mardi 31 août 2021

"Il faut avoir au moins côtoyé le désert pour en comprendre le charme" (Francis Carco)

photo MC

"À droite de la voie ferrée, des champs de blé, de fèves, d'avoine, de trèfle et de luzerne s'étalaient jusqu'au fleuve. Les palmiers étaient d'un vert sulfureux. À gauche, on apercevait des villages, des dunes, des cimetières dont les tombes se signalaient par deux pierres ou, souvent même, par de petits monticules de sable que le vent devait lentement niveler. De ces cimetières émanait une indicible désolation. Parfois ils changeaient de caractère comme certains villages, aux buttes de boue séchée qui faisaient penser moins à l'Égypte qu'au Soudan. Des Bédouines aux voiles noirs allaient emplir leurs cruches qu'elles maintenaient sur la tête. Elles avaient une démarche et des attitudes magnifiques.
Les hommes étaient, aussi, très beaux. Quelques-uns portaient des fusils. Quant aux buffles vautrés dans l'herbe, aux chameaux entravés qui dressaient leurs profils d'un air snob, ils n'entraient dans le paysage qu'au titre d'accessoires, sans intérêt notable. Les tombeaux, tantôt plats et tantôt cylindriques, les humbles tas de sable ou de cailloux qui recouvraient les morts, avaient autrement d'expression. Aucun mur ne les isolait. Ils s'étendaient sur de longues distances et finissaient par vous frapper, vous obséder. La présence de la mort est peut-être, en Orient, ce qui est de plus pathétique : elle assiège, elle envahit tout. Non pas la mort pompeuse aux monuments épars, à la majestueuse, écrasante et dérisoire vanité, mais la mort anonyme, sans ornements ni trace vaine.
À peine, comme du vivant de tant de disparus dont les pieds ont un moment marqué leur empreinte sur la poussière d'un chemin, à peine distinguait-on, de loin en loin, aux tertres à demi-écroulés des cimetières, que des corps gisaient là, qui en attendaient d'autres. Le soleil allumait des reflets parmi les gras herbages 
ou, frappant les façades desséchées des maisons qui, par leur manque de symétrie, indiquaient nettement l'Afrique, il rendait plus insupportable l'absence d'arbres dans les bourgades que longeait le train. Le sable étincelait.
Enfin, à une des gares qui ponctuent le parcours entre le Caire et Assouan, j'aperçus la réplique exacte d'un temple sur laquelle se lisait en français : Salle d' attente de Ire classe, Téléphone. C'était Edfou. Des pontons sur le Nil s'ornaient de girandoles, de fleurs en papier, de drapeaux : on les avait décorés en l'honneur du roi d'Italie qui accomplissait un voyage dans la Haute-Égypte et, à mesure que j'approchais du but que je m'étais fixé, les pontons devenaient plus nombreux et je voyais un peu partout des arcs de triomphe en carton, des guirlandes, des mâts surmontés d'oriflammes. Il faisait chaud. La partie cultivée de la vallée se rétrécissait jusqu'à ne plus présenter qu'un ou deux kilomètres de largeur.
Le sable enserrait ces étroites bandes de terre et sa brutale réverbération m'aveuglait en même temps qu'elle me transportait de joie, d'admiration.
Il faut avoir au moins côtoyé le désert pour en comprendre le charme. La fascination qui s'en dégage ne s'explique pas. On la sent. On la subit, comme la musique ou l'amour, mais plus j'allais, plus j'en étais imprégné, enivré. L'opposition de l'eau réfléchissant l'azur avec une consistance d'émail et des fauves, des brûlants horizons qui font suite presque immédiatement, ne peut plus s'oublier. Des rochers tourmentés, creusés, décolorés, bordaient à gauche, les rails. L'express roulait à la façon d'un pacifique train de banlieue, sans se hâter, et lorsqu'il s'arrêta, dans un grand sifflement de la locomotive et que je sautai sur le quai, parmi toute espèce de touristes, la station d'Assouan m'apparut si médiocre que je fus aussitôt déçu."


extrait de Palace Égypte, 1933, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons.

vendredi 27 août 2021

Comment se préparer à "apprécier équitablement" les productions de l'art de l'Égypte, par George Foucart

photo MC

"On dirait que tout, dans la Vallée du Nil, présente un aspect particulier et différent de ce que l'on voit dans les autres pays. Le voyageur le notait déjà, lorsque vinrent jadis les premiers touristes du monde hellénique ; il n'en est pas moins frappé de nos jours, lorsqu'il sait regarder autour de lui avec attention. Il n'est pas surprenant que la sculpture ait participé, elle aussi, à la singularité des choses égyptiennes. Dès lors, celui qui entreprend de faire comprendre la création et le développement original de cet art est obligé, à son tour, de suivre un plan qui s'éloigne de celui qui conviendrait à d'autres contrées. Il lui faut se faire l'interprète de la race dont il étudie les œuvres, s'il veut faire connaître exactement les conceptions et les sentiments que sa sculpture a eu pour but de réaliser en formes matérielles. Aussi une préparation préalable est-elle nécessaire à qui veut apprécier équitablement ses productions. 
Dans nos musées, le visiteur mal informé traverse rapidement les galeries égyptiennes. Sauf quelques pièces, dont la majesté sereine ou la vie intense arrête, au passage, quiconque est à même de sentir la beauté artistique, le reste rebute par sa froideur apparente, lasse par sa monotonie supposée, ou déconcerte par l'étrangeté de ses combinaisons, décidément trop peu familières aux héritiers que nous sommes du monde gréco-romain. L'indifférence fera place à l'intérêt, lorsque l'on se sera rendu compte de ce qu'ont voulu exprimer ces statues, et quels espoirs elles ont nourris chez leurs possesseurs. 
C'est pourquoi celui qui veut enseigner l'histoire de cet art doit s'efforcer de mettre en relief l'influence prédominante des croyances religieuses sur les formes de la sculpture. Il lui faut, pour chacune des œuvres qu'il propose comme types, montrer à quelle idée précise répond chacun des détails que l'on y note, et quels effets utiles aux rapports avec les dieux, ou utiles aux destinées de l'homme le sculpteur a cru réaliser pal ses inventions successives. L'art de l'Égypte ne procure que trop rarement la vive et immédiate jouissance qui naît de la vision de la beauté parfaite. En revanche, il donne à l'esprit des satisfactions toujours plus pleines et plus complètes ; il suggère des réflexions d'une portée toujours plus haute, lorsqu'en étudiant ses œuvres on y retrouve l'explication rationnelle de l'ensemble, puis la justification logique des moindres détails de cet ensemble.
Mais il y a mieux que tout cet enseignement, pourtant si fécond déjà.
Nulle étude ne peut faire pénétrer plus avant que celle-là dans l'âme égyptienne. À remettre en leur place et dans leur milieu ces œuvres, aujourd'hui arrachées au cadre où elles ont vécu, une grande leçon se dégage finalement. Toutes ces figures, si dépaysées de nos jours sous notre ciel trop triste, on les sent reprendre un peu leur vie d'autrefois, cette vie qu'elles menaient jadis en leurs "maisons d'éternité" ou dans les châteaux des dieux. Quelque chose vient jusqu'à nous de ce qui fut alors, au temps où leurs contemporains y voyaient des êtres vivants, et les traitaient comme tels. Pour quelques instants, les âmes qui animaient ces corps de pierre savent entrer en communication avec nous, et les inscriptions nous parlent une langue qui ne sonne plus étrangère. 
C'est qu'en Égypte, plus encore peut-être qu'ailleurs, l'œuvre de l'artiste n'est pas le produit d'un seul individu, mais de toute la génération des hommes qui l'ont entouré. Si l'histoire proprement dite raconte les faits, l'art les dit aussi à sa manière, en exprimant ce que ressentaient ceux qui les subirent. 
Les statues d'Égypte nous racontent ce qu'était le temps où leurs âmes vivaient en des corps de chair ; elles disent le bienfait aux hommes et les services rendus au temple. Leurs supplications aux dieux, leurs appels aux vivants ne sont pas seulement l'ardente prière d'êtres lointains qui voulaient continuer cette existence qui leur était si douce sur les rives aimées du Nil. 
En écoutant ces gens, qu'une telle distance sépare pourtant de nous, il est malaisé de rester insensible à ce qu'ils disent ; par delà le ton, quelquefois naïf pour nous, de leur langage, on atteint ce qui n'est plus seulement égyptien. Ces vieilles gens sont nôtres, quand ils parlent de leur confiance dans les dieux bienfaisants, de leur attachement au sol natal, des liens qui les rattachent à leurs proches, ou quand ils disent ce qu'ils cherchèrent à être pour le pauvre, le faible, et le malheureux. Autant cette émotion est artificielle et sans consistance, lorsqu'elle procède de la pure imagination ou des simples impressions d'un moment, autant elle est durable et pleine d'enseignements, lorsqu'elle se dégage finalement de l'étude raisonnée de monuments précis et de textes certains.
Après quelques années de séjour en Égypte, non pas dans les grandes villes, mais en contact avec les choses, en rapports directs avec les êtres de là-bas, combien d'entre nous n'ont-ils pas été pris par le charme qui se dégage de la terre du Nil ? Et de même à vivre avec toutes ces vieilles statues, à s'instruire de leurs leçons, à les comprendre mieux chaque jour, on en vient à les aimer comme si elles gardaient encore vraiment quelque chose de cette vie qu'elles ont cru posséder."

extrait de "La Religion et l'Art dans l'Égypte ancienne", La Revue des Idées, 15 novembre 1908, par George(s) Foucart (1866-1944), égyptologue français, inspecteur des antiquités de la Basse-Égypte, professeur d'histoire ancienne à l'université de Bordeaux, professeur de l'histoire des religions à Aix-en-Provence, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale au Caire de 1915 à 1928.

jeudi 26 août 2021

"La sculpture égyptienne a été considérée et traitée comme un art utile" (George Foucart)

temple d'Isis, Philae - photo MC

"La sculpture égyptienne diffère essentiellement de celle des Grecs en ce qu'elle a été considérée et traitée comme un "art utile", indispensable aux besoins les plus pressants de la vie.
Ni son invention, ni son développement n'ont été la satisfaction
d'aspirations esthétiques. Elle fut créée pour répondre à des nécessités de premier ordre : d’un côté, définir, régler et diriger les rapports avec les êtres divins ; de l'autre, assurer la continuation de l'existence de l’homme après sa mort terrestre : le tout dans des conditions précises, et sans cesse améliorées. Sans les instruments que fournit la statuaire, ni le culte des dieux, ni la vie d’outre-tombe n'auraient pu se développer. (...)
Un coup d'œil, même rapide, sur les œuvres de la statuaire égyptienne suffit pour reconnaître que la recherche du beau pour lui-même, telle que l’a entendue notre monde classique, n’a pu y tenir qu’une place très secondaire. Ce qui a déterminé le choix de telle ou telle forme n'a pas été la préoccupation de la valeur artistique. Le mot n’aurait pas eu de sens assez clair pour un artiste égyptien. Ç’a été la recherche du moyen d'expression adéquat à l'idée religieuse que l'œuvre devait faire vivre. Belle ou laide, la statue est également excellente, dès qu'elle fournit les moyens exacts d'agir sur la divinité, ou d'assurer l'existence posthume de l’homme. Quand le sculpteur égyptien a planté sur un corps humain une tête de crocodile, de chacal, d'ibis ou d'épervier, assurément il s’est peu préoccupé de l'effet plastique d’une pareille combinaison. Comme la tradition religieuse lui imposait ces formes, monstrueuses à notre jugement, il fallait, avant tout, que les fidèles n'eussent pas de doute sur l'identité du dieu auquel ils s'adressaient : il fallait également que celui-ci, reconnaissant son image, vînt s’y incarner sans hésitation. Sinon, elle ne servait à rien, ou, pire encore, elle pouvait devenir le corps d'un esprit malfaisant.
Prenons encore le cas d’un personnage plaçant dans son tombeau, ou consacrant en un temple deux ou plusieurs de ses statues, différentes chacune d'attitude et de costume. D'où s'inspire cette multiplication et cette variété ? De la recherche de l’art ? Non pas. L'idée est que l'homme revit en chacune de ses figures, et que, chacune, par son aspect extérieur, est destinée à affirmer, à perpétuer la possession d’une charge ou d'une dignité distincte. Elles doivent lui assurer, chacune pour sa part, des titres spéciaux à la protection du dieu, du roi, de ses descendants, et une part déterminée, afférente à chacune soit dans les offrandes du sacrifice, soit dans ses revenus d'outre- tombe.
Pourquoi, encore, tous les Pharaons ont-ils rempli les temples de leurs images, agenouillées, assises, debout, en formes humaines ou animales, depuis les colosses jusqu'aux statuettes ? C'est que chacune d'elles exprime, en termes convenus à l'avance, les rapports nécessaires du Roi avec les dieux. Elles le figurent comme leur serviteur, leur fils ou leur incarnation. Et le Roi vit réellement en la qualité que la statue fait ainsi exister à perpétuité ; et il en tire désormais tous les avantages qu’elle comporte, soit dans cette vie, soit dans l'autre. 
Ce n'est pas davantage, enfin, une question d'esthétique ou de choix personnel du sculpteur qui décide l'adjonction de tel ou tel accessoire. Emblèmes et symboles ont tous une valeur précise, fixée par le rituel ; chacun produit des effets certains, - on devrait dire magiques, - sur les rapports entre les dieux et les hommes. Ils garantissent au possesseur de la statue, dès ce bas monde, et, dans l’autre existence, des profits nettement déterminés."

extrait de "La Religion et l'Art dans l'Égypte ancienne", La Revue des Idées, 15 novembre 1908, par George(s) Foucart (1866-1944), égyptologue français, inspecteur des antiquités de la Basse-Égypte, professeur d'histoire ancienne à l'université de Bordeaux, professeur de l'histoire des religions à Aix-en-Provence, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale au Caire de 1915 à 1928.


jeudi 22 juillet 2021

La "féerique vision" du Caire, selon Céleste-Étienne David (XIXe siècle)

photo Zangaki (deux photographes grecs, actifs entre 1870 et 1915 environ en Égypte)

"Le lendemain nous partions... encore en chemin de fer et par un train spécial… Quel contresens dans le désert ! Nous partions, dis-je, pour le Caire. Ce trajet se fait en 4 ou 5 heures à grande vitesse. Le pays a d’ailleurs un cachet qui lui est particulier, car les sables que l’on traverse sont beaucoup plus mobiles que ceux de l’isthme ; ils se déplacent souvent et forment un jour des dunes qui disparaissent le lendemain et menacent plus ou moins l’avenir du chemin de fer, qui heureusement sera bientôt remplacé par le grand canal maritime, auquel on travaille avec tant d’ardeur. 
En quittant Suez, on longe le pied de la montagne de la délivrance, au bout de laquelle on aperçoit, vers le Sud, la vallée de l’égarement, où les Hébreux, exilés de l'Égypte, avaient d'abord fait fausse route. On rencontre ensuite, au milieu des sables, un palais solitaire d’un assez triste aspect et qui déjà menace ruine ; ce fut un des caprices inexplicables, une des somptueuses folies d’Abbas Pacha, prédécesseur de Saïd. Un peu plus loin, on aperçoit, sur la gauche, encore au milieu des sables, un grand sycomore, dernière station de la sainte famille dans le désert (...).
Enfin quand la végétation, la magnifique végétation de la vallée du Nil apparaît à l’horizon sur toute la ligne, précédée de quelques dattiers, semblables à de sveltes éclaireurs, on dirait une armée en marche pour conquérir le désert. Mais bientôt , derrière ce splendide rideau de verdure, s’élancent dans les airs les élégants minarets de six cents mosquées ; de nombreux bouquets de palmiers agitent leurs légères et gracieuses aigrettes d’émeraudes dans un ciel bleu inondé de soleil ; de majestueux sycomores, des tamaris et des acacias Leba, au feuillage virginal, se disputent aussi, en l’entourant avec amour, l’honneur de parer la belle fiancée des bords du Nil ; de vastes caravansérails et des konaks princiers surgissent de distance en distance, du sein de cet Éden verdoyant, que dominent le mont Mokattam et la belle citadelle, qu’il porte avec orgueil, sur ses flancs de granit rose ; au milieu de cette citadelle, couronnée de tours mauresques, brille, entre toutes, la belle mosquée de Méhémet-Ali, surmontée, je ne dirai pas de deux flèches, mais de deux rayons de marbre, qui se perdent dans l'azur des cieux. Quelle est donc cette féerique vision, ce panorama resplendissant d’une autre époque, d’un autre monde ? C’est Masr-el-Kaïra, la ville victorieuse, la ville par excellence des anciens kalifs ! Me voilà donc en plein Orient, et je vais pouvoir rêver avec délices à la belle Chéhérazade et à ces brillants et gracieux récits, tout brodés de perles et de saphirs, qui après l’avoir charmé pendant mille et une nuits, désarmèrent enfin son maître outragé."


Extrait de Souvenirs d'un voyage dans l'isthme de Suez et au Caire (1865), de Céleste-Étienne David (1802-1875), ancien ministre plénipotentiaire, commandant de l’Ordre de la Légion d’Honneur et de divers ordres étrangers, membre de la Société d'archéologie, sciences, lettres et arts du département de Seine-et-Marne et de la Société française d'archéologie.

lundi 19 juillet 2021

"Du bas des Pyramides, je contemple vingt siècles évanouis dans les sables" (la tragédienne Rachel - XIXe s.)

La pyramide de Khéphren vers 1800
Description de l'Égypte

Sur les indications de son médecin qui lui conseillait un séjour dans un pays chaud, l'actrice et grande tragédienne Élisabeth-Rachel Félix, dite Rachel ou Mlle Rachel (21 février 1821 - 3 janvier 1858), choisit l'Égypte pour tenter de reprendre espoir et goût à la vie sur une terre réputée pour son "air vivifiant". Malheureusement, son séjour dans la vallée du Nil se révéla être un préambule à une lente agonie. 
Rachel se fit aménager un bateau confortable avec lequel elle remonta le Nil jusqu'à la première cataracte, avec une halte à Thèbes.
Les quelques extraits reproduits ci-dessous viennent en écho à ce périple au cours duquel la tragédienne confronta le pressentiment de sa mort prochaine aux "souvenirs majestueux de l’antique Égypte".

**********

"Je bois à pleins poumons l’air vivifiant de la haute Égypte ; je tousse toujours, mais au lieu de m’affaiblir, je prends de la force. Mon appétit est régulièrement bon, mes nuits sont meilleures. J’ai encore la fièvre ce soir [...] le médecin n’en paraît nullement
 inquiet..." (lettre à son fils Gabriel)

"Voilà plus de huit mois qu’on essaie de me faire juste la boîte qui doit m'ajuster pour me recevoir dans l’autre monde ; le menuisier y met véritablement de la mauvaise volonté ; car je ne tiens plus sur mes jambes, et j’aspire à me voir couchée éternellement dans la position horizontale. Je ne suis pas encore morte, mais je n’en vaux guère mieux. Je ne souhaite plus rien, je n’attends plus rien, et franchement, vivre de cette vie animale que je traîne depuis cette longue, douloureuse et triste maladie, plutôt cent fois se sentir renfermée entre quatre planches bien clouées et attendre qu’on fasse de nous et de notre boîte ce qu’on fait en ce moment des momies d’Égypte. Je ne mourrai peut-être plus de la poitrine, mais bien certainement je mourrai d’ennui. Quelle solitude morne s’est faite autour de moi ! Songez que je suis seule avec un médecin polonais qui n’est que cela, une cuisinière et Rose, ma femme de chambre. Pourtant, j’ai constamment devant les yeux un ciel pur, un climat doux et ce fleuve hospitalier qui porte la barque du malade aussi doucement, aussi maternellement que la mère porte son nouveau-né ; mais ces souvenirs majestueux de l’antique Égypte, ces ruines amoncelées de temples merveilleux, ces colosses gigantesques taillés dans les flancs des montagnes de granit, tant d’œuvres et de chefs-d’œuvre dégradés par la mine des siècles, renversés de leurs piédestaux par des tremblements de terre, tout ce spectacle vu à l’œil, sans compter ce que notre imagination lui prête encore d’effrayant, est trop lourd à supporter pour des êtres faibles, des esprits abattus. Aussi n'ai-je pu longtemps suivre Champollion le jeune dans sa course à travers l'Égypte. Après m'être fait porter en palanquin au pied des fameuses Pyramides, m'être rendue aux tombeaux des rois, après que j'ai vu la fameuse statue de Memnon que l'empereur Adrien a eu la chance d'entendre soupirer trois fois, et que j'ai, par un clair de lune comme il n'y en a qu'ici, contemplé silencieusement et intelligemment les ruines de Karnak, je m'en suis allée dans mon camp, me promettant que mon esprit en avait assez, je me tâtai le pouls, j'avais 96 pulsations, ma curiosité s'est apaisée à dater de ce jour, et maintenant je vis presque à la turque ; voilà pourquoi je me sens abrutie, brisée et bonne à rien." (lettre du 10 mars 1857)

"J'ai remonté le Nil jusqu’à la première cataracte, je suis revenue jusqu'à Thèbes où l'on m'avait fort engagée à rester quelque temps. Voilà six semaines que je respire sa douce chaleur. Je vais retourner au Caire pour y passer avril et mai puis je m’embarquerai sur la Méditerranée, je toucherai Marseille dans la première quinzaine de juin, j'irai tout de suite à Montpellier pays fort renommé pour la chaleur et sa faculté de médecine ; je passerai à Paris une partie des vacances de mes fils, je terminerai quelques petites affaires et au premier frais je vogue vers le sud, peut-être reviendrai-je en Égypte, peut-être irai-je passer un mois six semaines à New York et le reste à Charleston où je me souviens qu’il faisait si bon."

"Du bas des Pyramides, je contemple vingt siècles évanouis dans les sables. Ah ! mon ami, comme je vois ici le néant des tragédiennes ! Je me croyais pyramidale, et je reconnais que je ne suis qu'une ombre qui passe… qui a passé. Je suis venue ici pour retrouver la vie qui m’échappe, et je ne vois que la mort autour de moi. Quand on a été aimée à Paris, il faut y mourir. Faites-moi bien vite faire un trou au Père-Lachaise et creusez-moi un trou dans votre souvenir. M’avez-vous oubliée ? Moi, je me souviens." (lettre adressée à Arsène Houssaye (1814-1896), homme de lettres français, également connu sous le pseudonyme d’Alfred Mousse, reproduite dans Les confessions - souvenirs d'un demi-siècle, 1830-1880)

jeudi 24 juin 2021

Nostalgies d'obélisques, par Gustave Flaubert

à g. : obélisque de Paris (ancienne carte postale) ; à dr. : obélisque de Louxor (photo A. Beato)

Nostalgies d'obélisques


I - L’obélisque de Paris

Sur cette place je m’ennuie,
Obélisque dépareillé ;
Neige, givre, bruine et pluie
Glacent mon flanc déjà rouillé ;

Et ma vieille aiguille, rougie
Aux fournaises d’un ciel de feu,
Prend des pâleurs de nostalgie
Dans cet air qui n’est jamais bleu.

Devant les colosses moroses
Et les pylônes de Luxor,
Près de mon frère aux teintes roses
Que ne suis-je debout encor,

Plongeant dans l’azur immuable
Mon pyramidion vermeil,
Et de mon ombre, sur le sable,
Écrivant les pas du soleil !

Rhamsès ! un jour, mon bloc superbe,
Où l’éternité s’ébréchait,
Roula, fauché comme un brin d’herbe,
Et Paris s’en fit un hochet.

La sentinelle granitique,
Gardienne des énormités,
Se dresse entre un faux temple antique
Et la Chambre des députés.

Sur l’échafaud de Louis seize,
Monolithe au sens aboli,
On a mis mon secret, qui pèse
Le poids de cinq mille ans d’oubli.

Les moineaux francs souillent ma tête,
Où s’abattaient dans leur essor
L’ibis rose et le gypaète
Au blanc plumage, aux serres d’or.

La Seine, noir égout des rues,
Fleuve immonde fait de ruisseaux,
Salit mon pied, que dans ses crues
Baisait le Nil, père des eaux,

Le Nil, géant à barbe blanche
Coiffé de lotus et de joncs,
Versant de son urne qui penche
Des crocodiles pour goujons !

Les chars d’or étoilés de nacre
Des grands Pharaons d’autrefois
Rasaient mon bloc heurté du fiacre
Emportant le dernier des rois.

Jadis, devant ma pierre antique,
Le pschent au front, les prêtres saints
Promenaient la bari mystique
Aux emblèmes dorés et peints ;

Mais aujourd’hui, pilier profane
Entre deux fontaines campé,
Je vois passer la courtisane
Se renversant dans son coupé.

Je vois, de janvier à décembre,
La procession de bourgeois,
Les Solons qui vont à la Chambre
Et les Arthurs qui vont au Bois.

Oh ! dans cent ans, quels laids squelettes
Fera ce peuple impie et fou,
Qui se couche sans bandelettes
Dans des cercueils que ferme un clou,

Et n’a pas même d’hypogées
À l’abri des corruptions,
Dortoirs où, par siècles rangées,
Plongent les générations !

Sol sacré des hiéroglyphes
Et des secrets sacerdotaux,
Où les sphinx s’aiguisent les griffes
Sur les angles des piédestaux,

Où sous le pied sonne la crypte,
Où l’épervier couve son nid,
Je te pleure, ô ma vieille Égypte,
Avec des larmes de granit !



II - L’obélisque de Luxor

Je veille, unique sentinelle
De ce grand palais dévasté,
Dans la solitude éternelle,
En face de l’immensité.

À l’horizon que rien ne borne,
Stérile, muet, infini,
Le désert sous le soleil morne,
Déroule son linceul jauni.

Au-dessus de la terre nue,
Le ciel, autre désert d’azur,
Où jamais ne flotte une nue,
S’étale implacablement pur.

Le Nil, dont l’eau morte s’étame
D’une pellicule de plomb,
Luit, ridé par l’hippopotame,
Sous un jour mat tombant d’aplomb ;

Et les crocodiles rapaces,
Sur le sable en feu des îlots,
Demi-cuits dans leurs carapaces,
Se pâment avec des sanglots.

Immobile sur son pied grêle,
L’ibis, le bec dans son jabot,
Déchiffre au bout de quelque stèle
Le cartouche sacré de Thot.

L’hyène rit, le chacal miaule,
Et, traçant des cercles dans l’air,
L’épervier affamé piaule,
Noire virgule du ciel clair.

Mais ces bruits de la solitude
Sont couverts par le bâillement
Des sphinx, lassé de l’attitude
Qu’ils gardent immuablement.

Produit des blancs reflets du sable
Et du soleil toujours brillant,
Nul ennui ne t’est comparable,
Spleen lumineux de l’Orient !

C’est toi qui faisais crier : « Grâce ! »
À la satiété des rois
Tombant vaincus sur leur terrasse ;
Et tu m’écrases de ton poids.

Ici jamais le vent n’essuie
Une larme à l’œil sec des cieux,
Et le temps fatigué s’appuie
Sur les palais silencieux.

Pas un accident ne dérange
La face de l’éternité ;
L’Égypte, en ce monde où tout change,
Trône sur l’immobilité.

Pour compagnons et pour amies,
Quand l’ennui me prend par accès,
J’ai les fellahs et les momies
Contemporaines de Rhamsès ;

Je regarde un pilier qui penche,
Un vieux colosse sans profil,
Et les canges à voile blanche
Montant ou descendant le Nil.

Que je voudrais comme mon frère,
Dans ce grand Paris transporté,
Auprès de lui, pour me distraire,
Sur une place être planté !

Là-bas, il voit à ses sculptures
S’arrêter un peuple vivant,
Hiératiques écritures,
Que l’idée épelle en rêvant.

Les fontaines juxtaposées
Sur la poudre de son granit
Jettent leurs brumes irisées ;
Il est vermeil, il rajeunit !

Des veines roses de Syène
Comme moi cependant il sort,
Mais je reste à ma place ancienne ;
Il est vivant, et je suis mort !

extrait de Émaux et Camées, 1890, par Théophile Gautier 
(1811 - 1872), poète, romancier et critique d'art français 

mardi 22 juin 2021

La Plainte d’une Momie, par Louis Bouilhet (XIXe s.)

source : Wikimedia

La Plainte d'une Momie

Aux bruits lointains ouvrant l’oreille,
Jalouse encor du ciel d’azur,
La momie, en tremblant, s’éveille
Au fond de l’hypogée obscur.

Elle soulève sa poitrine,
Et sent couler de son œil mort
Des larmes noires de résine
Sur son visage fardé d’or.

Puis au cercueil de planche peinte
Heurtant ses colliers de métal,
Elle pousse une longue plainte,
Et miaule comme un chacal.

« Oh ! dit-elle, avec sa voix lente,
Être mort, et durer toujours !
Heureuse la chair pantelante
Sous l’ongle courbe des vautours !

« Heureux les morts qu’un vent d’orage
Plonge au fond des gouffres salés,
Et qui s’en vont, de plage en plage,
Reluisants, verdis et gonflés !

« Heureux trois fois ceux qu’on enterre,
Tout nus, dans les sables mouvants,
Et dont le corps tombe en poussière
Qui tourbillonne aux quatre vents !

« Ils vivront ! ils verront encore,
À la nature se mêlant,
Les frissons roses de l’aurore
Sur le lit bleu du ciel brûlant.

« Et, sous des formes inconnues,
Oublieux du néant glacé,
Ils secoûront au vent des nues
Les cendres noires du passé.

« Hélas ! hélas ! la destinée
M’accablant d’honneurs importuns,
Garde ma forme emprisonnée
Dans l’éternité des parfums.

« Mon cercueil, sous la crypte blanche,
Ne tient plus à ses clous d’airain,
Et les vers ont troué la planche,
Comme un crible à passer du grain.

« Sur ma poitrine recouverte
De symboles religieux
Le temps, avec sa lèpre verte,
A rongé la face des dieux.

« Seul, au milieu de ce qui tombe,
Je reste immobile et jaloux,
Et je dis au vers de la tombe :
Ô vers, pourquoi m’oubliez-vous ? »

« Ici, jamais ni vent, ni pluie
N’ont rafraîchi mon front poudreux ;
Depuis vingt siècles je m’ennuie
À regarder, de mon œil creux,

« Le sphinx de pierre, aux froides griffes,
Accroupi dans mon antre obscur,
Avec l’oiseau des hiéroglyphes
Qui ne s’envole pas du mur.

« Pour plonger dans ma nuit profonde,
Chaque élément frappe en ce lieu :
— Nous sommes l’air ! nous sommes l’onde !
Nous sommes la terre et le feu !

« Viens avec nous ! la steppe aride
Veut son panache d’arbres verts.
Viens, sous l’azur du ciel splendide,
T’éparpiller dans l’univers !

« Nous t’emporterons par les plaines,
Nous te bercerons à la ibis,
Dans le murmure des fontaines,
Et le bruissement des bois.

« Viens !… la nature universelle
Cherche, peut-être, en ce tombeau,
Pour le soleil, une étincelle,
Pour la mer, une goutte d’eau

« Alors, me réveillant dans l’ombre,
Je roidis mes membres perclus.
Sous les bandelettes sans nombre
Mes pieds maigres ne marchent plus.

« Et, dans ma tombe impérissable,
Je sens venir avec effroi,
Les siècles lourds comme du sable
Qui s’amoncelle autour de moi.

« Ah ! sois maudite, race impie,
Qui de l’être arrêtant l’essor
Gardes ta laideur assoupie
Dans la vanité de la mort !

« Un jour, les peuples de la terre
Brisant ton sépulcre fermé,
Te retrouveront tout entière,
Comme un grain qui n’a pas germé.

« Et, sous quelque voûte enfumée,
Ils accrocheront, sans remords,
Ta vieille carcasse embaumée,
Auprès des crocodiles morts !… »


extrait de Festons et astragales, 1880, par Louis Hyacinthe Bouilhet, dit Louis Bouilhet (1821-1869), poète et auteur dramatique français, ami de Gustave Flaubert.