Vue d'un village sur la rive gauche du Nil : dessin d'André Dutertre (1753-1842)
Ce fleuve amène tant de limon qu'il engraisse toutes les terres d'Égypte ; c'est pourquoi ce pays est appelé don du Nil, parce que par son bénéfice ce pays est le plus abondant et fertile du monde ; la terre même qui produit si largement tant de sortes de biens, y est apportée par cette rivière, plusieurs étant d'opinion que jadis l'Égypte inférieure était couverte de la mer, et que cette rivière peu à peu a apporté tant de terre que ce pays s'est rendu habitable, ce qu'on connaît en creusant bien avant dans la terre, où l'on trouve des coquilles de mer ; de plus l'on remarque que d'année en année, le terroir se hausse, car où il a fallu autrefois douze pieds pour inonder plusieurs terres éloignées de son lit, il en faut maintenant une fois autant.
Cette rivière a la propriété d'inonder une fois par an tout le pays, ce qui est trouvé étrange de plusieurs et tenu comme miracle de nature, et principalement que ce débordement vient en été, lorsque d'ordinaire les eaux se tarissent et sont au plus bas ; mais il faut savoir que dans le pays qui est entre la ligne équinoxiale et le tropique du Capricorne, lorsque le soleil en est reculé et s'approche vers l'Équateur, qui est environ le mois d'avril, les pluies y sont continuelles jusques vers le mois de septembre ; ces pluies sont si grosses qu'elles inondent presque tout le pays, qui se décharge par les rivières, dont le Nil est la principale.
Il commence à croître vers la mi-juin et va toujours augmentant jusques environ la mi-septembre, puis il ne s'arrête point dans son plein, mais il commence aussitôt à décroître tant qu'il soit dans son lit ordinaire.
Ils connaissent le commencement de sa crue par une certaine rosée qui tombe du ciel qu'ils appellent la goutte, laquelle ne manque jamais de tomber vers la mi-juin, et pour connaître qu'elle est tombée, ils prennent de la terre sur le bord de la rivière qui est humide et baignée et en pèsent trois ou quatre livres, puis la mettent la nuit au serein, laquelle le lendemain étant trouvée plus pesante, ils tiennent pour signe infaillible que cette rosée est tombée et que la rivière commence à croître.
Tout vis à vis de Boulac et du vieux Caire il y a une petite île où il y a une mosquée, dans laquelle est enfermée une colonne où ils mesurent journellement combien la rivière est crue, à quoi ils prévoient la fertilité ou la stérilité de l'année future ; que si elle croît à vingt et deux pieds et demi, ou à vingt et trois pieds, c'est signe de grande abondance ; si elle n'arrive qu'à vingt un pieds, c'est signe de grande stérilité ; si elle monte jusques à vingt et quatre pieds ou environ, c'est signe infaillible de peste et grande mortalité, d'autant que l'eau étant en trop grande abondance et ne pouvant être sitôt desséchée, y cause de mauvaises vapeurs qui infectent l'air et engendrent plusieurs maladies. (...)
Cette rivière est si abondante en poissons qu'elle ressemble à un réservoir, en ayant une si grande quantité que sitôt que les pécheurs y ont jeté leurs rets, ils les retirent tout pleins ; il y en a de plusieurs sortes de grands et petits, mais tous différents en forme et goût de ceux de nos rivières ; lorsque la rivière est haute, (le poisson) est grandement bon, mais étant dans son lit ordinaire, il sent la boue. (...)
Au reste l'eau de cette rivière est grandement trouble et bourbeuse, mais étant mise dans un vase de terre avec une amande douce dedans, en une nuit elle devient claire comme du cristal, elle est extrêmement bonne à boire, ou encore que l'on en prenne par quantité, elle ne donne aucune oppression, crudité, ni indigestion dans l'estomac ; elle est la plus médicinale du monde, car ayant quelque mauvaise humeur dans le corps, elle fait sortir comme de petites rougeoles qui passent du jour au lendemain, sans que l'on en reçoive aucune incommodité ; l'on trouve peu de vérole dans l'Égypte, ce qu'on estime procéder de la bonté de cette eau, laquelle est la boisson ordinaire de tous ceux du pays ; elle passe par la ligne et devant que d'arriver au Caire, elle est cuite et recuite au soleil, outre qu'à ses bords il y croît quantité de plantes médicinales (...) qui ne peuvent que la rendre très saine."
Vincent de Stochove (1605-1679), sieur de Sainte Catherine, gentilhomme flamand, fut un grand voyageur. En mars 1630, il se rendit à Rouen (France) pour y retrouver trois amis (Gilles Fermanel, conseilleur au Parlement de Normandie, Robert Fauvel, maître des comptes en ladite province, sieur d'Oudeauville, et Baudouin de Launay), avec lesquels il entreprit un voyage en Orient, qui dura deux ans et demi.
Quand cela semblait nécessaire, l’orthographe a été rétablie selon sa forme actuelle.
Le récit de ce périple, sous le titre Voyage du Levant du Sieur de Stochove, ne sera publié qu’en 1643. Le texte qui précède en est extrait.
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