanc, lourde de pollen...
Il la descend précieusement, comme la flamme qu’il ne faut pas laisser s’éteindre en route, puis la reporte vers les autres dattiers qui l’attendent, et qui, sans lui, n'auraient pas de fruits, sans lui, le beau palmier-roi."


extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.

"On dirait qu’en Égypte un secret, dont le mot s’est perdu, nous attend à chaque pas" (Francis Carco)

Statue de Ramsès II Memphis, circa 1875
Statue de Ramsès II Memphis, circa 1875

"Avant tout (...) l'Égypte est une présence : elle émane de l'atmosphère, du sol.
Comme un air imprégné de sel, a spécifié Baudelaire. Des profondeurs cachées où dorment les momies, elle rayonne à travers la lumière des vivants. Chaque atome, chaque parcelle en sont intensément chargés et lorsque, par exemple, on lit dans les journaux qu’à bord des avions qui survolent la Vallée des Rois, les appareils magnétiques tombent à zéro et demeurent bloqués durant les brèves minutes qu’exige cette traversée, tout le monde accepte le phénomène sans même tenter d’en vérifier l’exactitude.
On dirait qu’en Égypte un secret, dont le mot s’est perdu, nous attend à chaque pas. Terre des énigmes, elle les accumule tantôt dans les débris d’un temple, les fragments d’une statue, d’un vase, d’un objet sacré, tantôt dans la personne des "répondants", dans les signes gravés sur les parois d’une tombe, enfin dans les offrandes déposées près du "double" attentif, derrière sa cloison percée d’étroites fentes, à conserver la ressemblance de celui qui le fit exécuter.
Selim Hessen, qui dirige les fouilles de la quatrième Pyramide, m’a montré un de ces "doubles" conservé sous terre dans son propre sépulcre. Il consistait en une statuette polychrome, de dimensions moyennes, comme on en voit dans les salles du musée du Caire, et qui représentait le mort assis, les mains à plat sur les genoux. L’impassibilité du visage, la fixité des prunelles, leur expression sereine conféraient à l’œuvre du sculpteur une sorte de seconde vie, pétrifiée sans doute, mais rayonnante d'on ne savait quelle spirituelle, quelle inaltérable méditation. 
À Sakkarah, les tombeaux du Serapeum étaient vides. Un trou mal refermé, dans l'angle d’une galerie, désignait l'ouverture par où les détrousseurs s’étaient glissés à l'intérieur du souterrain. D’énormes cuves de granit noir gisaient au centre des chambres funéraires réservées aux dépouilles embaumées des bœufs Apis et recouvertes de masques d’or, telle au fond de sa fabuleuse et dernière retraite, la momie de Tout-Ank-Amon. Un éclairage admirablement calculé entretenait sous les voûtes une atmosphère de maléfices. Tout paraissait plongé, hors du temps, hors du monde, en de si mystérieuses profondeurs qu’on ignorait où l’on se trouvait. Or, malgré ces cuves d’ombre, malgré l’apparence de ces lieux de ténèbres où la clarté des lampes de verre dépoli projetait sur les murs de fantastiques reflets, la Présence, cette présence de ce que fut, voilà des siècles, l’ancienne Égypte, nous étreignait jusqu’au malaise. Rien ne saurait en communiquer l'oppression. C’est sur place que le miracle opère. On a beau constater que les colonnes sont mutilées, les plafonds jetés bas, les statues, comme celle de Ramsès à Memphis, renversées, les sarcophages pillés par les voleurs ou les égyptologues, les Dieux n'ont pas quitté leurs temples ni les morts leurs tombeaux."

extrait de Heures d'Égypte, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.

jeudi 3 septembre 2020

Visite de la tombe de Toutankhamon, avec Howard Carter, par la Princesse Bibesco


photo Harry Burton (The Griffith Institute)

"La Vallée des Rois, mardi 26 janvier.
Visite à Howard Carter, qui va me conduire à la tombe du roi Vivant, the poor little man Tut, comme disent, familières, les Américaines du Winter Palace.
Il m'avait écrit pour me demander mon heure. Je suis allée le chercher dans sa maison du désert. Un cube de boue. Le jardin rectangulaire formé par l’ombre de la maison. La vitre pure du studio ouvre sur le jour. C’est ici qu’il lit Balzac.
Dans la nécropole de la Montagne, je suis admise d’abord aux honneurs du laboratoire. C’est une tombe vide, peinte à fresques, meublée de tables de bois, d’un réchaud, d’une lampe à souder. Carter y travaille à débarrasser son trésor de la résine qui le couvre.
L'aide de laboratoire, M. Lucas, passe à la flamme le harnais d’or de la momie, pour faire fondre les aromates qui l’encrassent. C’est un long travail patient.
Ce sage à lunettes me montre sur une plaque d’or, pas plus grande que l’ongle de mon petit doigt, un oiseau. L’orfèvre a employé cinq émaux différents pour peindre son plumage.

Voici le petit roi Tut et les objets trouvés avec lui ! Il y en a deux sortes, les indifférents et les très beaux.
Les bijoux. Ils sont de deux espèces très distinctes. D’abord ceux confectionnés comme les meubles du musée du Caire, par l’entreprise des pompes funèbres. Passé l’étonnement de les voir intacts, ils sont d’un modèle courant, et ne me plaisent point ; et puis, les autres, les vrais, choisis parmi les objets qui lui ont appartenu, dont il s’est servi, qu'ils a portés pendant sa vie. Ceux-là, on les reconnaît à ce quelque chose de splendide qu’il faudrait appeler leur réalité.
Qui les a jetés là, dans son cercueil, à la dernière minute, contre les règles, enveloppés comment, comme un don furtif d’amour, frustrant l’héritage royal des bijoux vrais du Roi vivant ?
Il y a cinq bagues et deux poignards, un diadème et des boîtes à fards d’une beauté singulière, objets de toilette à fermeture hermétique, lesquels supposent un bon valet de chambre.
Sur le cachet de l’une des bagues, Carter m'explique que ce que je vois c'est : - The swift-soul and the setting sun. L’âme, représentée par cette plus grosse hirondelle que nous nommons un martinet, accolée au soleil des morts, le soleil couchant, si beau, si pur, si nu, en cornaline sanguine. Allusion délicate à l’oiseau qui se montre le soir, ici comme en Europe, à l'heure où le soleil disparaît.Ces bijoux ne ressemblent à rien, ou plutôt ressemblent à ce qu’il y a de plus beau dans d’autres époques, dans d’autres pays. Ils sont beaux au point d’avoir perdu tout caractère national.
Le diadème ressemble à un bijou carlovingien : les poignards rappellent les plus parfaites orfèvreries des Renaissants italiens. Il y a des objets qu’on pourrait croire d'inspiration chinoise, d’autres hindous, d’autres persans ou français. Il y a des cannes qui ressemblent à celles de Marie-Antoinette.
Les différences nationales s’effacent dès qu’on dépasse un certain niveau de beauté. Toujours le mot si fier de Montaigne : "J’ay veu ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et de la terre, et du ciel : ce sont toujours des hommes."

On me montre une canne, un simple jonc à pomme d’or qui porte cette inscription : "Ceci n’a aucune valeur, mais en a beaucoup pour le Roi. Ce petit roseau a été coupé des mains de Sa Majesté, au bord de son lac préféré."
Il y a deux interprétations : La première, la plus sentimentale : Sa Majesté sous-entend : la Reine. Et l’autre, que je préfère : La cueillaison du petit roseau par le Roi lui-même, événement mémorable dans la vie d’un bel adolescent gardé et servi, qui ne faisait jamais rien de ses mains.

On m’a montré son bouquet ; je l'ai tenu dans mes mains : un bouquet qu’ils ont trouvé en ouvrant sa tombe, posé debout au pied du sarcophage.
Il est composé de branches d’olivier et de saule, de bluets, de nymphéas bleus et de baies de belladone, qui ont gardé leur forme, et n ’ont pas même tout à fait perdu leurs couleurs.

Après avoir vu ses bijoux, ses cannes, ses poignards, son bouquet, nous l’avons vu, lui, l’Image-Vivante-de-Dieu, dans son cercueil de bois provisoire, sous le voile de gaze d’hôpital qui le couvre. Sa petite figure, "so sad", si triste, dit Carter ; ses dents qui gardent sa jeunesse, et lui font un douloureux sourire, sa petite figure qui est à lui, vivant, tel que je l’ai vu dans le masque du Caire, ce qu’est à une figue sèche la figue gonflée d’eau, de pulpe, de sucre.
Et son sourire de mort, je l’ai revu, jusque dans la glace de la Ford qui nous ramène à l’embarcadère, sourire douloureux du petit chauffeur nubien qui lui ressemble comme un frère."

extrait de Jour d'Égypte, par Marthe Lucie Lahovary (1886-1973), par mariage princesse Bibesco, également connue sous le pseudonyme de Lucile Decaux, femme de lettres française d'origine roumaine.

mercredi 2 septembre 2020

La pyramide de Chéops est "la plus durable des créations humaines" (D. S. Merejkovski )

Photo Zangaki, vers 1880
"La Pyramide de Chéops - deux millions trois cent mille blocs de pierre de deux tonnes et demie chacun - le poids le plus lourd qu’aient jamais élevé des mains humaines ; et la branche légère de mimosa posée sur le cœur du mort : n'est-ce pas là la même force, la même volonté de Résurrection dans cette pesanteur et dans cette légèreté ?

"Je ne peux pas décrire, car de deux choses l’une : ou bien mes paroles ne rendront pas la millième partie de ce qu’il faut dire ou, si j'en donne l’image la plus pâle et la plus faible, on me prendra pour un homme exalté, peut-être même pour un fou. Je ne puis dire qu’une chose : ces hommes bâtissaient comme des géants hauts de cent coudées." C’est Champollion qui parle ainsi de toute l'architecture égyptienne et l'on pourrait dire cela des pyramides en particulier.

C'est Philon de Byzance qui en parle le mieux dans son livre Des sept merveilles du Monde : "Les hommes y montaient vers les dieux, et les dieux y descendaient vers les hommes."

(...) Ç’aurait été une tâche difficilement réalisable, même avec nos moyens techniques actuels, que d’aménager comme le firent les architectes égyptiens de la IV° dynastie, dans l’épaisseur de masses de pierre telles que les Pyramides, des chambres intérieures, des couloirs, des galeries qui, malgré une pression de dizaines de millions de kilogrammes, conservent après soixante siècles leur régularité primitive, sans avoir dévié d’un point.
Dans le tombeau de Chéops, malgré des milliers d’années, malgré les tremblements de terre qui ébranlèrent toute la masse de la pyramide, pas une pierre n’a bougé d’un cheveu. Jamais personne n’a bâti et probablement ne bâtira plus solidement. C’est la plus durable des créations humaines.

Les blocs cyclopéens de granit sont si exactement joints qu'on ne peut glisser entre eux une aiguille ; ils sont polis comme une glace, et leurs facettes sont pareilles aux facettes d’un cristal parfait.
L’erreur moyenne de la pose des pierres égale un dix-millième par rapport à la longueur, au carré, à l’horizontalité mathématiquement exacte. Si parfaite est cette pose, les blocs de plusieurs tonnes sont assemblés avec une telle précision que les plus larges interstices ne dépassent pas un dix-millième de pouce. Les facettes et les arêtes ne le cèdent en rien au travail de nos opticiens modernes.
C'est la perfection, non plus du cristal, mais du vivant tissu organique.

Les rois constructeurs des pyramides furent "des tyrans cruels qui obligèrent le peuple à élever des tombeaux inutiles, témoignage de leur vanité insensée". La confiance naïve avec laquelle Hérodote raconte cette fable montre à quel point les Grecs eux-mêmes avaient déjà perdu la clé de l'antiquité égyptienne. Non, ces rois ne furent pas de cruels tyrans, mais des libérateurs qui délivraient du plus honteux des esclavages - l'esclavage de la mort, et la conduisaient victorieusement vers la Résurrection.

Si une tension, une concentration aussi inouïe des forces physiques et spirituelles d’un peuple entier fut possible, c’est seulement parce que la volonté d’un seul coïncida avec la volonté de tous. Et ce n’est point dans une tristesse servile que durant vingt années ces cent mille hommes peinèrent après la pyramide de Chéops, mais dans une joie enivrante, dans une sage démence, dans une perpétuelle extase de la foi et de la prière. Ce n’est pas le gémissement des victimes qui monte de dessous ces prières, mais le cri victorieux de l’homme qui a vu pour la première fois le chemin ouvert dans le ciel par la pointe des pyramides.

extrait de Les mystères de l'Orient, par Dmitri Sergueïevitch Merejkovski (1865 - 1941), écrivain et critique littéraire russe. Traduction du russe par Dumesnil de Gramont

mardi 1 septembre 2020

"Le mystère du soleil, c’est l’amour, et le mystère de l'amour, c’est la Résurrection : voilà la pensée la plus profonde de l'Égypte" (D. S. Merejkovski)

Akhenaton et Nefertiti, sous les rayons d'Aton, Disque du Soleil qui donne la vie
Musée égyptien de Berlin

"Ce qu'il y a peut-être de plus étonnant pour nous dans l’art de l'Égypte, c’est une attention éternelle, une curiosité insatiable pour certaines petites choses, toujours les mêmes : le scarabée roulant sa boule, la gorge gonflée de venin du Serpent Royal, l’Uraeus, le lotus s’épanouissant, les ailes éployées du faucon qui plane ; ces images se répétant innombrables dans les hiéroglyphes, la peinture, la sculpture, l'architecture restent éternellement neuves.
Notre œil, s’il regarde trop longtemps, cesse de voir, se fatigue ; l’œil de l’Égyptien est infatigable, insatiable ; plus il regarde, plus il voit. L'homme s’étonne de tout comme au premier jour du monde et comme Dieu il dit à tout : "Oui, c’est vrai, c’est bien."

Dans la peinture et la sculpture qui ornent les murs des tombeaux de Tel-el-Amarna, le dieu Aton, Disque du Soleil, tend du ciel vers la terre de longs rayons droits et minces dont chacun se termine par une toute petite main enfantine. Ces mains caressent le corps nu du pharaon Akhenaton, "Joie du Soleil", de la reine, son épouse, et de ses six filles ; ou, donnant à leurs narines le souffle de la vie, elles tiennent de petites croix ansées, Ankh.
Sur une des sculptures funéraires, les doigts de ces mains enfantines touchent tendrement la taille du roi entre le ventre et la poitrine ; sur un autre, plus tendrement encore, ils enlacent le corps de la reine, se posent sous le sein droit, et derrière la tête, près de la nuque et sur le dos. Il y a, dans ces mains-rayons, la chaleur du soleil printanier, doux comme les caresses d’une mère. Et ce n’est pas en vain que le soleil vivifiant est représenté précisément là, dans la tombe, règne de la mort. Le mystère du soleil, c’est l’amour, et le mystère de l'amour, c’est la Résurrection : voilà la pensée la plus profonde de l'Égypte.
Le soleil est le cœur du monde ; sa chaleur est la bonté, sa lumière est la beauté. Dans le Soleil, beauté et bonté sont une seule et même chose.
Dans la langue égyptienne, ces deux notions si différentes pour nous s'expriment par un seul mot : nofert, et sont figurées dans l'écriture par un même hiéroglyphe : "Luth". L’essence du monde - nofert - c’est la musique, éternelle, la "beauté bonté".


extrait de Les mystères de l'Orient, par Dmitri Sergueïevitch Merejkovski (1865 - 1941), écrivain et critique littéraire russe. Traduction du russe par Dumesnil de Gramont

samedi 29 août 2020

Le lotus blanc, "reine de toutes les fleurs égyptiennes", par Edith Louisa Butcher


"La reine de toutes les fleurs égyptiennes s'épanouit sur le majestueux lotus blanc. Jusqu'à ces dernières années, il n'avait fleuri que dans des coins oubliés, sur des eaux qui baignent le pied de ces villes vénérables où il reste à peine deux pierres posées l'une sur l'autre.
Pour obéir à l'ordre des Anglais, on apporta un plant de ce royal nénuphar des lieux retirés où il cachait sa splendeur, et il fait maintenant l'admiration de tous dans un petit lac des jardins de Gizeh. Chaque année, alors que tous les visiteurs sont partis et que l'Égypte revêt ses plus beaux atours, cette plante merveilleuse s'élève hors des ondes comme Vénus hors de la mer, et chaque année elle fleurit plus abondamment, de telle sorte que l'eau est à peine visible en été et que l'on n'aperçoit plus que les grandes feuilles vertes semblables à des boucliers pressés les uns contre les autres et, au-dessus, le lotus blanc ouvrant ses calices de perle sur des tiges droites comme des colonnes. Et les hommes d'autrefois ne virent-ils point les colonnes sacrées d'un temple dans ces tiges inflexibles ?
Je ne connais pas en Égypte de spectacle plus beau que celui-là, mais seuls peuvent en jouir ceux que leur destinée ou leur profession retient au Caire depuis la fin de mai jusqu'à la fin d'août. Le lotus pousse maintenant en d'autres endroits facilement accessibles, mais c'est ici, dans ce lieu relativement solitaire et en pleine campagne, qu'il aime surtout à déployer son faste souverain. Les têtes superbes s'érigent dans la lumière du soleil par centaines, au-dessus des fraîches feuilles vertes qui elles-mêmes dominent l'eau d'une hauteur de deux pieds environ. L'étang est entouré de taillis où le martin-pêcheur noir et blanc vient volontiers, dans les soirs d'été, se poser sur les branches inclinées ou, tel un papillon, voleter sur l'eau que les nénuphars laissent par-ci par-là à découvert. À l'heure où la journée suffocante est près de finir et où le travail cesse d'animer les rues poussiéreuses, on éprouve une joie pleine de douceur à rechercher l'abri des platanes qui ombragent le bord de ces eaux paisibles et à s'attarder en un frais et verdoyant silence pour voir ces fleurs royales s'effacer peu à peu dans la lumière mourante."

extrait de En Égypte : choses vues, 1913, par Edith Louisa Butcher (1854-1933). Née Edith Louisa Floyer, elle a épousé, le 26 juin 1896, à l’âge de 42 ans, le révérend Charles Henry Boucher, chapelain de l'église anglicane All Saints Church à Ezbekiyya au Caire

jeudi 27 août 2020

"Les Pharaons furent bien inspirés sur le choix de leur ultime résidence" (Raoul Toscan)

photo de Francis Frith, ca. 1857

"Après Kournha, dont le temple de Séti Ier leur justifia un arrêt, le paysage changea brusquement d'aspect. Plus de vertes céréales, de sakkiehs bruissantes d'eau sous les efforts des fellahs, plus de pavots de couleurs, d'eau rose et bleue, la petite troupe entra dans un couloir de la montagne, une faille de calvaire pleine de blancheurs éblouissantes et de fantastiques éboulements. Le chemin ressemblait plutôt au lit desséché d'un ancien torrent. Il décrivait ses lacets au cœur d'un paysage apocalyptique qu'on ne pouvait comparer à rien de terrestre. Des cavités d'ombre et d'épineuses saillies fusant dans une lumière aveuglante, une montagne chaotique qui se dissout, des pans de falaise en menace constante d'éboulement, tout cela donnait l'impression à nos voyageurs d'avoir été projeté dans quelque planète d'un autre âge, dans telle vallée sélénite que les télescopes leur avaient révélée.
Toute vie est ici abolie. La nuit il n'y a guère que le glapissement des chacals pour éveiller les échos, le jour, haut dans le ciel, que le lent tournoiement d'un épervier pour animer, d'une ombre mouvante, cette morne vallée d'éblouissements.
Pas un brin d'herbe, pas un scorpion glissant dans la pierraille, les mouches même, si pullulantes tout à l'heure, n'étaient plus là et les balais de raphia que nos voyageurs n'avaient cessé d'agiter étaient devenus inutiles.
La chaleur était écrasante. Le soleil déjà fort élevé projetait ses réverbérations sur les falaises calcaires. Celles-ci s'élevèrent au-dessus de l'étroit chemin à une altitude qui parut vertigineuse. Des rayures brunes sur leur flanc calciné avaient des aspects de brûlures. Par ailleurs d'énormes éboulis pierreux qui s'achevaient sur le sentier forçaient les montures à des détours. Des blocs aux formes bizarres surgissaient à chaque pas. Enchâssés dans les parois blafardes, des silex arrondis, de couleur noire, ressemblaient à des yeux vous fixant d'un air sinistre. Et le corridor se resserrait à mesure qu'avançaient les voyageurs, comme dans les trajets de cauchemar.
Les Pharaons furent bien inspirés sur le choix de leur ultime résidence. Si cet extraordinaire défilé n'avait été pénétré par tant de devanciers bien peu voudraient s'y risquer car, ici, tout conspire à vous décourager d'aller plus loin. Pour trouver quoi d'ailleurs ? Des tombeaux, des trous forés dans la montagne s'enfonçant dans les profondeurs d'une nuit qui peut vous faire croire à la nuit des temps...
La cité des momies est imprégnée de silence, mais d'un silence hostile qui paraît même s'irriter du maigre bruit que fait, sur les cailloux, la petite caravane. D'ailleurs, pour cette ville des Morts, ne sont-ce pas encore des intrus qui surviennent ? ne suivent-ils pas les traces des profanateurs ?... Osiris pour son royaume voulait la paix éternelle. Il semblait l'avoir trouvée dans les replis de cette montagne qui paraissait inviolable. Mais la curiosité des hommes, conjointe à leur cupidité, a meurtri le rêve impossible. Après eux, les suivants !
Après un nouveau temps de marche morne et accablée, tout à coup, les falaises parurent s'écarter. L'horizon se débloqua et une fantastique muraille sur laquelle s'éternisait (sic), eût-on dit, des Niagaras pétrifiées, se dressa sur le ciel sans tâche. Elle montait en paliers successifs comme une gigantesque pyramide à degrés. Elle était d'une couleur blonde de miel et des failles perpendiculaires dessinaient, en bleu d'ombre, comme un orgue cyclopéen.
Solimân parla :
"Biban el Molouk... La porte des Rois !"
Les voyageurs étaient parvenus au seuil de la nécropole. Ils se regardèrent. Blanchis de poussière, le regard brûlé, ils avaient pris la patine du lieu. Les âniers qui avaient fait tout le chemin, pieds nus dans cette rocaille, ne semblaient pas fatigués. Solimân, sur son âne, rêvait.
Comme ils avançaient toujours dans le val élargi un bruit singulier vint frapper leurs oreilles gagnées depuis longtemps au silence. Nos amis ne purent y croire ; c'était le bruit haletant et saccadé d'un moteur. Étaient-ils victimes d'une hallucination ? Ils se tournèrent vers Solimân qui, tranquille, prévenant la question, dit : "C'est l'usine électrique."
- Une usine électrique dans cette vallée de la Mort !
- Mais oui. Il faut bien éclairer les tombes et vous vous réjouirez tout à l'heure de voir, à la clarté d'une ampoule, le visage desséché d'Aménophis II.
Solimân ne pouvait pas comprendre le regret qui, à ses paroles, noya la pensée de Paul et de Doody."

extrait de Doodette, petite fleur du Nil : roman de voyage, par Raoul Toscan (1884-1946), pseudonyme de Charles Brun, homme de lettres et artiste peintre français