mardi 9 février 2021

"La peinture égyptienne tenait moins de la peinture, comme nous la comprenons, que du décor" (Émile Prisse d'Avennes)

illustration extraite de : 
Histoire de l'art égyptien d'après les monuments, depuis les temps les plus reculés jusqu'à la domination romaine
par Prisse d'Avennes


"C'est avec raison que les anciens Égyptiens revendiquaient l'honneur d'être les inventeurs de la peinture, et qu'ils soutenaient qu'ils l'avaient pratiquée, sinon six mille ans, au moins un très long espace d'années avant les Grecs : et qu'on veuille bien le remarquer, cette prétention, si audacieuse qu'elle paraisse, se justifie pleinement quand on s'aperçoit que, chez ce peuple, aucun objet n'était considéré comme fini en l'absence de l'application des couleurs ; il suffit de citer comme preuve, à l'appui de cette particularité, ce seul fait que les hiéroglyphes des obélisques et des autres monuments de pierre dure, quoique sculptés, subissaient eux-mêmes un coloriage.
La coloration des édifices de cette nation était tellement le résultat d'une étude attentive et constante, que nulle part, l'union harmonieuse des couleurs n'est frappante comme dans les monuments de l'Égypte ; on doit donc regarder comme blâmable l'assertion de Pétrone, lorsqu'il assure que, chez les Égyptiens, en inventant des règles matérielles propres à rendre l'apprentissage de cet art moins long, et sa pratique plus facile, on nuisit beaucoup aux progrès de l'art, et l'on ne forma que de mauvais peintres.
Il suffit, pour réfuter une affirmation aussi regrettable, de rappeler que la méthode habile, au moyen de laquelle les artistes égyptiens savaient faire pénétrer la couleur dans la masse des substances fondues, est restée depuis inconnue, et se trouve encore un des desiderata de la science moderne. En outre, leur genre de peinture à teintes plates, ni fondues ni dégradées, sans ombres ni lumières, malgré l'étonnement qu'il provoque au premier aspect, a un mérite incontestable pour la décoration monumentale : en y réfléchissant, on s'aperçoit que ce système est celui qui convient le mieux pour les peintures murales, celui qu'il serait encore préférable d'adopter aujourd'hui, quoique avec de légères modifications, pour décorer nos monuments publics ; surtout si l'on tient à éviter de laisser paraître, à la paroi des murs, les trous qui sont le résultat forcé des fuites de la perspective et de la vigueur des ombres.
À en juger par un groupe des hypogées de Beni-Haçen qui représente deux artistes occupés à peindre un même panneau ou un meuble, les Égyptiens devaient avoir des tableaux, bien qu'aucun d'eux ne soit parvenu jusqu'à nous. On s'aperçoit, en effet, que ces peintres tiennent leur pinceau d'une main et un godet de l'autre ; cependant, quoique le panneau soit vertical, ils ne se servent pas de baguette pour soutenir la main. On sait, aussi, qu'au dire d'Hérodote, Amasis, qui régnait sur l'Égypte 570 ans avant l'ère chrétienne, envoya son portrait aux habitants
de Cyrène ; mais on ignore si ce tableau était peint par un artiste égyptien.
Du reste, tous les portraits de pharaons ont dû être ressemblants, car on les retrouve, traits pour traits, sur des monuments fort distants les uns des autres, et l'on peut, quelquefois, suivre sur ces divers édifices, élevés à maintes années d'intervalle, les progrès de l'âge chez le roi qu'ils représentent. Tous ces portraits étaient de profil : les seuls de face qu'on connaisse sont peints sur bois, et, évidemment, l'oeuvre d'artistes grecs.
Chez les anciens Égyptiens, le même mot signifie écrire et peindre. Ce double sens témoigne assez qu'ils ne considéraient la peinture que comme une écriture amplifiée ou un brillant annexe des inscriptions hiéroglyphiques. N'oublions pas que les Grecs, cependant déjà bien éloignés de l'origine des choses, prétendaient, également, que la peinture n'était qu'une écriture développée ; chez eux aussi, écrire et peindre s'exprimaient par un seul mot.
D'un autre côté, on voit que toutes les peintures des peuples dits primitifs, tels que les Chinois, les Indiens, les Perses et les Étrusques, ne se composent que d'un contour, tracé à l'encre sur une face lisse, ou buriné sur la pierre, à la façon d'un bas-relief dans lequel on appliquait des couleurs monochromes, sans s'attacher à donner aux objets, ni leurs teintes naturelles, ni le jeu d'ombre, de lumière et de reflets qui résultent de leur saillie, non plus que l'air, l'espace et la perspective qu'ils exigent ; il n'y a donc pas lieu de s'étonner que les Égyptiens n'aient fait aussi que colorier des dessins élémentaires.
La peinture égyptienne n'est, en effet, qu'une enluminure sans ombres ni lumières, et qui tenait moins de la peinture, comme nous la comprenons, que du décor. Tous leurs tableaux étaient faits par teintes plates monochromes, étendues entre des traits rigoureusement accusés, comme celui qui cerne les figures des vases grecs. Les artistes égyptiens ne se départirent jamais de ce système primordial et ne l'améliorèrent à aucune époque, soit par le mélange des couleurs, soit par quelques légères ombres ; un un mot, ils n'y firent jamais de progrès depuis les temps les plus reculés (c'est-à-dire l'âge des pyramides), jusqu'à la décadence de la longue monarchie des pharaons.
Il est facile de s'en assurer par le tombeau du plus ancien architecte que nous connaissions, celui d'Eimaï, constructeur de la grande pyramide, entièrement peint à l'intérieur, ainsi que par plusieurs tombeaux de la même époque situés dans la nécropole de Memphis, aussi bien que par les autres beaux spécimens de la peinture de l'ancien empire qui se trouvent sur les parois des hypogées de Bercheh et de Beni-Haçen ; et, en les comparant, de reconnaître qu'aucunes des peintures, qu'on admire dans les tombeaux du nouvel empire, ne leur sont supérieures, et que, malgré l'adoption de quelques couleurs, peut-être plus brillantes, le faire artistique est bien resté constamment le même, c'est-à-dire figurant une sorte de coloriage fait par teintes plates, comprises entre des lignes de dessin rarement irréprochables ; mais souvent belles, néanmoins, de grâce et de hardiesse."


extrait de Histoire de l'art égyptien d'après les monuments depuis les temps les plus reculés jusqu'à la domination romaine, par Émile Prisse d'Avennes (1807-1879), dessinateur, publiciste, explorateur français, membre de l'Institut égyptien.

samedi 6 février 2021

"L'étrange et fine beauté, d'une saveur à la fois rêveuse et sensuelle, (des) filles d'Égypte", par Ernest Feydeau

tombe de Nebamon (Thèbes) - Wikipedia

"(Dans l'art égyptien)... les femmes partagent avec les dieux et les rois les honneurs de reproductions nombreuses, fidèles et savantes. Tantôt on les rencontre isolées, tantôt réunies en groupes. Les plus charmants sont incontestablement ceux des musiciennes et des danseuses. 
Quelques hypogées de Thèbes ont encore conservé ces adorables tableaux, qui datent de près de quatre mille ans. Là, sur ces murs recouverts d'un enduit lilas ou gris de lin, on peut revoir encore ces jeunes filles vêtues de longues robes de gaze flottante, qui laissent deviner et souvent briller au grand jour leurs formes juvéniles, leur taille élégante et souple, et jusqu'au ton doré de leur jeune chair. Les unes, les cheveux tordus en fines cordelettes, les autres, les cheveux crêpelés, le front couvert d'un bandeau que relève gracieusement un bouton de lotus ouvert ; toutes, parées de colliers de grains de corail, de disques d'oreilles aplatis, de bracelets de pierres vertes, de pâte vitreuse et de lapis ; toutes, les reins sanglés d’étroites et licencieuses ceintures ; tenant entre leurs doigts effilés des mandores à longs manches d'où pendent des houppes rouges, gonflant leurs brunes joues pour souffler dans la flûte à deux tubes, frappant du plat des doigts la double peau tendue des tambourins carrés, frôlant du bout des ongles les cinq cordes de la lyre, ou bien secouant en l'air des sistres de bronze à têtes d'Hathor : toutes marchent sur deux files, tournent paresseusement sur elles-mêmes, s'appuyant sur le bout du pied, ou bien elles s'agenouillent, se frappent la poitrine de leurs petits poings fermés ; ou bien encore elles se balancent par un mouvement cadencé, rejettent alors le buste sur les hanches, et, le menton gentiment appuyé sur l'épaule, elles s'éloignent en souriant à la lente danseuse qui les suit.
Ne sont-ce pas là des tableaux pleins de jeunesse, de grâce et de fraîcheur ? La plume, hélas ! est impuissante, lorsqu'elle veut exprimer le parfum voluptueux qu'ils dégagent. Les grandes lignes du dessin, d'une sérieuse élégance, quoique empreintes encore de la gravité traditionnelle, échappent, par places, à la règle austère. Le moindre mouvement des danseuses désencastre leurs fluides contours de son étroit emprisonnement, comme le balancement de l'arbuste délivre un tendre bourgeon des rudes étreintes de l'écorce. La ligne violentée se dégage, çà et là, de la torture hiératique. Ô sacrilège ! voilà que la perspective des épaules s'accentue. Le buste tourne. Chaque tête révèle une expression particulière. Un effort de plus, qui peut-être eût coûté la vie à l'artiste, un effort de plus, et le tableau était parfait !
Les voilà donc, cependant, posées devant nous, ces filles d'Égypte, dont l'étrange et fine beauté, d'une saveur à la fois rêveuse et sensuelle, devait irriter un jour les désirs du roi Salomon. Les voilà donc portant au cou leur pectoral d'émaux et de cornalines, leur triple collier d'or, entremêlé de rangées de corail rouge, de chrysolites vertes, de bleus saphirs et de points d'argent ; avec leurs seins petits et parfumés, de formes exquises, à pointes relevées ; avec leurs yeux de colombe, aux regards avivés par le khol et l'antimoine ; avec leurs longs cheveux tressés, saupoudrés de poudre odorante, coupés au front par une lame d'or guillochée, que frôle un tendre bouton de lotus bleu ! Les voilà donc, l'oreille chargée d'une fleur d'or où frissonnent des étamines de cobalt et des graines de vermillon ; avec leur teint mat et doré par les feux tamisés du jour ; leurs belles joues, leurs lèvres fraîches et taillées en biseau, réunies par un fil d'écarlate ; leur cou jeune, ferme et suave ; leur taille ronde et souple ; leurs bras frêles emprisonnés dans des cylindres d'or, des annelets d'ivoire, des rangées d'olives de jaspes ; leurs poignets enchaînés d'un blond lacet d'où pendent des vipères d'or et des scarabées de serpentine ! Les voilà donc, ces beautés graves, dont le regard, le teint, les traits démentent le maintien réservé, presque muet. La transparence de leurs robes de gaze accuse et fait valoir les contours juvéniles de leurs flancs purs comme l'ivoire, blonds comme des monceaux de froment. Leurs cuisses charnues, d'un grain tiède et rose, se fondent voluptueusement, par une ligne suave, dans le genou modelé ; la jambe, élégante et frêle, porte bien sur le pied long, cambré, aux doigts séparés, qui pose sur une sandale de maroquin blanc à bords dorés, terminée en pointe et maintenue par une lanière plate sur le cou-de-pied. Quelques-unes sont coiffées de casques légers figurant une pintade dont les ailes et la queue, semées de points blancs, emboîtent amoureusement tout le crâne, et dont la petite tête vient curieusement se poser entre les deux yeux, au sommet du front. D'autres encore sont couronnées de majestueux diadèmes, surmontés de larges fleurs épanouies ou de plumes d'autruche à bouts roulés. Parfois, elles tiennent en main et respirent de gros bouquets de plantes bulbeuses, en se promenant lentement dans les cours ombreuses des gynécées. Parfois aussi, toutes nues, les deux genoux enfoncés dans le duvet de chardon d'un riche coussin, elles sont entourées de filles esclaves qui les inondent d'eaux de senteur et de parfums. Enfin, on les voit aussi le bras jeté au cou de quelque beau Pharaon, qui gracieusement les accueille en leur touchant le menton ; alors elles semblent dépouiller leur gravité irritante, sereine et douce."


extrait de "De l'idéal égyptien", par Ernest Feydeau (1821-1883), archéologue, écrivain, courtier en bourse et directeur de journaux. Père du fameux dramaturge Georges Feydeau, ami proche de Gautier (à qui il a consacré un livre) et de Flaubert, il a notamment écrit une très sérieuse étude sur L'Histoire des usages funèbres et la sépulture des peuples anciens (1850). 
Le texte reproduit ci-dessus a été publié dans L'Artiste : journal de la littérature et des beaux-arts, Volume 19, 1857

vendredi 5 février 2021

"La grande salle des Colonnes (de Karnak) est le plus étonnant prodige de l'ancienne civilisation égyptienne" (Léon Verhaeghe)

Column Hall of the Temple at Karnak - David Roberts (1796-1864)

"Après les temples et les palais de Louqsor, de Kournah, après Médinet-Abou, après le Rhamséion, les tombes des Rois et l'immense nécropole d'Assasif, qui ne croirait avoir épuisé cette longue suite de merveilles que le sol de Thèbes offre encore à l'admiration du voyageur ? Tout cela est éclipsé par les splendeurs de Karnak. C'est donc à Karnak qu'il faut finir : il est important de visiter les ruines de la grande capitale dans un ordre qui ménage en quelque sorte une progression croissante. Nous avons fait, le 3 janvier, une première visite, à ce lieu célèbre, et après tant d'impressions reçues, j'ai été comme transporté d'une admiration nouvelle. La grande salle des Colonnes est le plus étonnant prodige de l'ancienne civilisation égyptienne. Nec plus ultra : il ne nous reste plus rien à voir de nouveau, mais nous allons passer plusieurs jours à étudier à loisir tant de monuments à revoir et à admirer encore.
Une visite à Karnak n'est pas sans un bizarre inconvénient : c'est la poussière des ruines amoncelées autour des grands temples, ruines de tous les temps, depuis celles de la Thèbes antique jusqu'aux misérables débris de villages arabes périodiquement anéantis. Les murs du temple principal sont enfouis à demi sous ces décombres ; il a fallu dégager presqu'à moitié l'immense pylône qui domine toute la plaine, et qui signale au loin le temple-palais des Touthmès, des Séti, des Sésostris, le coeur de Thèbes, selon l'expression d'un voyageur.
Avant d'arriver au grand temple, il faut dépasser les avenues de Sphinx et les pylônes isolés qui s'avancent du côté de Louqsor, et parcourir les édifices secondaires qui semblent aujourd'hui défendre les approches de Karnak ; ils préparent l'âme du visiteur aux magnificences de ce sanctuaire auguste à tant de titres. Le temple de Rhamsès III et celui qui s'élève dans la première cour de Karnak sont à eux seuls de grands monuments. Le premier montre un portique parfaitement conservé, dont les grosses colonnes massives sont de l'effet le plus imposant.
L'immense étendue de la grande cour de Karnak frappe encore d'étonnement et d'admiration, malgré l'entassement de décombres qui en dépare les côtés, et la ruine des grandes colonnes qui formaient au milieu une majestueuse avenue. Une de ces colonnes est restée debout, comme une tour isolée. Le deuxième pylône, renversé par une force inconnue, remplit de sa ruine tout un côté de la cour ; nous sommes montés sur ces blocs amoncelés, jusqu'au sommet, pour avoir de Karnak une vue d'ensemble.
Mais j'avais d'abord voulu pénétrer dans la salle hypostyle pour satisfaire une curiosité aiguisée par tant de retards. On se rend compte de ses impressions par des comparaisons ; mais à quoi comparer la salle des Colonnes ? Ce n'est point le lieu de discuter des théories, de plaider des préférences. L'aspect de la salle hypostyle étonne, frappe, écrase. L'art égyptien a suivi des voies à lui : nulle école ne marchera sur de pareilles traces. L'imitation est impossible ; ce style ne saurait être porté hors de l'Égypte. Karnak en est le chef-d'oeuvre. Nous nous arrêtons, surpris, devant tout ce qui est gigantesque et simple ; c'est déjà presque le beau.
Une forêt de colonnes auprès desquelles l'homme ne se voit plus, et si rapprochées qu'elles forment un labyrinthe où l'on se perd, supporte à une hauteur immense les blocs d'un plafond cyclopéen, élevés dans les airs par une puissance qui n'a plus rien d'humain. Le plafond est entièrement détruit : il n'est resté que des traverses colossales qui s'appuient sur les colonnes. Quel n'était pas l'effet d'une telle construction ! Les dalles épaisses qui formaient le toit y conservaient une éternelle fraîcheur ; une obscurité transparente, si douce dans ce pays d'ardent soleil, ajoutait à la majesté du lieu. C'était l'auguste vestibule d'un édifice érigé aux grands dieux de Thèbes, et dans lequel résidaient, à l'ombre du sanctuaire, des rois déifiés. Une double puissance, désormais invincible, habitait cette enceinte : les hauts pylônes qui commandent l'attention de tous les points de la plaine de Thèbes ne permettaient pas qu'on l'oubliât.
Si l'art a produit dans le passé des oeuvres plus parfaites, la grande salle de Karnak demeure comme le plus étonnant monument de la puissance qu'un homme ait jamais acquise sur d'autres hommes.
L'avenue centrale, dont les colonnes ont la grosseur de celle de la place Vendôme, s'élevait à dix mètres au dessus des piliers latéraux. Cette nef immense était éclairée et aérée par de grandes fenêtres dont il ne subsiste qu'une seule. Une sorte de grillage, fait de longues tranches de pierre, laisse passer ce qu'il fallait d'air et de lumière. Les détails mêmes d'un si prodigieux édifice étaient grands et durables.
J'ai été vivement frappé de la beauté des deux obélisques qui sont demeurés debout au milieu de ces ruines sans fin, en arrière de la salle des Colonnes. Ils étaient quatre à l'entrée du sanctuaire, qu'ils semblaient garder. L'un des deux qui subsistent aujourd'hui compte parmi les plus grands de l’Égypte."

Extrait de Voyage en Orient, 1862-1863, par Léon-Francois Verhaeghe de Naeyer (1839-1906), avocat et diplomate belge, gouverneur de la province de Flandre Orientale, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Chine.

La vallée des Rois "fut pour les Thébains, sans doute, l'objet d'une vénération superstitieuse et mêlée d'effroi" (Léon Verhaeghe)

Valley of the Kings, Thebes by David Roberts (1796-1864)

"Rien de majestueux comme l'amphithéâtre de montagnes qui enceint la plaine de Thèbes au nord-ouest, et semble une limite tracée par la nature elle-même à la grande capitale égyptienne. Des rochers à pic, absolument privés de végétation, s'élèvent graduellement depuis les bords du Nil jusqu'au pic ardu qui marque le site de la vallée des Rois, et puis, s'abaissant par degrés, vont rejoindre plus loin la chaîne libyque. La beauté de leurs grandes lignes, l'éclat de leurs couleurs, font oublier l'affreuse aridité du désert : c'est un mur de pierre élevé pour défendre Thèbes de ce côté. Les parois escarpées de ces montagnes si bien défendues devaient être choisies pour devenir la nécropole de la grande ville : c'est là que les habitants de Thèbes ont creusé, selon le système de l'ancienne Égypte, leurs tombes sans nombre ; c'est dans une vallée de cette chaîne, la plus reculée, la plus mystérieuse, qu'ils ont enseveli leurs rois. On s'étonne des précautions infinies qu'ils prirent pour dérober ces restes précieux à toute recherche, à toute profanation : en dépit de tant de précautions, on sait quelle curiosité sacrilège a ouvert toutes ces tombes, et jeté au vent les cendres d'un peuple entier. (...)
La gorge de Bab-el-Molouk, aride, brûlante, offre un spectacle de désolation. Elle fait plusieurs détours et arrive enfin à la vallée des Rois, site lugubre de la dernière demeure des souverains de Thèbes. Les rois reposaient là dans la solitude du désert : aucune herbe ne croissait sur leurs tombes, aucun bruit n'y troublait le silence de la mort ; les funérailles royales accomplies, rien n'amenait de visiteurs dans ces lieux reculés, jusqu'à ce que mourût un autre roi. Cette vallée étroitement encaissée fut pour les Thébains, sans doute, l'objet d'une vénération superstitieuse et mêlée d'effroi : c'était une image de l'Amenti, la région souterraine que les prêtres égyptiens assignaient pour demeure aux morts, et le voyage des rois à la sombre vallée des tombeaux figurait la migration des âmes et l'appel à la vie future.
Au fond de la vallée s'ouvrent çà et là les tombes royales. Nulle marque extérieure n'en signale l'entrée : la découverte en est due au hasard ou bien à de patientes recherches. Tout semble calculé pour en faire oublier la trace aux générations à venir. Je ne me fusse pas douté, à quelques pas du premier tombeau, que j'allais voir la terre s'ouvrir, et une longue série de galeries et de chambres sépulcrales s'enfoncer à d'incroyables profondeurs, jusqu'au sanctuaire où reposaient les momies royales, reliques dont la poussière est dissipée depuis des siècles. Heureux les rois thébains dont la dépouille a pu être dérobée aux travaux des archéologues et à la curiosité moins respectable des passants."

Extrait de Voyage en Orient, 1862-1863, par Léon-Francois Verhaeghe de Naeyer (1839-1906), avocat et diplomate belge, gouverneur de la province de Flandre Orientale, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Chine.

mardi 2 février 2021

"Les monuments pharaoniques sont le patrimoine de l'humanité tout entière" (Victor Schoelcher)

temple de Khnoum - Esna. Photo MC

"Les monuments pharaoniques attestent la puissance à laquelle le génie de l'homme était parvenu aux temps les plus reculés de l'histoire ; à ce titre, ils n'appartiennent pas seulement à l’Égypte : ils sont, on peut dire, le patrimoine de l'humanité tout entière. (...) 
On doit d'autant plus regretter l'anéantissement de ces mémorables restes du passé, que l'historien et l'artiste peuvent y puiser comme à une mine pleine de richesse. Les sculptures des temples et des tombeaux étaient bien moins encore des décorations que des pages historiques. Elles disaient les souvenirs du pays, et chacun pouvait les lire, les consulter d'autant plus facilement que des légendes hiéroglyphiques en expliquaient sommairement le sens. Elles nous fournissent donc des détails authentiques sur l'histoire et la religion de ce peuple extraordinaire, et tous les jours la science, en se perfectionnant, en acquiert une intelligence plus complète. (...)
Sous le rapport de l'art, ces monuments ne commandent pas l'attention à un moins haut degré. L'architecture égyptienne n'est pas belle seulement par ses dimensions colossales : le style en est simple, noble, grand, toujours calme et fort. Il n'est pas un voyageur qui reste insensible à l'extraordinaire majesté de ces prodigieuses colonnades. Les fûts ont une finesse de ligne sans pareille. Les chapiteaux, soit qu'ils s'épanouissent ainsi que la fleur de lotus ouverte qui en a donné le modèle, soit qu'ils se resserrent en se renflant à la base comme la même fleur fermée, ont toujours un galbe d'une pureté exquise et sévère. Ces masses ne sont jamais lourdes, elles ne vous écrasent pas ; il semble au contraire qu'on y respire plus librement. Un des signes distinctifs de l'architecture égyptienne est de ne pas faire porter la frise directement sur le chapiteau, mais sur un de carré sortant du chapiteau. Cette disposition, bien que les Grecs, qui ont tout pris ici, ne l'aient point adoptée, donne incontestablement à la région supérieure des édifices plus d'air et de légèreté qu'on ne l'observe dans l'ordre architectural que nous avons imité des Athéniens.
Toutes les parties des monuments égyptiens, obélisques, pylônes, murs d'enceintes, ont toujours une légère inclinaison calculée du bas en haut ; leurs colonnes diminuent de même régulièrement de la base au sommet. La durée de ces édifices, prolongée au delà de celle des constructions grecques et romaines, répond que c'est là une condition de solidité scientifiquement observée. Il est bien reconnu que la forme pyramidale, admirablement observée, du reste, au Parthénon, est, de toutes, celle qui résiste le mieux à la destruction. Que de siècles d'études et d'expérience n'attestent pas de pareilles connaissances chez ceux qui les avaient il y a 3700 ans ? Et jusqu'où l'imagination ne remonte-t-elle pas dans le passé intellectuel de la société humaine, lorsqu'on vient à considérer que ces connaissances, les Égyptiens les tenaient eux-mêmes des Éthiopiens, comme nous avons eu lieu de l'établir (...) ?
On a longtemps discuté pour savoir si les Égyptiens possédaient l'art de construire des voûtes avec plusieurs pierres cunéiformes, et, comme on ne retrouve pas de voûtes dans leur architecture, on a conclu pour la négative. Il est hors de doute pour nous que, s'ils n'ont pas fait d'arcs cintrés de cette nature, c'est parce qu'ils n'ont pas voulu en faire. D'abord, M. Hoskins a démontré avec preuves que les Éthiopiens pratiquaient le système de cintrage dans toute sa perfection ; pourquoi serait-il resté caché aux Égyptiens ? Ensuite, on trouve des plafonds creusés en berceau dans les hypogées de Syout, de Beny-Hassan et aussi dans le tombeau de Psamméticus. Ce qu'il est rationnel de croire, c'est que le goût naturellement gigantesque des architectes pharaoniques, leur ayant fait tirer de leurs carrières de grès et de granit des monolithes de 33 mètres, ils ont jugé plus monumental de les employer que de construire des courbes quelconques. La voûte à forme cintrée est née de la pénurie des matériaux ; c'est une découverte issue, comme tant d'autres, de la nécessité. Les Grecs, à leur plus belle époque, placés près des immenses carrières du Pentélique, ont également dédaigné la voûte. Le Parthénon, le temple de Thésée, leurs plus magnifiques monuments, sont là pour le certifier."


extrait de L'Égypte en 1845, par Victor Schoelcher (1804-1893), homme politique français, connu pour son combat pour l'abolition définitive de l'esclavage.

lundi 18 janvier 2021

Le batelier du Nil, par Elian Judas Finbert

aucune mention de date ni d'auteur pour cette carte postale

"Occacha dans le vent qui le prenait comme une averse oblique, tenait la barre. Le gouvernail crissait sous les coups brusques qu'il lui imprimait. L'extrémité de la proue passait et repassait dans le ciel marquant la direction, prise comme l'aiguille d’une boussole. Les tournants étaient rapides en cet endroit ; ils se succédaient comme si le canal se jouait dans ses sinuosités pour mieux reprendre son élan, plus loin, d'une seule détente, jusqu'à Alexandrie. On pouvait s’enliser dans la vase ; en virant, les bordages effleuraient presque les berges ; la cange était sans lest, toute hors de l’eau et sonore de sa légèreté. Mais il lisait dans l’obscurité et dans la brume claire qui se balançait au-dessus d'elle.
Comme il passa vite devant les autres canges, d'une poussée majestueuse, rasant presque leurs flancs et assistant à l'humiliation qu'il infligeait aux équipages de les avoir devancés, de les avoir laissés en arrière, bien loin ! Il a glissé, souple et preste, sûr de sa manœuvre et tendu par son exaltation qui le pressait d’aller en avant, d'arriver le premier et qu'il communiquait à raïs Taha, à Hussein et à Zambo. C'était comme s’il eût voulu se dépasser et atteindre en lui-même quelque grande perfection qu'il appelait de sa volonté.
Qu'une voile se profile dans le lointain et il croira qu’elle le nargue, qu’elle le défie. Alors, la vergue craquera, frémissante, le cordage qui la retient par le bas tiré à la bander toute. La cange inclinée sur un de ses flancs, frisant l’eau, filera, sautera et la vitesse acquise sera telle que la proue fera voler autour en éclats, une pluie fine et glacée. Frémissant et buté, tout son être s’allongeait dans l'élan même de la cange et en épousait les propulsions. Pour vaincre plus vite, il souhaitait se trouver lié à l’étrave afin de mieux ouvrir lui-même le sillage de ses deux bras foncés en avant. Quel sursaut de bien-être lorsque l'obstacle était franchi, l'autre cange atteinte et dépassée et qu’il retrouvait tout à lui la surface lisse du canal !
Tout en surveillant l’allure que prenait le vent et le mouvement des berges, il suivait le paysage. Il discernait ses aspects fuyants et mouillés. Il le soupesait dans son âme. Des bouffées marines venaient mêler leurs senteurs de coquillages à celles des eaux "douces" et de la terre. La végétation était plus courte, plus maigre. Les champs avaient à leur bordure des plaques de sel et des marécages. Dans les roseaux des canards sauvages se faufilaient, vifs et le col tendu. Certains appels d'oiseaux lui apprirent qu’on était en la saison de la passe des cailles.
Des allées de tamaris divisaient une immense plantation de cotonniers en un damier régulier. La rumeur de leurs aiguilles ressemblait à celle de la pluie lorsqu’elle tombe sur la campagne. Le canal avait des rides, des veines, des stries du bleu verdâtre des tatouages. Des bulles s’y crevaient en gargouillant et en propageant des cercles. Des grands chiens aux yeux luisants comme ceux des loups, surgissaient au haut des berges, découpés sur le ciel, oreilles pointues, poils hérissés et aboyaient. Une pyramide de briques séchées brûlait, mordue par la cuisson des braises parmi des moules en bois, des jarres, des gargoulettes et des terrines d'une briqueterie. Près d’une aiguade une vieille barque éclatée gisait comme la carcasse d'un animal.
Dans le désordre de ces images, dans leur va et vient et leur écoulement, il percevait vaguement les rythmes de la vie. Il sentait qu'il y avait unité et parenté entre leur diversité, qu'il était un fragment de cette force sans cesse renaissante et que Dieu était partout éparpillé, dans la brindille d’herbe, dans le caillou, dans la cange et dans son cœur."

extrait de Le batelier du Nil, 1928, par Elian Judas Finbert (1899-1977), homme de lettres francophone d'origine juive, ayant passé son enfance en Égypte. Il est connu principalement comme écrivain animalier. 
Le Grand prix Poncetton de la Société des Gens de Lettres (SGDL) lui a été attribué en 1974 pour l'ensemble de son œuvre.

mercredi 6 janvier 2021

L'artiste égyptien "avait à représenter et représentait l’éternité. Il sculptait une grande pensée sociale et morale" (Nicolas Perron)

Buste de Thoutmosis III en granit noir, 18e dynastie
photo d'Émile Brugsch dit Brugsch Pacha (1842-1930)

"Quant aux monuments, comme la conception sociale était religieuse et politique en même temps, mais surtout religieuse dans son essence native, ils revêtaient un caractère éminemment en rapport avec cette pensée sacrée. Les pyramides, ces gigantesques témoins de ces siècles anciens, ces colosses encore vivants , restes d’une société si étonnante, étaient aussi élevées dans une idée religieuse ; c'étaient les tombeaux des saints personnages, des hautes sommités de la nation, par conséquent des élus de Dieu. Elles étaient donc saintes ces reliques sacerdotales et royales ; et ces tombeaux grands comme l’idée de Dieu qu’ils rappelaient aux vivants, étaient les temples sacrés de la mort et des souvenirs les plus révérés.
Les temples de la divinité étaient aussi conçus dans tout le grandiose et l’imposant que peut présenter la conception d’un être souverain, infini, immense. Le temple grec, par exemple, dans son petit péristyle, avec sa petite cella, sans expression dans son ensemble, construit sans rien vouloir représenter qu’une maison, n’est qu’une construction froide ou tout est sacrifié aux ornements de détail, à des corniches, à des chapiteaux, à des caprices individuels. Le temple égyptien est grand, est immense comme le Dieu ; de vastes enceintes entourent et ferment le sanctuaire. Et il fallait avoir quelqu'idée de grandeur pour faire un temple dont les décombres et les restes, à Méroé, présentent un édifice aussi vaste et aussi extraordinaire.
D’énormes statues, dont les fragments font aujourd’hui évaluer la hauteur, proportions comparées, à quatre-vingts pieds, étaient devant ce temple, et présentaient sous des attributs humains, et sous des symboles pris dans la nature, la figure des grands dieux. Sans doute nos artistes trouveront dans la pose et la contenance d’immobilité où la plupart des statues égyptiennes sont placées, une uniformité d’art peu flatteuse ; c’est que l’artiste égyptien ne mettait pas tout le prix de son œuvre dans la jetée d’un membre, dans la variation capricieuse des mouvements, il avait à représenter et représentait l’éternité. La durée immense des siècles, la durée immuable de Dieu, et ses statues étaient assises ou placées comme on le serait pour attendre les milliards de siècles de l'éternité et de la divinité. Il sculptait une grande pensée sociale et morale.
Sous le rapport plus spécialement industriel, quelques exemples montreront que l’Égypte eut aussi sa gloire. Ainsi ses artisans taillaient et polissaient admirablement une sorte de basalte dur auquel nous ne pouvons pas aujourd’hui donner le même poli. Nous en avons vu dans la collection d’antiquités égyptiennes de M. Passalacqua, des fragments, restes d’un vase, d’un travail parfait. 
L’art de fabriquer les étoffes produisait aussi des merveilles sous la main des ouvriers égyptiens, et jamais depuis cette haute antiquité peut-être, on n’a vu d’aussi beaux tissus que les tissus de lin qu’ils manufacturaient. Des momies que nous avons eu occasion d’examiner, nous ont offert de ces toiles de lin d'un art extraordinaire, où pas un fil n'était ni moins rond ni plus fort que tous leg autres. Des tissus faits avec de l’écorce de bois, étaient de la même netteté.
Les couleurs qui sont appliquées sur des momies de corps embaumés depuis peut-être quarante à cinquante siècles, sont encore pleines de vivacité et d’éclat, et semblent à peine dater de quelque cinquante ans. Tous ces procédés industriels sont perdus depuis ces temps de la gloire de l’Égypte. Il fallait une organisation bien agencée, bien raisonnée, bien féconde, pour donner à un peuple une vie aussi belle aussi complète que celle-là.
Les Égyptiens ignoraient primitivement l’art de préparer une substance propre à conserver les caractères écrits. Ils trouvèrent le moyen de rendre la feuille d’une plante spéciale à la vallée du Nil, propre à recevoir l’écriture et les hiéroglyphes, et à lui assurer une force de durée assez robuste pour braver la destruction des temps, même dans les tombeaux. Et en effet dans les plus vieilles momies sacerdotales ou royales, dans celles des familles élevées, les papyrus qui s’y trouvent en rouleaux sont tout au plus dégradés dans quelques-uns de leurs plis extérieurs. Le reste est bien conservé et l’écriture parfaitement distincte. Ainsi cette feuille du papyrus, cette plante qui est disparue depuis des temps inconnus, que les recherches des Européens n’ont jamais pu retrouver nulle part, était préparée, malgré sa forme de tissu végétal, de manière à faire office d’un papier en quelque sorte indestructible. On peut défier toute l’industrie européenne de donner un pareil produit avec aucun végétal."


extrait de Histoire des Égyptiens, 1836, de Nicolas Perron (1798-1876).
Cet ouvrage est un résumé des cours que ce "médecin arabisant de la mouvance saint-simonienne, apôtre d'une union franco-arabe" donna à des ouvriers du XIIe arrondissement à Paris en février et avril 1832, dans le cadre de l'Association libre pour l'Éducation du peuple. Il les publia peu avant son départ pour Le Caire où il enseigna la chimie et la physique à l'école de médecine d'Abou Zabel, alors dirigée par Antoine Barthélémy Clot bey et dont il fut ensuite lui-même directeur. Au Caire, il fut également l'un des fondateurs de la Société égyptienne.