mercredi 30 septembre 2020

"Voyez les monuments de l'Égypte : quel sentiment profond de la vie universelle !" (Lucien Davesiès de Pontès)

temple d'Esna - photo de Zangaki

"Le dogme des Égyptiens, du moins leur dogme populaire, n'a senti la divinité que dans sa manifestation matérielle ; de même leur Art ne puise ses inspirations que dans le monde extérieur. Il demande des types à tous les règnes, il se prend à la Nature entière , il la représente dans tous ses actes et la glorifie dans toutes ses productions. C'est le colosse de Memnon, qui ne vibre qu'aux rayons du soleil.
Quand l'Égyptien est parvenu à vaincre cette Nature qui semblait d'abord devoir l'engloutir dans les débordements du désert et du fleuve ; lorsqu'il a contenu par des digues les flots et les sables ; qu'il a fait enfin le sol et la cité ; il a besoin de protester contre le Néant par la grandeur et la solidité de ses ouvrages. Alors il bâtit des édifices ; il les fait longs, larges, immenses ; toutefois, il ne les fait pas élevés, il ne les porte pas vers le ciel : il les attache, au contraire, à cette terre qui le nourrit, et souvent même il les fait pénétrer dans ses entrailles, où, suivant ses croyances, doit se perpétuer sa vie future. À l'exception des Pyramides, la hauteur des monuments de l'ancienne Égypte n'est pas proportionnée à leurs autres dimensions. Il est impossible de n'être point frappé de cette différence qu'on a déjà si justement remarquée entre les constructions lourdes et massives des temples païens et les formes aériennes, vaporeuses, fantastiques des églises, si pleines de charmes, emblèmes de la pensée chrétienne, qui semblent s'élancer avec elle vers les régions inconnues du paradis céleste. L'Art égyptien emploie des matériaux épais, compacts, résistants, préférant le granit aux autres substances, et les masses monolithes aux agrégations de pierres. Non content même d'avoir placé son oeuvre à côté de l'oeuvre de la Nature, il façonne cette Nature elle-même, il taille le rocher en temple, en statue ; il se l'approprie et en fait son oeuvre.
Ce qu'il y a de commun entre les temples du paganisme égyptien et ceux du catholicisme, c'est qu'ils prouvent également la puissance d'une foi religieuse se perpétuant de siècle en siècle, et déterminant les fils à continuer les travaux de leurs pères en l'honneur des héros ou des dieux bienfaiteurs de tous. Il fallut sans doute les efforts successifs de plusieurs générations, pour achever ces édifices qui couvrent une lieue de terrain, précédés d'avenues de sphinx, vastes comme de grandes villes, où l'on s'égare dans des forêts de colonnes, et qui élèvent l'homme à la taille de leur prodigieuse immensité.
Voyez les monuments de l'Égypte : quel sentiment profond de la vie universelle ! quel éclatant témoignage ! quelle glorification du ciel et de la terre ! Les uns, comme le zodiaque de Denderah, sont empreints du sentiment du monde céleste ; les autres, tels que les sphinx, sont le symbole de la puissance androgyne de la Nature.
Entrez dans les temples. La colonne s'élève, évasée à sa base comme le stipe déchaussé du palmier, et les trois arêtes qui la partagent en divisions presque imperceptibles ne semblent destinées qu'à rappeler la tige triangulaire du papyrus consacré ; le chapiteau qu'elle supporte s'épanouit en calice gracieux, et sur sa gubbe immense se déploient des feuilles de lotus et de papyrus attachées par des cordons disposés comme l'appareil d'une griffe, cet appareil d'où sortent les fruits du dattier et qu'on appelle les spathes.
Puis, auprès de cette colonne à la forme élancée, aux proportions gigantesques, une autre plus humble se termine par une corolle renversée d'où elle descend jusqu'à terre comme un long pistil.
C'est parmi les végétaux que l'architecture égyptienne choisit ses ornements : c'est la perséa ; c'est l'arnoglossum, dont les sept côtés rappellent les sept planètes ; c'est le lotus surtout, symbole de l'union des deux sexes. Toutefois, hâtons-nous de le reconnaître, ce qui prédomine dans les formes de l'architecture égyptienne, c'est le caractère mâle. Elle affecte partout la ligne droite, le plan, et n'introduit guère la ligne et la surface courbes, que dans la colonnade et dans la modénature. Or, la ligne droite, par sa rigidité, par sa précision mathématique, se rapporte surtout à la science, à l'homme, tandis, que la courbe, dans sa sinuosité capricieuse et souvent insaisissable pour le calcul, entre dans le domaine du fait, du sentiment, pour ainsi dire, et appartient à la femme."

extrait de Études sur l'Orient, par Lucien Davesiès de Pontès (1806-1859), homme de lettres, helléniste, traducteur de "L'Iliade" d'Homère et de "Childe Harold" de lord Byron.

"(Ce) fragment de la plus grande importance concernant l'antique architecture des Égyptiens (...) contient des aperçus absolument neufs sur cette architecture et sur son caractère symbolique. (Il) mérite d'être recueilli dans un répertoire de documents relatifs l'histoire de l'Art en tous les temps et en tous les pays, car on y trouve en germe un système d'interprétation générale pour l'ensemble des monuments de l'ancienne Égypte." (Paul Lacroix)

mardi 29 septembre 2020

"Thèbes est ce que l'Égypte nous a légué pour témoigner d'elle-même" (Léon Verhaeghe)

Edward William Cooke (1811-1880) : Pylons at Karnak, the Theban Mountains in the Distance
(Wikimedia commons)

20 décembre (1863)
"Cette journée marquera dans le voyage. Nous étions prévenus que l'on approchait de Thèbes. Le matin, une haute montagne rocheuse apparaissait seule au milieu de la plaine, qui s'élargit ici comme pour faire place à une grande cité. Cette montagne est celle à laquelle s'adosse le village de Kournah.
Le vent ayant fraîchi, le drogman annonça pour midi l'arrivée à Thèbes. Il n'est guère que dix heures et demie quand le réis Mansour nous crie, en nous montrant l'horizon : Louqsor ! Karnak ! Nous accourons : nos lunettes sont braquées sur le point indiqué. Je ne voyais rien dans la vaste plaine que des bouquets de palmiers, et les masses de verdure qui abritent toujours les villages arabes. On y observait seulement un bel effet de mirage : les palmiers les plus éloignés dans les terres paraissaient baignés par un lac tranquille ; ils se réfléchissaient dans cette nappe d'eau imaginaire, comme dans un miroir du plus pur éclat.
Nous avions fort approché de la montagne de Kournah, et j'admirais ces masses rougeâtres, calcinées par le soleil, arides comme le désert. La chaîne libyque porte l'empreinte des efforts du Nil pour s'y creuser un passage : les parois de la montagne, écroulées de toutes parts, offrent la trace encore visible de ce gigantesque effondrement. Quant aux couleurs dont se revêtent les hautes parois de ces montagnes, rien n'en peut donner une idée dans notre Europe.
Cependant, j'aperçois enfin une masse noire qui commence à se dégager de la verdure. C'est le grand pylône du temple de Karnak. Les ruines immenses, les pylônes, les obélisques, ne tardent pas à se montrer plus distinctement : nous sommes devant Karnak, le lieu saint par excellence dans l’Égypte thébaine, le sanctuaire de ses dieux et le palais de ses rois.
C'est Thèbes enfin, cette ville dont les cent portes livraient passage aux milliers de guerriers dont parle Homère, qui vit ses rois triompher de l’Orient mille ans avant la naissance de Rome, et les arts fleurir dans son sein quand la Grèce était barbare encore ; cette ville dont les temples inaccessibles recélaient la sagesse répandue de là sur le monde hellénique, qui la transmit à l'Europe. 
Le mystère n'est pas le moindre attrait des grandes choses. Je songeais, en voyant se dérouler à mes yeux la plaine de Thèbes, à cette Égypte antique qui nous semble avoir vécu en dehors des lois de l'humanité, tant son esprit différa du nôtre. Ces temples de Karnak qui ne ressemblent en rien à ceux de la Grèce et de Rome, ces colosses qui déifiaient les rois, ces monuments bâtis pour ne tomber jamais, tout témoigne d'un peuple chez lequel les conditions de la vie n'étaient pas ce que le temps les a faites pour nous. La momification des corps, l'immortalité donnée aux restes de l'homme, démontrerait à elle seule l'antiquité de ce peuple, voisin des origines du monde : l'expérience ne lui avait pas encore appris l'inanité de longues générations qui se succèdent pour disparaître toujours. Plus on a vu mourir les hommes, moins on a donné d'importance à leur dépouille. Le génie de l'ancienne Égypte, isolé au milieu des déserts africains, s'est concentré dans le passé : dédaigneux de communiquer avec les hommes, il est demeuré lui-même jusqu'au jour où il s'est éteint pour jamais.
Memphis, la première capitale de l'Égypte, a disparu dans les sables, et n'a laissé qu'une mémoire fabuleuse ; Thèbes est ce que l'Égypte nous a légué pour témoigner d'elle-même, l'expression la plus complète de sa vie originale, la merveille de son antique civilisation, le sépulcre enfin d'où la science moderne est parvenue à exhumer son passé.
Après Karnak apparaissent dans la plaine, sur la rive opposée, les deux colosses de Memnon. C'est une étrange apparition que celle de ces géants assis, témoins immuables de la grandeur et de la chute de Thèbes. L'expression vague de leurs visages mutilés inspire d'abord comme une terreur superstitieuse. Derrière eux, on voit les débris immenses des temples et des palais de Médinet-Abou. Enfin, entre deux îles du fleuve, nous découvrons le village de Louqsor, et nous voyons surgir au milieu des masures arabes une gigantesque colonnade, le sommet d'un pylône, la pointe aiguë d'un obélisque. C'est le temple d'Aménophis III et de Sésostris le Grand.
Ces triomphateurs antiques ne songeaient guère que des peuples, ensevelis dans la nuit du pôle, et dont le nom, s'ils en avaient un, n'était jamais arrivé jusqu'à eux, que ces peuples viendraient un jour dépouiller les palais de Thèbes, et planter leurs enseignes sur ses débris. L'obélisque de Louqsor est allé orner la place publique d'une capitale nouvelle, et nous voyons flotter le pavillon anglais au sommet de la grande colonnade."

Extrait de Voyage en Orient, 1862-1863, 
par Léon-François Verhaeghe de Naeyer (1839-1906), avocat et diplomate belge, gouverneur de la province de Flandre Orientale, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Chine.

samedi 26 septembre 2020

Dans le "bazar" du Caire, par Jacques du Tillet


"Nous voici au coin d'une ruelle ; nous descendons ; et, brusquement, l'ombre, la fraîcheur, presque le silence, à côté du fantastique brouhaha de tout à l'heure. C'est l'une des entrées du bazar. Les boutiques sont plus petites encore, plus pressées que dans le Mouski, et ouvertes du côté de la ruelle ; mais on n'y crie pas : on travaille ; presque chaque boutique et en même temps un atelier. 
Cette partie du bazar est consacrée à ces plats ou à ces vases de cuivre et d'argent repoussé qui sont connus de tout le monde. Les ouvriers, installés au dehors pour avoir un peu de jour, font leur besogne avec une adresse et une prestesse infinies ; une main tient le fil d'argent qui doit rehausser les dessins du cuivre : en deux coups de marteau, le fil s'adapte dans la ciselure, un troisième coup le tranche net ; et le travail continue, sans que l'ouvrier lève le nez... 
Nous reprenons notre route. Les ruelles sombres s'entrecroisent comme les mailles d'un filet : les unes plus larges, les autres plus étroites ; et les plus larges rappellent la légendaire Rue pour une personne dont s'honore Bruxelles.
Certaines sont coupées par des arcades. Une lumière crue tombe sur le chemin, laissant les boutiques dans l'ombre. Et pas une de ces ruelles n'est droite ; elles tournent, retournent, s'allongent en inextricables sinuosités. Ce n'est plus le formidable amoncellement du Mouski. Les marchandises sont de qualité supérieure, des "objets d'art", et les acheteurs sont presque tous européens... Des armes, des bijoux, des étoffes, des tapis. Derrière l'étalage très étroit, s'ouvre parfois une arrière-boutique vaste et haute, au toit vitré, et pleine de marchandises jusqu'au faîte. Ici des voiles d'Assouan, tissés d'or ou d'argent : là, de lumineuses étoffes de Brousse : ailleurs des soies brochées, des broderies d'or, des étoffes souples et brillantes, de mousseuses mousselines, des crêpes rêches... et partout et toujours des scarabées, des grands, des petits, des rouges, des gris, des noirs, tous anciens, authentiquement. Dans cette boutique, des armes et des fers, d'un "toc" évident, dorment sous la poussière ; et le marchand tire des profondeurs de sa robe quelques turquoises vraiment belles (si elles sont vraies), jure qu'elles ne "passeront" pas, prend à témoin la barbe du prophète, vous verse du café, et enfin proteste qu'il ne veut être payé que dans dix ans ! 
Les acheteurs, les passants surtout, sont assez nombreux, et les ruelles vite encombrées. Dès qu'on s'arrête devant une boutique, deux ou trois "commis" vous conjurent d'entrer. D'autres, qui tiennent le milieu entre le courtier et le guide, guettent l'acheteur à l'entrée du Bazar : quoi que vous désiriez, ils savent où le trouver (...). Même pas de bakchich à leur donner ! Soyez assurés, d'ailleurs, qu'ils n'y perdront rien. 
La complaisance des vendeurs est sans égale. Ils déballent leurs caisses, bouleversent leurs boutiques et vous montrent ce qu'ils ont, pour le plaisir... Mais, chose curieuse pour nous, leur avidité ne les empêche pas de faire passer avant tout leurs devoirs religieux ; le vendredi, les trois quarts des boutiques sont vides ; et vers midi la plupart des marchands sont à la mosquée. Je ne garantis pas que leur piété soit élevée ; elle est au moins sincère et sans aucun mélange de "respect humain". Aux heures prescrites, on voit des ouvriers laisser leurs outils, se jeter à genoux vers la Mecque, se prosterner quatre ou cinq fois, et reprendre ensuite leur tâche ; à Zagazig, entre Ismaïliah et le Caire, un tapis est étendu selon les rites dans un coin de la gare, et, pendant l'arrêt du train, des voyageurs y font leurs prières...
Si l'on excepte quelques bibelots assez beaux, notamment des jades sertis de pierreries, et quelques étoffes d'or ou d'argent, les tapis seuls sont dignes d'admiration ; quelques-uns sont d'une richesse de tons merveilleuse, mais d'un prix plus merveilleux encore ; on nous montre un tapis de prières, de dimensions modestes : cent cinquante mille francs !... 
Les facilités de communications ont mis l'exotisme à notre portée ; nous trouvons à Paris presque tout ce que nous trouvons au Bazar, et à peu près au même prix. Ce que nous n'avons pas, c'est, ou les choses médiocres, ou les choses très belles ; mais l'"orient" médiocre est affreux : et les tapis de cent cinquante mille francs ne sont pas à la portée de tout le monde..."

extrait de En Égypte, 1900, par Jacques Du Tillet (1857-1942), homme de lettres et critique français

vendredi 25 septembre 2020

"Petit tableau de l'Égypte en effervescence" (1947), par Georges Duhamel

village égyptien, fin XIXe s. - gravé et imprimé par Gillot

"... l'Égypte donne, en 1947, le spectacle de l’allégresse et de la vigueur. Tout le long des routes, dans la campagne verdoyante, cheminent des paysans alertes, musclés, maigres, avec leurs baudets et leurs files de chameaux. Le personnage de Goha n’est point une invention des poètes : le frère de Goha est partout, sur les sentiers et dans les bourgs ; il rit, il plaisante. Il a le verbe sonore. Il connaît des légendes. Il profère des vérités rustiques et des proverbes drus, à la manière de son autre frère espagnol, Sancho. Il ne voit que d’un œil, il souffre de deux ou trois maladies auxquelles les savants européens donnent des noms très compliqués, il ne mange pas tous les jours, il dort dans une cabane de limon séché ; et pourtant il manifeste une vitalité généreuse.
La population des villes offre le spectacle parfaitement oriental d’une merveilleuse impureté. Toutes les races sont mêlées et bientôt seront confondues. À quelques minutes du bazar, du Khan Khalil, on tombe sur des gratte-ciel qui s'efforcent d’imiter les monstres américains. Des flots de voitures rutilantes roulent entre les trottoirs chargés d’une foule bigarrée. L’odeur du benzol flotte, au gré des souffles : c’est le nouvel encens des nouvelles "mille et une nuits". Les chauffeurs sont d'une habileté prodigieuse ; ils savent très bien se servir de ces appareils qu'ils n’ont pas inventés eux-mêmes. Ils savent moins bien les réparer ; on aperçoit souvent des voitures en détresse, et c’est un symptôme caractéristique, à cet instant de la civilisation. Mieux, c’est un avertissement.
Des avions grondent dans le ciel, comme partout. Ils se posent en vrombissant sur l'aérodrome d'Almaza, aux portes d’Heliopolis. Car Le Caire est l’un des rendez-vous du vieux continent. Quoi qu'il advienne, la civilisation mécanique a pris possession de ce nouveau domaine. Elle ne le lâchera plus. Des usines fument, dans la campagne plate du Delta, entre les champs de bersim et les villages de boue jaunâtre. Des montagnes de coton s’amassent dans les terrains vagues. Des balles aux toiles déchirées, la précieuse bourre s'échappe. Elle tombe dans la poussière et on la foule aux pieds. Le coton semble, ici et là, l’une des ordures de l'Égypte. Les arbres qui bordent la route d'Alexandrie arrachent des flocons à toutes les charretées ; ils ont l’air couverts de neige, du moins la file de droite en descendant vers le port. Car ce coton qui est, paraît-il, le meilleur du monde, est trop beau pour le fellah ; c’est un article d’exportation et la route du coton est une route à sens unique.
Cependant, la vie mondaine, dans les grandes agglomérations, est toujours active et brillante. Il y a quelques ruines, à Alexandrie, notamment ; ce sont les témoignages des bombardements, les allusions à la guerre. La société aristocratique est, comme jadis et comme naguère, délicate et bien pourvue. Les magasins regorgent de nourritures succulentes. La viande, les légumes, les fruits, les friandises encombrent les marchés. L'étranger qui vient de l’Europe occidentale prend plaisir à cette bonne chère. Il pense même que les Français d'Afrique du Nord, - des oppresseurs, paraît-il, - mènent une vie monastique et austère, au prix du luxe égyptien. Le tourisme est gravement entravé par les problèmes monétaires et le désordre du monde moderne. Les hôtels n’en sont pas moins remplis et le voyageur y est, comme autrefois, traité confortablement ; il peut se procurer, s’il dispose de devises, tous les articles nécessaires à la vie ou au plaisir. L’or abonde, même chez les bijoutiers des quartiers modestes. Il est évident que, malgré l’imminence des périls, l'Égypte a pu échapper à la guerre ravageuse. Elle montre, dans les controverses actuelles, une énergie qu’elle n’a pas été contrainte d'engager et de dépenser pour le salut de son existence. 
Nous la voyons aujourd’hui bien résolue à conquérir tous les instruments de l'indépendance et même à les obtenir de l'Occident quand ces instruments se fabriquent en Occident. On peut se demander si cette occidentalisation rapide n’affaiblira pas la foi religieuse qui est, à l’heure actuelle, pour l'Islam, un principe d'énergie et de confiance. Les chefs religieux, eux-mêmes, sont bien obligés de suivre le mouvement, à peine de perdre le contact avec le reste du corps social, tout au moins dans les grandes villes.
Les théâtres jouent, le soir, devant des publics recueillis, vraiment attentifs. Les pièces ne sont plus, comme autrefois, empruntées au fond national. Ce sont, le plus souvent, des pièces anglaises ou françaises, traduites en arabe littéraire et jouées dans les traditions de la Comédie-Française. Les cinémas font passer des bandes tournées dans les studios de Ghisé. Certains de ces films s'efforcent d’exploiter les légendes orientales. La plupart se conforment aux bonnes recettes américaines. Les acteurs sont habiles. Le fameux Wabi, formé à l’école de Sylvain, règne fastueusement sur la scène et sur l’écran. 
Le music-hall s’est beaucoup transformé, dans ces vingt dernières années. Le temps n'est plus des chanteuses illustres qui s’évertuaient, devant un petit auditoire d’illuminés, sur le mode purement égyptien, avec l'accompagnement d'instrumentistes autochtones. Aujourd’hui la vedette chante, guidée par un pianiste, et elle tient dans sa main droite le manche nickelé du micro. Des lumières électriques aux couleurs évanescentes éclairent ce tableau sans mystère. Après quoi, les danseuses entrent en scène. Elles sont les unes juives, les autres égyptiennes. Il y a, comme partout, des européennes et des personnes sans nationalité définie.
La condition de la femme est touchée, on l’imagine, par cette ample révolution. L’émancipation va vite.
La société lettrée pourrait être donnée en exemple à la plupart des sociétés occidentales. Elle est brillante, mais vraiment attentive et, ce qui est plus rare encore, fidèle dans ses affections. Elle est plus composite que dans la plupart des autres pays du monde. On y voit, unis par le même ardent amour
de la culture intellectuelle, des Grecs, des Libanais, des Arméniens, des Syriens, des Maltais, des Français, des Suisses, des Coptes et des Musulmans. Le visiteur, parfois, alors qu'il est reçu dans quelque illustre demeure égyptienne, en vient à se demander où sont les vrais Égyptiens.
Ils existent. Ils sont au nombre de vingt millions à peu près. Ils sont presque tous dans les champs, en train de labourer la terre ; ils marchent, dans un vol d'ibis, derrière les bœufs bossus, les pieds nus dans l’humus noir."



extrait de Consultation aux pays d'Islam, 1947, de Georges Duhamel (1884-1966), médecin, essayiste, poète, romancier français, élu en 1935 membre de l’Académie française dont il fut secrétaire perpétuel de 1944 à 1946.
"Il devait développer dans son œuvre un humanisme moderne marqué par une dénonciation des excès de la civilisation mécanique." (site internet de l'Académie française)
La compréhension de l'extrait reproduit ci-dessus est évidemment tributaire de l'époque à laquelle il fait référence (1947) : bien que le protectorat britannique sur l'Égypte ait été aboli, la vie politique de l'Égypte était toujours sous influence britannique, conformément à plusieurs clauses de réserve dans la déclaration d'indépendance du 28 février 1922. Il faudra attendre la révolution de 1952 pour que l'Égypte recouvre sa totale indépendance.



jeudi 24 septembre 2020

"Si j’ai bien compris, dans ce musée, presque tout se rapporte à l’idée de mort" (Maurice Barrès, à propos du musée égyptien du Caire)

Cheikh el-Beled (carte postale ancienne)

"Nous connaissons maintenant l’Égypte des Pyramides, nous l’avons vue, nous l’avons respirée dans ses tombeaux. Essayons maintenant d’aller la comprendre au musée.
Mon éminent confrère Maspero était absent. J’ai pu causer avec l’un de ses élèves, M. Lacau, qui m’a mis très agréablement au courant de sa science.
Jeudi, au musée du Caire.
Si j’ai bien compris, dans ce musée, presque tout se rapporte à l’idée de mort. Presque tout a été trouvé dans les tombeaux, cela nous dispose à voir l’Égypte comme le pays où la vie fut subordonnée à l'idée de la mort. Il est certain que la vie d’outre-tombe y jouait un grand rôle, mais il faut tenir compte que, dans ce climat, les objets se conservent très bien et que les tombeaux ayant été placés (vu la cherté du terrain cultivable) sur les confins du désert, on y a beaucoup moins bouleversé les tombes qu’on ne fait dans nos cimetières.
Dans les tombeaux, on trouve la représentation de tous les objets utiles à la vie (et parfois les objets eux-mêmes). Le mort s’assurait ainsi la prospérité dans l’autre vie. L’autre vie n’était pas une chose vague : il y voulait ce qui fait la vie facile et heureuse, lui, sa femme, ses serviteurs, des nourritures, etc. (c’est ainsi qu’il n’y a pas de peuple dont les mœurs nous soient mieux connues). Ces objets sont tantôt représentés en peinture, en gravure de bas-reliefs, en petits objets, en objets authentiques. 
Le puissant, le riche prend mille soins de s’assurer ces possessions. Qu’elles lui soient enlevées, il retombe au sort du commun qui n’a pas de sécurité.
En général, cette représentation du mort et de ses serviteurs est stylisée (ou industrielle). Parfois c’est un portrait. Ainsi le fameux Cheikh-el-Beled. S’il a voulu son portrait, était-ce un homme particulièrement pieux ? En tout cas, c’est un homme sans naissance.
Après cela nous avons les statues des rois et celles des dieux. Le roi se fait volontiers représenter en Sphinx qui est un lion à tête humaine, force et intelligence.
Les dieux. Chaque canton a son Dieu, chaque canton divinise un animal, en honore et sert un représentant qu’on momifie à sa mort et tous les animaux de la sorte sont honorés dans le canton. D’où vient cette coutume ? Des nègres qui précédèrent ? Les Romains s’étonnèrent beaucoup de cette coutume et voulurent à tort y voir la récompense des services rendus par la bête.
On voudrait trouver le sens moral de cette religion. Quels sentiments sont figurés par ces dieux ? À quels états d’âme cela répond-il ? Que veulent dire ces forces puissantes ? On l’ignore. On voit qu’ils goûtaient l’immobilité. Si l’on avait perdu l’Ancien et le Nouveau Testament, que comprendrait-on des cathédrales ?
On n’a aucun texte. Un combat, mais c’est un fragment d’Iliade sans les sentences morales. Le Livre des morts, c’est un recueil de formules magiques. On sait la vie d’Osiris par le pseudo-Plutarque ; elle permet de comprendre les allusions éparses qui, autrement, eussent été impossibles à saisir."


extrait de "Voyage en Égypte", par Maurice Barrès (1862-1923), écrivain et homme politique français, membre de l'Académie française.
Texte publié dans la Revue des deux mondes : recueil de la politique, de l'administration et des moeurs, 1933.

"Maître à penser de toute une génération, Maurice Barrès le fut tout autant par son œuvre littéraire que par son style de vie. Dans les années 1880, il fréquenta à Paris le cénacle de Leconte de Lisle et les milieux symbolistes. Parallèlement à sa carrière d’écrivain qui lui assura un succès précoce - il n’a que vingt-six ans quand paraît le premier tome de sa trilogie Le culte du moi - il se lança dans la politique. Boulangiste par anticonformisme et par rébellion contre l’ordre établi, il fut élu député de Nancy en 1889. L’Affaire Dreyfus qu’il vécut comme une menace de désintégration de la communauté nationale l’incita d’emblée à se placer dans le camp des antidreyfusards dont il devint l’un des chefs de file. Dès lors, sa pensée s’orienta vers un nationalisme traditionaliste, plus lyrique et moins théorique que celui de Maurras, mais fondé sur le culte de la terre et des morts (extrait du site internet de l'Académie française)

"L'incendie sur le Nil", par Maurice Barrès

photo MC

"On est pressé d’avoir tout vu, les tombeaux des Rois et des Reines, les deux colosses, les trente-six temples pour y rêver et les ranimer. Ce grand paysage vide a des formes si simples qu’on croit aisément sentir l’âme, le dieu, l’esprit qui les épousait. En se prêtant au fleuve, au ciel, à la montagne, on est envahi par le rêve d’immobilité des colosses et l’on s’entend en esprit dans la paix des chambres souterraines.
Un grand repos paisible sur le bord d’un grand fleuve plat. On suit les heures de la lumière sur la montagne rose et chaque journée finit par un prodigieux coucher de soleil.
C’est l’heure jaune de la concurrence. Le muezzin psalmodie sur le balcon du minaret, la cloche catholique avec trop d’insolence l’interrompt et le recouvre. Les Arabes sont accroupis le long des murs et parlent bas. L’or se répand sur le fleuve et noie dans le ciel la tête haute des palmiers.
Au début, c’est de l’or irradié qui transfigure tout le ciel et l’élargit. Comment suggérer avec des notes ? Le ciel est divin. Le bleu profond du zénith se dégrade en rose jusqu’à l’or de l’horizon, sans un heurt, ni un nuage, tout d’une teinte. Puis le rose se substitue, cependant que sur le fleuve miroitant, les bateaux, leurs vergues, les canéphores qui gravissent les berges et les mariniers deviennent de noires silhouettes. Quelle paix sur les temples ! L’horizon prend flamme.
Ce qu’il y a d’admirable, c’est combien ce paysage marche, évolue d’un seul mouvement. Je comprends cette dervicherie préoccupée, obsédée par l’unité de Dieu. Quand le soleil éblouissant s’incline, va se précipiter, c’est tout le paysage qui se recueille, s’enveloppe dans une sorte de brume violette.
Longue nappe de fleuve, mince rideau des arbres au pied de la montagne, haute et puissante montagne, immense ciel, tout se recueille, s’efface un instant, puis le dieu glisse, tombe.
Les muezzins. Après un long quart d’heure, voici que tout est prêt pour l’apothéose."



extrait de "Voyage en Égypte", par Maurice Barrès (1862-1923), écrivain et homme politique français, membre de l'Académie française.
Texte publié dans la Revue des deux mondes : recueil de la politique, de l'administration et des moeurs, 1933-03.

"Maître à penser de toute une génération, Maurice Barrès le fut tout autant par son œuvre littéraire que par son style de vie. Dans les années 1880, il fréquenta à Paris le cénacle de Leconte de Lisle et les milieux symbolistes. Parallèlement à sa carrière d’écrivain qui lui assura un succès précoce - il n’a que vingt-six ans quand paraît le premier tome de sa trilogie Le culte du moi - il se lança dans la politique. Boulangiste par anticonformisme et par rébellion contre l’ordre établi, il fut élu député de Nancy en 1889. L’Affaire Dreyfus qu’il vécut comme une menace de désintégration de la communauté nationale l’incita d’emblée à se placer dans le camp des antidreyfusards dont il devint l’un des chefs de file. Dès lors, sa pensée s’orienta vers un nationalisme traditionaliste, plus lyrique et moins théorique que celui de Maurras, mais fondé sur le culte de la terre et des morts (extrait du site internet de l'Académie française)


mercredi 23 septembre 2020

"Il y a à rapporter de l'Égypte quelque chose de plus solide que le plaisir, de plus utile encore que la science, c'est un peu de sagesse" (Louis Lacroix)

Photo de Donald McLeish (1921)

"Nous avons pris congé des anciens Égyptiens, et notre voyage d'Égypte est terminé. Que nous en restera-t-il, Messieurs, et que sommes-nous allés chercher si loin ? de la distraction ? du plaisir ? des impressions à éprouver et à redire ? C'est quelque chose, je le veux bien, mais pas assez pour une telle entreprise. De la science ? Ah ! sans doute, il faut y songer, et c'est avoir profité d'un voyage que d'en rapporter beaucoup. Mais il y a mieux : oui, Messieurs, il y a à rapporter de l'Égypte quelque chose de plus solide que le plaisir, de plus utile encore que la science, c'est un peu de sagesse.
Voilà ce qu'allaient y chercher les grands hommes de l'antique Grèce, les Solon, les Pythagore, les Platon, qui aspirant à être sages, et ne trouvant la sagesse ni autour d'eux, ni en eux-mêmes couraient au loin à sa poursuite, partout où on disait qu'elle s'était le mieux conservée sur la terre depuis les premiers âges. À ce titre, l'Égypte les attirait tout d'abord dans les sanctuaires vénérés de Thèbes et d'Héliopolis ; ils s'entretenaient avec leurs prêtres, ils se faisaient initier à ces mystères où brillaient encore de faibles lueurs des grands dogmes religieux, et ils en rapportaient quelques fragments de ces vérités qui font vivre le genre humain. C'est ainsi qu'ils devenaient dans leur patrie les maîtres de la pensée, les régulateurs de la discipline sociale et des mœurs. 
Aujourd'hui, Messieurs, de pareils voyages ne nous sont plus nécessaires. L'éternelle sagesse a dressé au milieu de nous des sanctuaires bien autrement éclairés que ceux de Phtha et d'Osiris, par l'inextinguible flambeau de la pure et intègre vérité. Dès le berceau l'homme est illuminé de ses clartés et il ne tient qu'à lui qu'elle guide ses pas jusqu'à la tombe. Mais étrange mystère ! Au rebours des anciens qui, nés dans la nuit, aspiraient à la lumière, nous naissons au milieu de la lumière, et voilà que nous retombons dans les ténèbres, incertains de la route que nous devons suivre, ignorants du terme où nous allons. 
Ah! Messieurs, c'est que nos yeux se ferment et que notre âme s'endort. Et n'est-ce pas là le mal dont nous sommes travaillés ? Sans doute, cette maladie de langueur peut se traiter de différentes manières : quant à moi, je conseille par expérience le voyage d'Égypte. Allez évoquer dans la vallée du Nil, parmi les ruines et les sépulcres où il est couché, le spectre silencieux de cette civilisation éteinte, et sa funèbre apparition obsèdera votre âme qui ne se rendormira plus. Au spectacle de cet anéantissement des choses humaines, l'intelligence remonte d'elle-même dans les hautes régions où s'agitent les redoutables questions du temps et de l'éternité. Devant ces débris de tout ce qui fut grand et de tout ce qui vous paraît encore désirable, vous éprouvez des détachements salutaires, et le cœur se dépouille de ce double orgueil de la vie et de la civilisation qui a toujours perdu les individus et les sociétés. 
Le voyage d'Égypte, c'est à la fois la descente au tombeau et la résurrection. Vous en revenez l'âme profondément atteinte des traits de l'éloquence muette de la mort, incapable d'une nouvelle léthargie et avide d'un autre repos que de celui de l'insouciance ou de l'engourdissement. L'Égypte ne nous donne plus la sagesse sans doute, mais elle nous en rend le désir ; heureux si nous savons nous résoudre à aller enfin la demander aux sanctuaires d'où elle se répand sur le monde, et d'où les vrais sages des temps anciens l'auraient reçue avec transport !
Voilà, Messieurs, à mon sens du moins, la suprême utilité d'un tel voyage ; voilà comment nous pouvons encore, comme au 
temps de Pythagore et de Platon, aller chercher la sagesse en Égypte."

extrait de Souvenirs d'un voyage en Égypte, par Louis Lacroix (1817-1881), professeur d'histoire à la Faculté des lettres de Nancy (1853-1870), puis d'histoire moderne à la Faculté des lettres de Paris (1871-1880). Membre fondateur de l'École française d'Athènes.