vendredi 9 avril 2021

Les grands Sphinx, "impassibles gardiens des croyances passées" (Léon Dierx)

Sphinx d'albâtre, Memphis - auteur et date du cliché non mentionnés

Le dieu, source de vie et de chaleur féconde,
Qui déverse à flots d’or ses bienfaits sur le monde,
Le grand Phré, brûle. Il tend son disque au haut des cieux.
Le zénith embrasé s’environne de flamme.
Le Nil, père des eaux, reluit comme une lame,
Épanchant son limon sur le berceau des dieux.

Partout le sable aveugle et le désert flamboie.
Pas un homme ne passe et pas un chien n’aboie
Dans les villes aux blocs d’édifices carrés.
Depuis le vert delta jusqu’à Thèbe aux cent portes
Dont les temples sous eux cachent des cités mortes,
Tout se tait et s’endort sous les rayons sacrés.

Comme une nécropole, elle aussi, dans la brume
Memphis là-bas s’étend près du désert qui fume,
Muette, et l’on dirait un silence éternel.
Sur les pylônes peints dressant sa silhouette,
L’ibis dans son jabot gonflé plonge la tête
Et sur un pied médite, en découpure au ciel.

Un plus lourd ennui plane, et tout travail fait trêve.
Les palmiers vers le sol d’où nul vent ne s’élève,
Penchent leurs longs cheveux dans l’air de diamant.
Les aiguilles de marbre en grêles colonnades
Jaillissent par milliers, et sur les esplanades
On peut voir s’avancer leurs ombres nettement.

Aux pourtours des palais, auprès des pyramides,
Ces monstrueux défis aux nations timides,
Les grands sphinx accroupis ouvrent leurs yeux sereins.
Trapus, le corps perlé d’une sueur divine,
S’enveloppant au loin d’une poussière fine,
Ils songent aux secrets qui font ployer leurs reins ;

Et scellés à jamais dans leur morne posture,
Sentinelles du temps, regardent la nature
Sous le pschent de granit dont s’ombrage leur front.
Rien ne doit les sortir de leurs longues pensées ;
Impassibles gardiens des croyances passées,
Ils sont les durs rêveurs qu’aucun bruit n’interrompt.

Ils contemplent l’Egypte avec leurs yeux énormes ;
Frères de tous ses dieux aux impossibles formes,
Ils portent sur leur dos toute l’éternité.
Seuls, quelques caïmans se traînent dans la fange ;
Et parfois flotte et glisse au cours droit d’une cange
Un chant marin qui meurt par le fleuve emporté.

extrait de "Souré-Ha", recueil Poèmes et poésies, de Léon Dierx (1838 - 1912), poète parnassien et peintre académique français.

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