samedi 11 juin 2022

"Les ânes d'Égypte sont réellement étonnants !" (Albert le Play, XXe s.)

âniers du Caire - gravure du XIXe s.

"Le moyen de transport le plus original, bien spécial au Caire, à l'Égypte en général, le plus en faveur en tous cas auprès des touristes, est l'âne. Il n'est pas besoin d'attendre bien longtemps pour avoir quelques-uns de ces intéressants animaux, surtout auprès des grands hôtels, autour de l'Ezbekiyeh : il suffit de s'arrêter un instant sur les bords du trottoir et de lever la tête ; aussitôt, de tous côtés, apparaissent comme par enchantement, chargeant sur vous à grands cris, de jeunes fellahs, guidant leurs inséparables compagnons : ce sont les âniers du Caire, paillards et braillards ; ils crient tous à la fois : "bon boûdi (bon baudet) ! good donkey !" pour être plus sûrs d'être compris ; comme ils ne peuvent tous trouver place devant vous, ils se battent pour avoir votre clientèle ; cette concurrence permet, moyennant la somme de douze à quinze sous de l'heure, d'avoir un bon animal qui galope tout le temps, comme d'ailleurs l'ânier qui l'accompagne à pied. Celui-ci ne quitte jamais son âne, l'excitant de la voix et de la courbache, courant toujours à côté de lui, la main droite appuyée sur sa croupe, le bord antérieur de sa gandourah bleue dans sa bouche, pour ne pas être gêné. Ils peuvent ainsi faire plusieurs kilomètres sans le moindre essoufflement.
Ces ânes d'Égypte sont réellement étonnants ! Ils ont une souplesse, une résistance et une sûreté de marche remarquables ; ils connaissent admirablement le trot d'amble si agréable pour ceux qu'ils portent ; c'est à juste titre qu'on a vanté leurs qualités qui en font une race unique. Ils sont d'ailleurs indispensables dans ce pays où ils sont employés à tous les travaux et à toutes les besognes ; on ne conçoit pas un fellah sans son âne. 
Leur exportation est interdite ; ainsi, un grand armateur de Marseille ayant voulu à toutes forces en posséder deux, fut obligé d'employer le stratagème suivant : après avoir eu les plus grandes difficultés à se les procurer, il dut les faire embarquer clandestinement par un de ses bateaux sur la côte du désert arabique, dans la mer Rouge. Ces animaux, transplantés, n'auraient d'ailleurs pas montré à Marseille les qualités qu'ils déploient dans le pays des Pharaons. Les ânes commencent à disparaître du Caire, à cause du développement des autres moyens de locomotion, voitures à chevaux, tramways électriques, omnibus, automobiles. (...)
En même temps qu'ils frappent à tour de bras les malheureuses bêtes, les âniers ne cessent de crier pour les exciter et pour dire aux gens de se garer : "riglak" gare aux pieds ! La circulation est fort difficile dans cette rue très encombrée, proche du bazar, et il y a forcément quelques pieds écrasés, d'autant plus que, suivant un usage très oriental, le passant, même prévenu de l'obstacle, ne se détourne du droit chemin qu'à la dernière seconde. Ceux qui ont été blessés ou même bousculés ne sont pas les seuls à crier, leurs voisins se mêlent au concert pour invectiver les âniers qui sont déjà loin. À certains moments, la situation devient très compliquée : c'est lorsque la route est envahie par un cortège matrimonial, une procession de circoncision ou un convoi funèbre : dans ce dernier cas, le vacarme est indescriptible, car, au bruit des litanies chantées par les hommes, aux hurlements des pleureuses, aux cris des gens qui ont le pied sensible et aux vociférations des autres se joint souvent le braiment des ânes."


extrait de Notes et croquis d'Orient et d'Extrême-Orient, 1908, 
par le Dr Albert-E. Le Play (1875-1964), docteur en médecine, biologiste, lauréat de la Société de géographie

Les embarras du Caire, "après Constantinople, la plus grande et la plus belle ville de l'empire ottoman", par Jean-Baptiste Gal (XIXe s.)

Street Scene near the El Ghouri Mosque in Cairo
John Frederick Lewis (1805–1876)

"Les principales rues du Caire sont plus populeuses et plus encombrées que celles de Paris, mais la circulation y est bien différente et ne présente rien de régulier ; ici, la rue est obstruée par un groupe de musiciens autour desquels se pressent des badauds ; là, un marchand ambulant attire la foule en montrant les étoffes qu'il porte sur l'épaule ; un autre, les doigts chargés de bagues à vendre, les fait miroiter pour attirer les chalands ; souvent on est arrêté par des troupeaux de moutons et de chèvres ou par des chameaux chargés de bois de construction qui vous heurtent au passage.
La plupart des passants sont montés sur des ânes. Bien souvent, dans les rues du Caire, j'ai vu se reproduire la scène représentée par le célèbre tableau de la fuite en Égypte ; sur un âne une femme voilée, ayant un enfant dans ses bras, à côté, un homme à barbe blanche, en grande robe, tenant d'une main un long bâton et appuyant l'autre sur le col de l'animal pour le diriger et le presser. Il est un point, cependant, par où le tableau vivant dont je parle diffère du tableau que l'on connaît, c'est qu'en Orient les femmes ne s'asseyent pas sur leur monture, mais elles l'enfourchent comme font les hommes. Quand elles sont à pied, elles portent, d'ordinaire, leurs enfants à califourchon sur l'épaule gauche, et le marmot s'appuie des deux mains sur la tête de sa mère.
On voit au Caire un nombre extraordinaire d'ânes qui stationnent sur les places et aux coins des rues ; on dit qu'il y en a environ quarante mille. Chaque bête a sa selle, des étriers et un gamin qui l'accompagne. On enfourche le premier qui se trouve et l'on indique au garçon la direction qu'on veut prendre. Tous les deux se mettent en marche, d'un pas accéléré, au milieu d'un nuage de poussière suffocante. Les rues du Caire ne sont pas pavées, elles sont si encombrées d'allants, de venants, de chameaux chargés, qu'on est obligé de passer, à chaque instant, tantôt à droite, tantôt à gauche. Les ânes du Caire sont si petits que, si l'homme, qui les monte, a de longues jambes, il n'a qu'à les étendre, après avoir lâché les étriers, pour se trouver debout. Ces pauvres bêtes reçoivent plus de coups de bâton que de poignées de foin, aussi sont elles très maigres et la plupart ont des plaies sur le train de derrière. (...)
Les portes des maisons au Caire sont ce qui attire le plus l'attention : on les bariole de couleurs éclatantes et on inscrit au dessus quelques versets du Coran.
Il n'y a pas de fenêtres semblables aux nôtres, excepté dans les maisons construites et habitées par les Européens. Les ouvertures qui en tiennent lieu sont closes de cages de bois, découpées à jour et faisant saillie sur la rue. Grâce à ces treillis, les habitants de la maison voient ce qui se passe dans la rue sans être aperçus de dehors. L'usage de ces treillis existait déjà en Orient dans les anciens temps. Le cantique de Debora, dans: le Livre des Juges, représente la mère de Sisara attendant le retour de son fils qu'elle croit vainqueur, et cherchant à voir par les treillis si son char arrive. Salomon dit aussi dans le livre des Proverbes : "Comme je regardais à ma fenêtre par mes treillis, je vis un jeune homme qui passait dans la rue." (...)
Le Caire a 71 portes, qui sont la plupart dans la ville, parce qu'on a construit hors des remparts des édifices qui prolongent les rues. La ville forme un carré oblong. C'est, après Constantinople, la plus grande et la plus belle ville de l'empire ottoman.
Elle a été bâtie par Goyher, général des sultans fatimites, après avoir conquis l'Égypte au nom de son souverain El-Moëz. Elle est située à une petite distance à l'orient du Nil."

extrait de Voyage en Palestine, Phénicie et dans l'archipel, 1881, par Jean-Baptiste Gal (1809 ? - 1898 ?), docteur en droit, directeur du journal la Liberté, diplomate français, chef de section de 1re classe au département des Affaires étrangères

jeudi 9 juin 2022

"L'esprit est écrasé en présence de cette accumulation de documents qui représentent tout un long défilé de siècles" (Maurice Landrieux, XIXe s., visitant le musée de Boulaq)

le Sheikh El Balad
par Hippolyte Délié, Émile Béchard


"Nous arrivons de bonne heure à Boulaq. C'est l'étape du matin. Le musée, aménagé depuis la chute d'Ismaïl-Pacha dans les magnifiques constructions où l'infortuné khédive avait rêvé d'associer, au bénéfice de sa volupté, le faste d'un nabab au confort d'Occident, est le résultat d'un demi-siècle de fouilles intelligentes dirigées par deux de nos compatriotes, Mariette et Maspero. (...)
Il faudrait beaucoup de temps et beaucoup de science pour examiner avec intérêt tous ces sarcophages, ces sphinx, ces stèles couvertes d'hiéroglyphes, ces cartouches où se retrouve le scarabée sacré, ces objets de toute nature, poteries, armes, bijoux, instruments usuels, statues de rois ou de dieux, bizarres ou farouches, à figures d'homme, de vache, de chat, etc., en bronze, en granit, en porphyre, qui sortent un à un du tombeau, après plusieurs milliers d'années, pour contrôler notre science moderne, à son détriment souvent, et rassurer notre foi en nous parlant du passé. (...)
Voici, sur ces faces de momies, des portraits peints, vieux déjà du temps de Moïse, que l'on croirait sortis hier de l'atelier de nos meilleurs artistes ; puis des papyrus, déroulés par un prodige de patience et d'habileté, avec des dessins et des peintures d'une finesse et d'un coloris étonnants ; des suaires de lin d'un tissu délicat, véritable mousseline, tirés tels quels des sarcophages, et qui semblent entièrement neufs et nouvellement blanchis, etc., etc.
Voici, entre vingt autres, un bas-relief qui représente des oies picorant et marchant à la file indienne. La pose est aisée, le dessin d'une rare fidélité et la structure anatomique parfaitement observée. Ce petit chef-d'oeuvre ferait honneur à nos meilleurs animaliers. 
Voici enfin le fameux sheik el beled, monsieur le maire ! remarquable statue en bois de sycomore qui représente un inspecteur des travaux, un maître de chantier, tenant en main son bâton de commandement. Ce morceau de sculpture enfoui depuis cinq mille ans a une expression si naturelle et si vivante que les bédouins de Mariette lorsqu'ils l'exhumèrent crurent reconnaître le portrait du cheik de leur tribu : c'est le maire du village ! dirent-ils. Et le nom est resté. (...)
Une vitrine qui retient longtemps les dames, jeunes et vieilles, jusqu'aux pieuses filles détachées du monde et de tout, c'est celle où sont exposés les bijoux de la reine Ahotep : bracelets finement travaillés, bagues, épingles, diadèmes, colliers, mille objets de parure d'or et d'ivoire, des pierreries, tout un écrin qui serait remarqué chez nos joailliers en renom.
Joseph l'a vue peut-être, ou Moïse, ainsi parée, belle, fière, admirée.
Sa momie, qui dort dans la salle voisine, au fond de son cercueil vitré, et qu'une misérable toile défend mal contre les rayons du soleil, n'excite guère que la pitié ou le dégoût. Ses cheveux, roussis de parfums, sont roulés encore, et le henné qui rougit ses ongles a résisté au temps. Les Hébreux, qui avaient conservé la coutume de se teindre les ongles, ont dû la prendre en Égypte.
Ces engins de coquetterie délient singulièrement les langues, et les gardiens sont assaillis de questions auxquelles ils ne savent que répondre.
Mais l'esprit est écrasé en présence de cette accumulation de documents qui représentent tout un long défilé de siècles et remettent au jour une civilisation que les vieux patriarches de la Bible trouvèrent déjà à son apogée, presqu'à son déclin, deux mille ans avant Jésus-Christ.
Plus on recule dans cette histoire, plus on s'enfonce dans cette antiquité, jusqu'à perdre pied dans le passé, plus aussi on constate le progrès, comme si ce peuple était arrivé du premier coup à une perfection d'où il n'a pu que descendre ensuite. Chose étrange, cette race si vivace et si féconde semble n'avoir eu de préoccupation que pour les mystères de la mort et de l'autre vie. Les monuments qu'elle a construits sont tous des tombeaux."


extrait de Au Pays du Christ : études bibliques en Égypte et en Palestine, 1895 (prix Juteau-Duvigneaux de l’Académie française en 1898), par Maurice Landrieux (1857-1926), prélat catholique français, évêque de Dijon.

mardi 7 juin 2022

"L'Égypte accepte la mort, mais elle lui défend de détruire" (Paul de Saint-Victor, XIXe s.)

Image: Abram Powell Australian Museum

"Le paganisme hellénique consume le corps sur un bûcher triomphal ; du cadavre, il fait une belle flamme. L’homme se dissout comme le diamant, sans laisser après lui aucune des scories de la destruction. La mort n’apparaît dans le pur climat de la Grèce que sous sa forme la plus légère. Elle souffle la vie comme le flambeau symbolique que ses Génies funèbres foulent sous leur pied, et qui expire dans une molle fumée. Elle livre ses restes à l’élément qui efface et qui purifie ; elle n’en extrait qu’un résidu diaphane, presque aérien, une poignée de cendres blanches : la poussière des ailes du papillon de Psyché.
Le judaïsme et le christianisme traitent plus durement la dépouille humaine : ils rendent la chair à la terre ; ils la jettent nue et sans défense à la vermine du tombeau. Job dit à la pourriture : "Tu es ma mère !" et aux vers du sépulcre : "Vous êtes mes frères et mes sœurs !"
L’Égypte seule entreprit de lutter contre la destruction. Ce cadavre, que les autres peuples livrent à la terre qui souille, au feu qui dévore, elle le satura d’incorruptibles parfums ; elle enchaîna sous les bandelettes sa forme précaire, et l’arracha, en la séquestrant, aux métamorphoses de la corruption. Du mort elle fit une Momie, c’est-à-dire une statue pétrie dans un bloc de baumes.
C’est un phénomène unique entre tous, que celui de ce peuple occupé pendant des siècles à s’embaumer lui-même, à se creuser d’éternels sépulcres. Pénétrez dans le quartier funèbre de Thèbes : la ville de la mort s’étale au milieu de la ville vivante ; silencieuse comme un sépulcre, active comme un laboratoire. Des salles immenses s’y succèdent : leur perspective prolongée à perte de vue semble se perdre dans l’éternité. Là, sous la surveillance de prêtres lugubres, ceints de peaux de panthères, coiffés de masques de chacals, la caste des embaumeurs vaque silencieusement à ses travaux funéraires. Là, des milliers de cadavres, que des mains savantes élaborent, s’élèvent lentement à la dignité de momies, en passant par toutes les phases de la chrysalide transformée et de la statue dégrossie. Les uns, vidés de leurs entrailles, s’emplissent d’aromates ; les autres plongent dans une chaudière de bitume, Styx lustral qui doit les rendre invulnérables à la corruption. Ceux-ci s’allongent sous des spirales de minces bandelettes ; ceux-là, entrés déjà dans leur gaine de carton, n’attendent plus que le pinceau du scribe et du vernisseur.
La ville funèbre a ses hiérarchies ; les momies ont leur aristocratie, leur bourgeoisie et leur plèbe. Un groupe de perruquiers, de peintres et d’orfèvres s’attache au corps du roi, du prêtre et du riche ; ils le coiffent de cheveux postiches, ils attachent à son menton la barbe tressée, ils insèrent des yeux d’émail dans les cavités de son masque ; ils le parent, pour la tombe, comme pour la chambre nuptiale d’une divinité. Cette toilette funèbre redouble envers les femmes de délicatesse et de luxe : elles ont leur gynécée dans la ville mortuaire, et leurs formes charmantes, ouvragées par des mains d’artistes, s’y métamorphosent en un vague mélange de parfums et d’orfèvrerie. On dore leurs seins comme des coupes, leurs ongles comme des bagues, leurs lèvres comme des colliers. L’embaumeur les sculpte dans de gracieuses et chastes attitudes : presque toutes croisent pieusement leurs bras sur leur poitrine ; il en est d’autres qui voilent des deux mains les mystères de leur beauté ; Vénus de Médicis du tombeau. Plus touchante encore, une mère exhumée à Thèbes serre sur son cœur une petite momie d’enfant nouveau-né. Ici l’embaumement surpasse la sculpture : ce n’est pas dans une matière insensible, c’est dans la vie même, dans la chair, dans ce qui souffrit et qui palpita que fut taillé ce groupe maternel.
Les momies de seconde classe sont enfermées dans des boîtes moins riches et sous des suaires plus grossiers ; les pauvres et les esclaves, empaquetés à la hâte dans des corbeilles de branches de palmier. On a souvent comparé les bibliothèques à des cimetières ; on pourrait ici retourner la comparaison et l’appliquer strictement à la nécropole égyptienne. Ne sont-ce pas des livres que les momies adossées le long de ses murs, avec leurs suaires de papyrus et leurs étuis couverts d’écritures et de hiéroglyphes ? Les unes, magnifiquement reliées, racontent les gloires de la royauté et les mystères du sacerdoce ; les autres, revêtues de cartonnages vulgaires, ne renferment que les secrets de la vie commune ; les dernières, enfin, brochées sous une vile enveloppe, ne disent que la misère et la nudité de l’esclavage perpétuées par-delà la tombe.
Mais il est une égalité que la vieille Égypte reconnaît : c’est celle de la conservation dans la mort. L’embaumement saisit le pauvre comme le riche ; l’esclave qui travaille, sous le fouet de l’inspecteur pour un salaire de trois oignons crus, à la pyramide, comme le Pharaon qui la fait construire pour y loger son cercueil. Les estropiés, les lépreux, les êtres déformés par l’éléphantiasis n’échappent pas à cette saumure implacable ; ils ont leur maladrerie dans la ville funèbre, où des embaumeurs spéciaux salent et préparent leurs chairs purulentes. Le fœtus même se momifie : ce qui n’a pas vécu fait semblant de survivre. Que dis-je ? cette folie sacrée franchit le règne animal ; elle s’étend aux bêtes, aux oiseaux, aux poissons, aux insectes, à ce qui passa dans le monde sans y laisser d’autres traces qu’une empreinte sur le sable, qu’un nid sur la branche, qu’un sillage sur le flot du Nil. On embaume les chats, les chiens, les crocodiles, les rats, les scarabées, les musaraignes, les œufs des serpents. La plus petite, la plus fugitive goutte de vie, fixée par une atmosphère d’aromates, se cristallise, devient éternelle. L’Égypte s’insurge contre cette loi de la nature qui veut que tout rentre, que tout se dissolve dans l’universelle chimie qui renouvelle la matière ; elle accepte la mort, mais elle lui défend de détruire. À sa puissance de corruption elle oppose une pharmacie énergique, un acharnement séculaire, une théologie 
qu’on pourrait définir : l’hygiène sacrée du cadavre.
Mais où parquer ces générations immobiles qui tiennent, après leur mort, autant de place que de leur vivant ? L’Égypte ne recula pas devant le problème ; ce peuple embaumeur se fit fossoyeur : il inventa une architecture souterraine qui répétait en les grossissant les énormités de son architecture extérieure. Imaginez un homme dont le regard percerait le sol ; il aurait, en Égypte, l’effroyable vision d’un monde souterrain correspondant au monde du dehors, dix fois plus vaste, cent fois plus profond, mille fois plus peuplé. Chaque ville se répercute en nécropole ; chaque maison bouche un puits mortuaire ; sous le pied de chaque homme qui passe s’étend, comme sa racine, dans les entrailles de la terre, une file superposée de momies dont le bout plonge dans des profondeurs insondables. L’Égypte n’est que la façade d’un sépulcre immense ; ses pyramides sont des mausolées, ses montagnes des ruches de tombeaux ; le terrain sonne creux dans ses plaines, épiderme de vie drapé sur un charnier gigantesque. Pour loger ses cadavres, elle s’est convertie elle-même en cimetière ; elle s’est dédiée, en quelque sorte, à la Mort."

Extrait de Hommes et dieux (1867), de Paul-Jacques-Raymond Binsse de Saint-Victor, plus connu sous le nom de Paul de Saint-Victor (1827-1881), essayiste et critique littéraire français

lundi 6 juin 2022

"Jamais il n'a été donné à un peuple de chanter son poème de siècle en siècle avec une telle assurance de parfait accomplissement, une certitude aussi massive" (Achille Carlier, à propos de Thèbes)

illustration extraite de l'ouvrage d'Achille Carlier

"Thèbes, qui a été le centre du monde au IIe millénaire avant notre ère, a laissé des ruines gigantesques, étendues sur un site immense, et demeurant l'un des lieux les plus prestigieux qui soient. L'âme de l'ancienne Égypte aux siècles d'apogée y est restée intensément présente, reflétée par un art dont la force et la subtilité de style, absolument incomparables, réservent les révélations les plus précieuses, les commotions les plus profondes, à qui parvient à se mettre en contact avec leur expression essentielle. (...)
Le centre religieux du Nouvel Empire était, sur la rive droite du Nil, le grand temple d'Amon-Râ, connu de nos jours sous le nom du village de Karnak. Là, autour de ce sanctuaire suprême, les rois d'Égypte, règne après règne, accumulèrent les constructions, dans une volonté grandiose d'attestation historique, élevant sans cesse de nouveaux hypostyles, de nouveaux pylônes, de nouveaux obélisques, devant ceux qu'avaient dressés leurs prédécesseurs. L'enceinte du grand temple, dans son dernier état, forme une aire de cinq à six cents mètres de côté, accompagnée d'autres enceintes sacrées, et l'ensemble s'étend sur une distance de plus d'un kilomètre et demi du Nord au Sud. Jamais il n'a été donné à un peuple de chanter son poème de siècle en siècle avec une telle continuité, une telle assurance de parfait accomplissement, une telle sérénité de cœur, une joie aussi inaltérable, une certitude aussi massive. 
Le seuil de la grande salle hypostyle de Karnak est l'un des lieux les plus intensément religieux qui soient au monde. On y subit une terreur sacrée qui arrête les pas et impose la plus profonde admiration. Rien ne peut suggérer à l'avance le fluide qui se dégage des obélisques de Karnak, lorsqu'ils frappent tout à coup dans leur pureté, comme une vibration musicale, roses sur un ciel d'émail bleu. Des flancs du temple se détache une avenue triomphale scandée de pylônes, qui se dirige vers une autre enceinte, au sud, consacrée à la déesse Mout, épouse du grand dieu Amon-Râ. Sur le côté, un troisième sanctuaire, celui de leur fils Khonsou, incomparable monument si bien conservé, auquel les Égyptiens donnaient le nom de "bon de repos en Thèbes" par un sentiment qu'il semble impossible de ne pas partager, aujourd'hui encore, lorsque l'on y pénètre.
Plus au Sud, à l'emplacement appelé maintenant Louxor, un temple s'élève, qui était relié au groupe de Karnak par une allée de béliers de deux kilomètres et demi de long. Le temple de Louxor est l'un des poèmes les plus prenants de l'architecture égyptienne.
Construit au bord même du Nil, c'est essentiellement un reposoir pour la procession des barques sacrées de Karnak, lesquelles y étaient conduites au cours de grandes fêtes dont les bas-reliefs nous retracent le développement. C'est comme une pépinière de colonnes florales fasciculées en boutons de papyrus, de la plus attachante harmonie, précédées par une haute colonnade en fleurs de papyrus épanouies, mesurant plus de quinze mètres de haut. Les murs qui entouraient ces colonnades ont disparu, et ces grandes fleurs de pierre, dont le profil nerveux est d'une délicatesse et d'une sûreté de style insurpassable, apparaissent, vues au fil de l'eau dans leur solidité immuable, et dans l'effet produit par cette proximité même du fleuve, comme un chef-d'œuvre incomparable. 
À Louxor, du haut des berges et par delà le Nil, la vue s'étend vers l'Ouest sur le site immense de la chaîne libyque, dominée à cet endroit par une hauteur qui évoque la forme d'une pyramide naturelle. C'est là-bas, dès la lisière du désert, que se trouve la nécropole de Thèbes, disposée vers le soleil couchant, dans la direction où chaque soir l'astre descend vers un autre monde. Ne construisant plus les pyramides monumentales dont la forme avait acquis un rôle essentiel dans le rituel funéraire des époques antérieures, les pharaons du Nouvel Empire creusaient leurs tombes aux flancs de cette montagne, la Cime d'Occident, "Celle qui aime le silence", dans les replis secrets que nous nommons la "Vallée des Rois". Mais leurs temples funéraires s'élevaient bien en vue, en bordure de la plaine : là aussi, comme à Karnak, les rois thébains ont construit de splendides monuments, qui ont formé une assemblée solennelle, constituée peu à peu à la limite des terres cultivées et du désert. (...)
Entre les temples et la montagne, sur diverses collines, se creusent les innombrables tombes, où, générations après générations, les particuliers sont venus établir leurs dernières demeures. Il y subsiste un monde innombrable de figurations, bas-reliefs d'une élégance suprême comme ceux de Ramose, peintures d'une fraîcheur de tons inouïe comme celles de Nakht ou d'Ouserhat, où toute l'Egypte du Nouvel Empire est encore vivante, représentée avec une abondance intarissable dans les moindres détails de la vie courante, depuis les travaux des champs et de tous les corps de métiers jusqu'aux scènes de pêche et de chasse, aux scènes de toilette et aux fêtes, etc. Rien n'est plus attachant que de fréquenter ces merveilles.
On y sent d'une manière générale une douceur d'âme, une faculté de joie intérieure, qui font de l'Égypte ancienne un milieu profondément différent des mondes asiatiques dont elle était contemporaine, et dont elle avait à se garder. ll est stupéfiant de constater à quelle pureté elle s'était élevée, tant de siècles avant que les auteurs de nos morales modernes ne se fussent fait entendre. Une bienfaisante administration, les règles de justice édictées pour tous, sans considération des différences sociales, le devoir de protéger les faibles, le culte de Maat, la Vérité, placée à l'avant du mouvement des choses, et la pesée du cœur, au seuil de l'autre monde, trois mille ans avant nos jugements derniers !
Une des plus étranges leçons que nous y pouvons prendre est de pressentir ce que pouvait être la force de l'âme égyptienne devant la mort, sa sérénité, sa joie confiante faut-il dire, devant un au-delà auquel une vie infiniment aimée servait de prélude et de préparation. Le plus important pour eux est d'assurer la conservation de ce qu'ils aiment dans leur vie, pour cet au-delà qui durera bien davantage. Ils s'attachent beaucoup plus à l'aménagement de leur tombe qu'à celui de leur habitation. La maison reste provisoire, en matériaux légers et périssables, elle importe peu. Mais pour la tombe, rien n'est trop durable ou trop précieux, ou trop soigné."


Extrait de Thèbes, capitale de la Haute-Égypte, 1942, par Achille Carlier (1903-1966), architecte, Premier Grand Prix de Rome, Médaille d'honneur des artistes français

Quand le soir tombe sur Karnak... "l'heure de la plus belle scène", par Fernand Neuray, XXe s.

Ruins of the great temple at Karnak, sunset by David Roberts

"Retournons flâner, avant la nuit, dans les allées profondes de la salle hypostyle. Tout à l'heure, dans le premier émoi, saisis et stupéfaits en présence de ces géants de pierre, nous n'avions d'yeux que pour leur masse énorme et l'effet grandiose de leur alignement. M. Legrain va faire revivre pour nous le cortège, maintenant effacé et confus, des dieux et des rois gravés sur leurs fûts millénaires. Des dieux à tête de chacal, d'ibis ou de chouette entourent le grand dieu de Thèbes à figure d'homme ; le Priape égyptien étale impudemment sa sereine impudeur. Un peu plus loin, sur la face d'un pylône, des processions de barques sacrées déroulent leurs théories ; un roi vainqueur fait massacrer des prisonniers de guerre, troupeau tremblant agenouillé sous le glaive.
Le soir tombe ; une chape d'ombre violette descend du ciel, où le soleil décline. Dépêchons-nous de monter sur le grand pylône. Voici l'heure de la plus belle scène. À l'ouest, le soleil gagne la chaîne lybique ; le Nil charrie du feu ; de grands nuages carmin incendient les confins de l'horizon. De l'autre côté, les ruines entrent dans la nuit. Les obélisques semblent tomber, comme d'immenses stalactites, de la voûte, maintenant sombre, où s'allument les étoiles ; çà et là, au-dessus d'un pylône ou du bonnet de pierre d'une effigie souriante, flotte, embrasée par des rayons de pourpre sanglante, la chevelure d'un palmier ; la lune monte ; les ombres des colonnes s'allongent sur la blancheur du sable... Ce spectacle nous hantera toute la vie.
Nous sommes revenus à Karnak dans la soirée, mais tard, après dix heures, sûrs d'éviter alors l'exubérante gaîté des touristes qu'on rencontre hélas ! en bandes, par les beaux clairs de lune, dans la magnifique solitude des ruines endormies. Quel magicien a pu, en si peu de temps et dans le même cadre, faire un autre tableau ? Élargie, sans limites, infinie, la ville baigne dans une lumière très douce, et toute bleue. Dans l'hypostyle, parmi les ombres immenses, les gardiens de nuit glissent comme de fantômes-nains. Entre les colonnes blanches, dans les avenues maintenant pleines de ténèbres, les rayons de la lune sèment des feux follets. Un moment, l'envie nous prend de nous perdre dans les ruines, puis de nous laisser enfermer jusqu'au matin.
Mais nos âniers, sous l'acacia dont l'ombre, devant la maison du directeur des fouilles, étend un cercle noir, nous appellent à grands cris. On entend souffler les chevaux d'une ronde de police.
Déjà minuit ?... Le trot de nos baudets éveille le village arabe. Sur les plates-formes des maisons, des chiens hurlent en choeur. Le vent du soir gémit dans les palmiers ; des chansons de rameurs se répondent sur le Nil. Nous rentrons à l'hôtel par des ruelles qui serpentent entre des jardins, dans le doux parfum des mimosas."

Extrait de Quinze jours en Égypte, 1908, par Fernand Neuray (1874-1934), journaliste et critique, l'un des grands noms du journalisme belge de la première moitié du XXème siècle.

samedi 4 juin 2022

"Le Caire, royalement étendu dans la vallée du Nil, comme sur un frais divan, offrait à nos yeux son diadème confus de coupoles et de minarets" (Louis de Tesson, XIXe s.)

Vue du Caire, par Jean-Léon Gérôme (1824-1904)

"Nous avions encore quatre ou cinq lieues de désert à parcourir, lorsque, parvenus au sommet d'une ondulation de la plaine, nous vîmes apparaître dans l'éloignement un magnifique tableau. Le Caire, royalement étendu dans la vallée du Nil, comme sur un frais divan, offrait à nos yeux son diadème confus de coupoles et de minarets.
La fertile Égypte, lumineuse et verdoyante comme l'Elysée des poètes, était là, dans son repos, avec le souvenir de ses grandeurs passées et semblait tressaillir de bien-être dans chaque ondulation de son atmosphère palpitante. Nos yeux voyaient les dons que le Ciel lui a prodigués, et nos oreilles ne pouvaient entendre de si loin le sourd gémissement que la 
tyrannie des hommes arrachait à sa misère. Le Nil, image trop peu reproduite d'un parfait monarque, passait en faisant le bien à travers les champs conquis au désert par ses flots réparateurs ; l'œil se reposait un instant sur l'azur de sa surface colorée par le plus beau ciel, puis on le voyait disparaître au milieu de la verdure qui attestait au loin sa présence. Nous puisions dans cette vue seule une sensation de fraîcheur qui nous désaltérait. Toute la scène se dessinait à nos yeux à travers un milieu vaporeux et ondoyant qui donnait à la réalité un vernis fantastique. Le paysage était trouble et frémissant comme si nous l'avions envisagé à travers les émanations d'une fournaise ardente.
Par un autre effet de la raréfaction des couches atmosphériques inférieures, des bandelettes de couleur fauve semblaient projetées par le désert dans la verdure des champs, ou bien (si l'on aime mieux envisager ainsi le phénomène) des zones verdoyantes venaient de la campagne se marier aux derniers plans du désert, et la limite entre les deux teintes, quoique bien tranchée dans la réalité, demeurait à nos yeux flottante et indécise.
Par delà cette campagne inondée de lumière, le désert occidental reprenait possession de l'espace, et, fuyant au loin derrière les pyramides de Ghyzeh et de Sakkara, semblait nous appeler vers le temple de Jupiter Ammon. Nous étions bien placés pour mesurer la petitesse de cette fameuse Égypte, comprimée entre deux océans de sable qui se regardent l'un l'autre, comme pour se donner rendez-vous sur les bords du Nil.
Je m'enivrai quelque temps de la magie du spectacle, et puis je sentis que je m'abîmais dans une tristesse profonde. L'approche des grandes villes exerce sur moi cette fâcheuse influence ; je les ai toujours abordées avec une angoisse inexprimable qui dégénère quelquefois en un tremblement fébrile ; et lorsque j'ai recherché les motifs de mon trouble, j'ai reconnu qu'il était légitime. Autant la rencontre d'un ami fait pénétrer de joie au fond de mon âme, autant j'éprouve de consternation en tombant au milieu de ces immense ramassis d'hommes qu'on appelle ville de premier ordre ; telle doit être la stupeur d'un homme qui se noie. (...)
Mais la sensation est encore plus profonde au sortir du désert, car ici les extrêmes sont voisins : après le silence de la solitude, le bruissement soudain de trois cent mille hommes amoncelés ! Je m'étais trouvé bien de cet isolement qui donnait de l'essor à ma pensée, de cette société restreinte, comme toutes les bonnes choses, mais parfaitement assortie, et qui laissait à l'estime, à la confiance, à l'amitié toute leur expansion ; mais il me semblait maintenant que l'intimité, si étroite au désert, allait se délayer, pour ainsi dire, dans la foule mouvante, et que pour moi la vraie solitude commençait à l'entrée de la ville.
Je regrettais aussi nos pauvres Bédouins qui allaient retomber à notre égard dans le tourbillon de êtres indifférents ; et ces bons dromadaires, sur le visage desquels j'aimais à retrouver l'expression sympathique d'une mélancolie semblable à la mienne. Ah ! combien, en ce moment, je trouvais de poésie à leur grande taille, à leur cou sinueux, à leur pittoresque difformité, à leur simplicité antique, à leur enveloppe décolorée comme une vêtement usé ! Leur image, soit qu'elle fût éclairée par le soleil, ou par la lune, ou par le feu du bivouac, était désormais inséparable, dans ma mémoire, de tous les tableaux recueillis au désert ; elle s'y représentait dans le lointain comme aux premiers plans, sur la nudité de la plaine comme dans les âpres défilés de la montagne."

extrait de Voyage au Mont Sinaï, 1844, par Louis de Tesson (1805-1889), ordonnateur du Bureau de bienfaisance d'Avranches, Manche ; membre de la Société archéologique d'Avranches