jeudi 15 avril 2021

Les pyramides "sont des ouvrages admirables, qui épouvantent ceux qui les regardent" (François Savary de Brèves - XVIIe s.)

illustration : André Dutertre (1753-1842)

"Nous traversâmes un champ marécageux, dont l’eau s’était écoulée, et où passait force bétail. Et de là, nous entrâmes dans une campagne sablonneuse, au bout de laquelle se hausse une colline, où sont bâties les pyramides. Il y en a trois de différente grandeur, assez voisines l’une de l’autre, dont la moyenne paraît à ceux qui la regardent de loin, beaucoup plus haute que la grande, à cause qu’elle est bâtie en lieu plus haut, bien qu’elle soit moindre.
Au reste, ce sont des ouvrages admirables, qui épouvantent ceux qui les regardent, pour leur extrême hauteur, et qui ressemblent plutôt à des montagnes qu’a autre chose : aussi les Turcs les appellent en leur langue Pharaon daglaré, (ce) qui signifie montagnes de Pharaon.
Ces pyramides donc, étant par chaque face (un) triangle parfait, sont aussi hautes que larges, et la plus grande a par chacune de ses faces, d’un angle à l’autre, quatre cents pas de largeur, qui sont seize cents de circonférence ; et de terre jusqu’à la sommité, il y a deux cent douze, ou deux cent quatorze pierres, aucunes larges et épaisses de quatre pieds, et aucunes de trois, mais plus longues.
On monte jusques à la cime, par un des angles, sans danger de tomber, mais non sans travail, de pierre en pierre, comme de degré en degré, et n’y a homme si gaillard qu’il soit que de la pointe tirant une pierre puisse arriver à son pied.
Il y a apparence qu’elles n’ont jamais été parachevées, et qu’elles attendaient encore quelque dernière main, vu même qu’au milieu du coin de la pyramide, par où l’on monte, a été laissé un grand espace (*), pour dresser quelques engins à porter les matériaux ; et en cet espace, qui est la moitié de sa hauteur, se reposent et rafraîchissent ordinairement ceux qui la montent, et pour cet effet, est appelée de nous autres la taverne.
Sur la cime de cette pyramide, manque la pointe, qui fait un autre espace, lequel espace n’est pas uni, y ayant des pierres, les unes hautes, et les autres basses. Elle a vingt et un pieds de carrure, où peuvent demeurer soixante-dix ou quatre vingts hommes, encore que de loin, cela paraisse pointu.
Et après que nous l'eûmes regardée par dehors, assez longtemps, avec toute la curiosité et étonnement que la nouveauté d’un si étrange et merveilleux ouvrage nous apportait, nous entrâmes dedans avec des flambeaux, par une ouverture carrée, faite au milieu de la face qui regarde la ville, descendant l’un après l’autre, courbés et baissés, cinquante pas, sous une voûte de marbre carrée, large et haute de cinq pieds, mettant nos pieds dans des trous faits à force de ferrements, qui servent de degrés. car tous les escaliers qui sont dans ladite pyramide n’ont point de degrés, ains (mais) sont tous unis et lissés, comme du verre.
Au fond de cette descente, (il) y a un espace à main gauche, duquel se voit une autre descente, qui va beaucoup plus bas sous la pyramide, mais l’entrée en est murée. Et après avoir grimpé, avec les pieds et les mains, sur une roche droite, haute de douze ou quinze pieds, nous entrâmes courbés dans une allée, haute et large de cinq pieds, et longue de trente pas, au bout de laquelle (il) y a une chambre carrée, longue (de) huit ou dix pas.
Retournant par la même allée, nous vîmes à main droite la bouche d’un puits, ou citerne, fort profonde et obscure, et montâmes sous une voûte haute et large de cinq pas, toujours baissés (comme dessus avons dit) l’espace de soixante pas. Puis la voûte venant à se hausser et élargir, continuâmes à monter tout droit et plus commodément, l’espace de quatre-vingt cinq pas, et après nous passâmes, à quatre pieds, sous une petite allée, large et haute (de) quatre pieds, et longue de quatorze pas, et entrâmes dans une chambre où est la sépulture de Pharaon, longue de quarante pieds et large de vingt, haute de trente, toute bâtie de grandes pierres très dures, d’un certain marbre, mêlé de petites taches rouges, noires et blanches, si bien conjointes qu’entre les commissures, on n’y peut mettre que difficilement la pointe d’une aiguille. Le solier est fait de huit pierres seulement, de même marbre. À un des bouts de ladite chambre, à main droite en entrant, est ladite sépulture, découverte, longue de neuf pieds, large de 4 et profonde de cinq, épaisse de quatre doigts, faite d’un porphyre de plusieurs couleurs, si fin qu’en le touchant avec les mains ou d’une pierre, il sonne comme une cloche.
La seconde pyramide est tout de même, mais un peu moindre. On n’y monte point, ni moins l’entrée en est connue.
La troisième est beaucoup plus petite.
Non loin desdites pyramides, se voit une grande tête, qu’on appelle la Sphinge, de la hauteur d’une grande pique, et plus, faite d’un rocher qui s’élève hors de terre. On dit que c’était anciennement un oracle qui donnait réponse à ceux qui lui parlaient et demandaient son avis et conseil, en beaucoup de choses."


(*) l’auteur emploie ce mot au féminin, avec les accords qui correspondent.
Pour la commodité de la lecture, de nombreux mots de cet extrait ont été "modernisés", adaptés à l'orthographe actuelle.

extrait de Relation des voyages de Monsieur de Brèves, tant en Grèce, Terre saincte et Aegypte, qu’aux Royaumes de Tunis et Alger.
François Savary de Brèves (1560-1628) fut ambassadeur de France à la Porte (empire ottoman) de 1592 à 1605, avant d’être nommé à Rome pour cette même fonction, en 1607. Fervent défenseur des relations de son pays avec l’Orient, il a rassemblé une importante collection de manuscrits turcs et persans qui sont aujourd’hui conservés à la Bibliothèque nationale de France. Il travailla également à la création d’une école de langues orientales, mais ce projet en resta au stade embryonnaire..
Le récit de ses voyages fut rédigé par Jacques du Castel, l’un de ses secrétaires, et édité en 1628 par Nicolas Grasse.

vendredi 9 avril 2021

"Tout le triangle d'Égypte, qu'on appelle le Delta, n'est qu'une vaste plaine, grasse et fertile au delà de l'imagination" (chevalier d'Arvieux - XVIIe s.)

Carte ancienne et comparée de la Basse-Egypte, rédigée par le colonel Pierre Jacotin (1765-1827) et par Edme-François Jomard (1777-1862)

"Notre bateau allait à la voile, tant que le vent nous était favorable, et quand il cessait de l'être, à cause des sinuosités du fleuve, nos matelots le tiraient la cordelle, marchant sur le bord du rivage, nus de la ceinture en bas, sans aucune honte de montrer ce que la pudeur oblige de cacher ; quoiqu'ils rencontrassent souvent des passants, et même des femmes qui lavaient leurs linges dans le fleuve, et malgré tout ce que je pouvais leur faire entendre du scandale que cela donnait à M. Bercandié.
Nous naviguâmes ainsi fort à notre aise pendant quatre jours. Nous avions le plaisir de voir un très beau pays uni, bien cultivé, et si rempli de villages, qu'il semble qu'ils se touchent et ne fassent qu'une ville de plusieurs lieues de longueur, des deux côtés de la rivière. Tout ce pays fourmille de monde : les villages paraissent bien bâtis, avec des mosquées bien blanches, et de hautes tours qu'on appelle minarets, sur lesquelles les officiers de la mosquée montent pour appeler le peuple à la prière.
J'avais grande envie de savoir les noms de ces villages, et je ne manquais pas de les demander au patron et à ses matelots ; mais quoique je m'expliquasse assez bien en turc, nous ne nous entendions presque pas parce qu'ils ne parlaient qu'un arabe corrompu, auquel je n'entendais rien. Je l'ai entendu depuis, quand j'ai possédé la langue arabe dans sa perfection.
Tout le triangle d'Égypte, qu'on appelle le Delta, n'est qu'une vaste plaine, grasse et fertile au delà de l'imagination ; coupée de plusieurs canaux, par le moyen desquels, et des roues à godets qui élèvent l'eau, on l'arrose tant que l'on veut. Ce pays, comme je viens de le dire, est extrêmement peuplé, et produit presque sans culture toutes fortes de fruits, de graines et de légumes. Il est vrai qu'il manque absolument de bois, car il ne faut pas compter sur les arbres fruitiers ; ce serait une ressource mal entendue, et peu avantageuse. Les maisons de tous les villages ne sont que de terre ; il est vrai que c'est une terre grasse et de bonne tenue : elles sont couvertes de paille de riz assez proprement mais elles n'ont que l'étage du rez de chaussée. Les mosquées seules sont bâties de brique à chaux et sable, aussi bien que les villes de Rosette, Mansoura, et Damiette. Le bois de chauffage pour les fours et les cuisines, vient de dehors : ce sont les saïques qui l'apportent quand elles viennent se charger de blé, de riz, de légumes, et d'autres marchandises. On vend le bois et le charbon à la livre, et assez cher, en comparaison des autres choses nécessaires à la vie, qui y sont à très grand marché."


extrait de Mémoires du chevalier d'Arvieux, envoyé extraordinaire du Roy à la Porte, consul d'Alep, d'Alger, de Tripoli et autres Échelles du Levant : contenant ses voyages à Constantinople, dans l'Asie, la Syrie, la Palestine, l'Égypte et la Barbarie... Tome 1 / recueillis de ses Mémoires originaux et mis en ordre par le R. P. Jean-Baptiste Labat.
L'auteur, Laurent d'Arvieux (1635-1702), était négociant marseillais, passionné d'orientalisme scientifique et nommé diplomate.
Il voyagea à plusieurs reprises au Levant, puis en Afrique du Nord où, en tant qu'envoyé extraordinaire du roi de France, il fit notamment libérer des esclaves à Tunis. Ses connaissances historiques et linguistiques se retrouvent dans ses Mémoires, et apparemment jusque dans les turqueries du Bourgeois Gentilhomme de Molière.

Les grands Sphinx, "impassibles gardiens des croyances passées" (Léon Dierx)

Sphinx d'albâtre, Memphis - auteur et date du cliché non mentionnés

Le dieu, source de vie et de chaleur féconde,
Qui déverse à flots d’or ses bienfaits sur le monde,
Le grand Phré, brûle. Il tend son disque au haut des cieux.
Le zénith embrasé s’environne de flamme.
Le Nil, père des eaux, reluit comme une lame,
Épanchant son limon sur le berceau des dieux.

Partout le sable aveugle et le désert flamboie.
Pas un homme ne passe et pas un chien n’aboie
Dans les villes aux blocs d’édifices carrés.
Depuis le vert delta jusqu’à Thèbe aux cent portes
Dont les temples sous eux cachent des cités mortes,
Tout se tait et s’endort sous les rayons sacrés.

Comme une nécropole, elle aussi, dans la brume
Memphis là-bas s’étend près du désert qui fume,
Muette, et l’on dirait un silence éternel.
Sur les pylônes peints dressant sa silhouette,
L’ibis dans son jabot gonflé plonge la tête
Et sur un pied médite, en découpure au ciel.

Un plus lourd ennui plane, et tout travail fait trêve.
Les palmiers vers le sol d’où nul vent ne s’élève,
Penchent leurs longs cheveux dans l’air de diamant.
Les aiguilles de marbre en grêles colonnades
Jaillissent par milliers, et sur les esplanades
On peut voir s’avancer leurs ombres nettement.

Aux pourtours des palais, auprès des pyramides,
Ces monstrueux défis aux nations timides,
Les grands sphinx accroupis ouvrent leurs yeux sereins.
Trapus, le corps perlé d’une sueur divine,
S’enveloppant au loin d’une poussière fine,
Ils songent aux secrets qui font ployer leurs reins ;

Et scellés à jamais dans leur morne posture,
Sentinelles du temps, regardent la nature
Sous le pschent de granit dont s’ombrage leur front.
Rien ne doit les sortir de leurs longues pensées ;
Impassibles gardiens des croyances passées,
Ils sont les durs rêveurs qu’aucun bruit n’interrompt.

Ils contemplent l’Egypte avec leurs yeux énormes ;
Frères de tous ses dieux aux impossibles formes,
Ils portent sur leur dos toute l’éternité.
Seuls, quelques caïmans se traînent dans la fange ;
Et parfois flotte et glisse au cours droit d’une cange
Un chant marin qui meurt par le fleuve emporté.

extrait de "Souré-Ha", recueil Poèmes et poésies, de Léon Dierx (1838 - 1912), poète parnassien et peintre académique français.

mercredi 7 avril 2021

"L'Égypte était le plus beau pays de l'univers" (Jacques-Bénigne Bossuet - XVIIe s.)

Les deux pyramides et le temple sur le lac Moeris, par J.-B. Fisscher, 1721-1750

"Une des choses qu’on imprimait le plus fortement dans l'esprit des Égyptiens était l'estime et l'amour de leur patrie. Elle était, disaient-ils, le séjour des dieux : ils y avaient régné durant des milliers infinis d'années. Elle était la mère des hommes et des animaux, que la terre d'Égypte, arrosée du Nil, avait enfantés pendant que le reste de la nature était stérile. Les prêtres, qui composaient l'histoire d'Égypte de cette suite immense de siècles, qu'ils ne remplissaient que de fables et des généalogies de leurs dieux, le faisaient pour imprimer dans l'esprit des peuples l'antiquité et la noblesse de leur pays. Au reste, leur vraie histoire était renfermée dans des bornes raisonnables ; mais ils trouvaient beau de se perdre dans un abîme infini de temps qui semblait les approcher de l'éternité.
Cependant l'amour de la patrie avait des fondements plus solides. L'Égypte était, en effet, le plus beau pays de l'univers, le plus abondant par la nature, le mieux cultivé par l'art, le plus riche, le plus commode, et le plus orné par les soins et la magnificence de ses rois.
Il n'y avait rien que de grand dans leurs desseins et dans leurs travaux. Ce qu'ils ont fait du Nil est incroyable. Il pleut rarement en Égypte ; mais ce fleuve, qui l'arrose toute par ses débordements réglés, lui apporte les pluies et les neiges des autres pays. Pour multiplier un fleuve si bienfaisant, l'Égypte était traversée d'une infinité de canaux d'une longueur et d'une largeur incroyable. Le Nil portait partout la fécondité avec ses eaux salutaires, unissait les villes entre elles, et la grande mer avec la mer Rouge ; entretenait le commerce au dedans et au dehors du royaume, et le fortifiait contre l'ennemi ; de sorte qu'il était tout ensemble et le nourricier et le défenseur de l'Égypte. On lui abandonnait la campagne ; mais les villes, rehaussées avec des travaux immenses, et s'élevant comme des îles au milieu des eaux, regardaient avec joie, de cette hauteur, toute la plaine inondée et tout ensemble fertilisée par le Nil. Lorsqu'il s'enflait outre mesure, de grands lacs, creusés par les rois, tendaient leur sein aux eaux répandues. Ils avaient leurs décharges préparées ; de grandes écluses les ouvraient ou les fermaient, selon le besoin ; et les eaux ayant leur retraite ne séjournaient sur les terres qu'autant qu'il fallait pour les engraisser.
Tel était l'usage de ce grand lac, qu'on appelait le lac de Myris ou de Moris : c'était le nom du roi qui l'avait fait faire. On est étonné quand on lit (ce qui néanmoins est certain ) qu'il avait de tour environ cent quatre-vingts de nos lieues. Pour ne point perdre trop de bonnes terres en le creusant, on l'avait étendu principalement du côté de la Libye. La pêche en valait au prince des sommes immenses ; et ainsi, quand la terre ne produisait rien, on en tirait des trésors en la couvrant d'eaux. Deux pyramides, dont chacune portait sur un trône deux statues colossales, l'une de Myris, et l'autre de sa femme, s'élevaient de trois cents pieds au milieu du lac, et occupaient sous les eaux un pareil espace. Ainsi elles faisaient voir qu'on les avait érigées avant que le creux eût été rempli, et montraient qu'un lac de cette étendue avait été fait de main d'homme sous un seul prince. 
Ceux qui ne savent pas jusques à quel point on peut ménager la terre, prennent pour fable ce qu'on raconte du nombre des villes d'Égypte. La richesse n'en était pas moins incroyable. Il n'y en avait point qui ne fût remplie de temples magnifiques et de superbes palais. L'architecture y montrait partout cette noble simplicité et cette grandeur qui remplit l'esprit. De longues galeries y étalaient des sculptures que la Grèce prenait pour modèles. Thèbes le pouvait disputer aux plus belles villes de l'univers. Ses cent portes, chantées par Homère, sont connues de tout le monde. Elle n'était pas moins peuplée qu'elle était vaste ; et on a dit qu'elle pouvait faire sortir ensemble dix mille combattants par chacune de ses portes. Qu'il y ait, si l'on veut, de l'exagération dans ce nombre, toujours est-il assuré que son peuple était innombrable. Les Grecs et les Romains ont célébré sa magnificence et sa grandeur, encore qu'ils n'en eussent vu que les ruines : tant les restes en étaient augustes."

extrait de Discours sur l'histoire universelle, de Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704), évêque de Meaux, prédicateur et écrivain français

mercredi 24 mars 2021

Le Sphinx, "superbe gardien des siècles disparus" (Arthur Rimbaud)

photo extraite du site Wannart.beta



Le Sphinx

"Dans la nuit claire et froide où l’air semble gelé,
Engourdi, frissonnant, sous la clarté lunaire,
Le grand sphinx de granit compte ses millénaires
Et revit solitaire les splendeurs du passé.

Le sable mollement roule son étendue,
Et le scintillement des facettes polies
Brille comme mille feux d’ardentes pierreries,
Merveilleuses parures et gemmes inconnues.

La lune aux yeux bleus coule son disque jaune,
Ses reflets opalins, dans ses orbites creux,
Donne au sphinx l’attitude trompeuse
Du sommeil menaçant que simulent les fauves.

Sur l’immensité du désert sans borne,
Silencieux, figé dans sa robe hiératique,
Sur son socle rigide, la face énigmatique
S’appesantit pensive, dure, farouche et morne.

Et superbe gardien des siècles disparus,
Survivant éternel de l’antique débâcle,
Comme un cheval sauvage qui soudain renâcle,
Dans la nuit noire surgissent des êtres déjà vus,

Leurs fantômes ailés repeuplent le désert
Et leurs pas talonnant ont fait crier le sable,
Le sphinx mystérieux, pensif et vénérable
Regarde tournoyer ces monstres de l’enfer.

Resurgis du passé, ils défilent en cadence :
Grands colosses de pierre à tête de bélier,
Sphinx, griffons, ibis, pharaons et guerriers
Tous viennent une nuit pour la dernière séance…

Sous les rayons blafards de la lune nostalgique,
Déroulant lentement leur émouvant cortège,
Les colosses de granit et les fantômes de neige
Semblent les seuls survivants des hordes fantastiques.

Alors quand l’aube paraît soudain à l’horizon,
Ces ombres disparaissent avec flûtes et sistres
Ayant tous achevé leur dernier tour de piste !
Seul, le Colosse de sable figé, rêve sa vision.

Voyageurs qui cherchez la clef d’anciens mystères
Dans le silence des dunes une voix vous appelle
Un pharaon de pierre interpelle les mortels
Pour leur dire que leur corps n’est que de la poussière…"


par Arthur Rimbaud, poète français (1854-1891)

"Celui qui deviendra « l’homme aux semelles de vent » fait ses premières fugues à l’âge de 15 ans. Il ne cessera plus d’être en mouvement. Quelques années plus tard, il se consacre à l’apprentissage des langues. L’Orient le passionne. Son engagement dans l’armée coloniale néerlandaise lui permet, en 1876, de voyager jusqu’à Java. Puis, parti pour l’Égypte, il cherche à se faire employer dans les ports de commerce, mettant en avant sa connaissance des langues. Enfin, en 1880, il signe un contrat avec la Maison Vianney et Bardey pour s’occuper du commerce du café, de l’ivoire et des peaux à Harar, ville à l’est de l’Éthiopie actuelle. Cette activité commerciale façonne les dernières années de sa vie qu’il passe entre Aden et la côte africaine, sur les deux rives de la mer Rouge. Ses tentatives de prendre part au trafic d’armes s’avèrent peu fructueuses. En 1888, il ouvre à son propre compte un comptoir à Harar. Deux ans plus tard, affaibli par la maladie, il est obligé de quitter l’Afrique. En 1891, Rimbaud meurt à Marseille, à l’âge de 37 ans."
(dossier de presse de l'Institut du monde arabe, Paris, à l'occasion des Journées du Patrimoine 2020)

lundi 22 mars 2021

"De même que la sculpture, la peinture des Égyptiens ne peut être considérée que comme un des ornements de leur architecture" (Marie-Théodore Renouard de Bussière)

Tombe du prince Amonherkhepshef, fils de Ramsès III - Vallée des Reines
photo Marie Grillot

"D'après les détails que je vous ai donnés, je crois n'avoir pas besoin d'ajouter que l'architecture avait atteint chez les Égyptiens un très haut degré de perfection. (...)
La sculpture des Égyptiens, tout admirable qu'elle est d'ailleurs, paraît n'avoir été qu'un simple accessoire de leur architecture ; elle faisait des monuments une sorte de livre, où était consigné ce qui est relatif à la science, à l'histoire, à la morale et aux arts ; dans les temples, dans les édifices, un fait ou un précepte est retracé sur chacune des parties qui les composent ; les ornements qui les décoraient étaient soumis à des règles si invariables, étaient tellement égaux entre eux quant à l'exécution, que jamais la sculpture ne pouvait nuire à l'architecture, ni en détruire l'harmonie.
On a reproché aux Égyptiens la raideur des figures de leurs bas-reliefs ; et, partant de là, on a proclamé qu'ils n'avaient point de goût ; on oublie que ces formes symétriques avaient quelque signification religieuse ; que ce n'était pas dans les traits du visage, mais dans l'attitude et le costume que résidait l'expression que l'on voulait donner à une figure ; qu'ainsi, dans la décoration des temples et des lieux saints, l'artiste était assujetti à un type invariable, dans lequel il était obligé d'imiter certains défauts, auxquels même on était habitué, et qui étaient devenus parties constitutives et essentielles du type de l'objet représenté. Je dirai même plus : ce type uniforme, qui se retrouve toujours et choque d'abord, finit par avoir un attrait indéfinissable aux yeux du voyageur ; il y a quelque chose de solennel dans ces ornements sans cesse répétés, dans le sourire mélancolique de ces visages, et dans ces attributs sacrés des divinités protectrices du pays. (...)
En observant les bas-reliefs avec attention, on y découvre de grandes beautés, surtout dans ceux où il était permis au sculpteur de se livrer un peu aux inspirations de son génie. Les visages, il est vrai, n'ont rien d'idéal, comme ceux des statues grecques ; cependant il ne faut pas croire pour cela qu'ils soient entièrement dépourvus de beauté ; copiés, à ce qu'il paraît, sur la nature, ils se distinguent surtout par la grâce ; passez-moi l'expression, ils sont plutôt jolis que beaux, et l'on trouvera difficilement des traits plus agréables. (...)
J'ai presque toujours remarqué que, dans les bas-reliefs, le dessin des animaux est pur, hardi et correct. Les sphinx sont exécutés avec la plus rare perfection. Quant à la perspective, les Égyptiens paraissent n'en avoir eu aucune idée ; pour y suppléer, ils ont ordinairement représenté dans leurs tableaux toutes les figures marchant à la suite les unes des autres et, en général, vues de profil : ce défaut est racheté par la naïveté et la chaleur qui règnent dans la composition. On y observe que le personnage principal, le dieu ou le héros, est dépeint d'une manière colossale et tout-à-fait en disproportion avec les autres figures du même sujet. (...)
Le travail mécanique du sculpteur égyptien était admirable, je vois journellement, à Thèbes, des tableaux exécutés en relief au fond d'un contour creusé ; les arêtes en ont conservé le fini le plus précieux ; le granit indestructible de Syène, dans lequel ils sont taillés, est poli comme le marbre le serait de nos jours. Les hiéroglyphes sont sculptés, soit de la même manière, soit simplement en relief, soit, enfin, en creux, mais sans relief intérieur. (...)
Un peintre venait dessiner en rouge sur la pierre déjà polie le contour des objets et des personnages que le bas-relief ou les hiéroglyphes devaient représenter ; une main plus exercée corrigeait ce premier travail et employait une couleur noire à cet effet ; c'est à ce point qu'en est restée la salle du tombeau.
Le sculpteur travaillait en entaille, en demi-relief ou en plein relief ; le peintre finissait le tableau en appliquant des teintes plates sur les objets représentés. De même que la sculpture, la peinture des Égyptiens ne peut être considérée que comme un des ornements de leur architecture ; ils n'avaient aucune idée d'ombre ni de lumière ; cependant je dois vous faire observer que leurs couleurs, exposées à l'air depuis trois ou quatre mille ans, l'emportent quelquefois en éclat sur les nôtres, et qu'ils possédaient au suprême degré l'art de les marier ensemble, sans en laisser prédominer aucune ; au milieu d'une foule de teintes variées, l'oeil n'aperçoit aucun papillotage. Les chairs humaines sont constamment peintes en rouge ou en jaune."


Extrait de Lettres sur l'Orient, écrites pendant les années 1827 et 1828, tome second, Paris 1829, par le vicomte Marie-Théodore Renouard de Bussière (1802-1865), diplomate (1821-1830), historien et peintre. Il réalise de longs voyages en Orient, se rendant à Constantinople, visitant toute l'Égypte et la Nubie, traversant le Sinaï et rentrant par Suez et Alexandrie. En 1829, il publie deux volumes accompagnés d'un atlas de ces voyages.

"L'architecture égyptienne, depuis surtout que j'ai vu les ruines de Thèbes, me paraît être ce que le génie de l'homme a produit de plus noble, de plus imposant et de plus sublime" (Marie-Théodore Renouard de Bussière)


Karnak : lithographie, par Renouard de Bussière, 1827

"Je vous ai dit, dans ma lettre précédente, que les ruines de Thèbes couvrent les deux rives du Nil. À l'orient on voit les édifices de Karnak et de Louqsor. Du côté de l'occident se trouvent le temple et les tombeaux de Qournah, les colosses et le temple dits de Memnon, enfin, les ruines de Médinet-Abou, les plus méridionales des trois. Sur cette même rive une vallée des montagnes libyques, connue sous le nom de Biban-el-Molouk, renferme les fameux tombeaux des rois.
Nous abordâmes non loin de Karnak, misérable village bâti dans une petite partie de l'enceinte du palais antique. Les ruines de Karnak, les plus colossales qui existent sur le globe, ont une lieue de tour. En y arrivant, on se croit transporté dans une ville construite par une race de géants. La destruction y a fait plus de progrès qu'à Denderah ; mais l'immensité de l'édifice lui imprime un caractère sublime ; on n'en approche qu'avec une sorte d'effroi religieux. Oui, mon cher ami, je vous le répète avec une profonde conviction, quoique les nations modernes aient répudié l'architecture égyptienne, cette architecture, depuis surtout que j'ai vu les ruines de Thèbes, me paraît être ce que le génie de l'homme a produit de plus noble, de plus imposant et de plus sublime ; et, dans la durée des trente siècles qui la séparent du nôtre, je ne vois aucun monument qu'on puisse comparer à ceux que j'ai maintenant sous les yeux.
Le plan du palais de Karnak est noble et grand : ses immenses portiques, ses longues avenues de sphinx et de colonnes, sont le véritable type de la magnificence pharaonique ; en les examinant on court de merveille en merveille. L'édifice est entièrement couvert de sculptures, qui sont beaucoup plus belles que je ne m'attendais à les trouver. On y voit représentés la plupart des anciens Pharaons et les actions guerrières par lesquelles ils se sont illustrés. Des constructions de toutes les époques entourent ce magnifique palais, et sont comprises dans son enceinte générale.
Je ne tenterai pas de vous décrire Karnak avec détail ; la pensée seule d'une telle entreprise suffit pour effrayer mon imagination ; plusieurs voyageurs l'ont essayé, plusieurs artistes en ont fait des dessins ; mais, malgré leur talent, ces ouvrages ne donnent qu'une faible idée de la réalité ; la peinture, qui agrandit les petits objets, rapetisse ce qui est gigantesque ; elle donne des souvenirs à ceux qui ont vu ; mais quant aux autres, elle ne peut les faire juger de ce qui est.
Nous nous sommes établis au milieu des ruines. Une petite cellule du grand pylône de l'ouest nous sert de chambre à coucher. Je passe mes journées à écrire et à dessiner ; dans mes courses solitaires, il m'arrive souvent de faire fuir quelques chacals, habitant comme moi ce magique séjour. Il m'attache plus que tout ce que j'ai vu jusqu'ici : à chaque instant j'y découvre de nouvelles beautés de détail ; en le quittant, je croirai me séparer d'un ami. Il me semble que je me suis approprié ces lieux abandonnés ; en les parcourant, je me sens heureux, je jouis pleinement de mon existence.
L'auguste immensité de ce qui m'entoure me donne une idée de ce qu'étaient les chefs de l'ancienne Égypte. Je vois ici un sanctuaire digne de la divinité : ce qui est vraiment grand est de tous les temps et de tous les cultes. D'ailleurs, les images et les symboles sacrés qui décorent Karnak sont la représentation allégorique de vérités sublimes et le résultat de profondes connaissances. Que devait être la nation par laquelle de semblables monuments ont été élevés ?"


Extrait de Lettres sur l'Orient, écrites pendant les années 1827 et 1828, tome second, Paris 1829, par le vicomte Marie-Théodore Renouard de Bussière (1802-1865), diplomate (1821-1830), historien et peintre. Il réalise de longs voyages en Orient, se rendant à Constantinople, visitant toute l'Égypte et la Nubie, traversant le Sinaï et rentrant par Suez et Alexandrie. En 1829, il publie deux volumes accompagnés d'un atlas de ces voyages.