mercredi 3 mai 2023

Dans l'attente de l'ouverture de la tombe du "Pharaon à la mode", par Vicente Blasco Ibañez (XXe s.)

entrée de la tombe de Toutankhamon
auteur du cliché non mentionné

"Des gendarmes égyptiens suivent d'un œil vigilant le travail de plusieurs ouvriers. Ceux-ci élèvent une estrade de bois qu'ils ornent de percaline à fleurs et de drapeaux aux couleurs nationales. Mon cocher m'explique que dans quelques jours ou dans une semaine, peut-être bien dans un mois, de hauts fonctionnaires du Caire viendront procéder à l'ouverture d'une nouvelle salle dans la tombe fameuse de Tout-an-Khamen. Puis il ajoute que peut être aussi ils ne viendront jamais, tant en ce moment les hôtels de Louqsor sont bondés de touristes ! Le snobisme y a ramené ceux-ci, quoique la saison d'hiver soit terminée, et leur a fait affronter la chaleur croissante. Même des princes royaux et de grands personnages sont à Louqsor, attendant qu'on rouvre la tombe.
Je crois que la majorité de ces curieux ne s'intéresse en aucune façon à Tout-an-Khamen, roi d'une des dernières dynasties de Thèbes, dont ils ignoraient le nom il y a quelques mois. Mais maintenant on ne parle pas d'autre chose, et, comme ce Pharaon est à la mode, tous se disputent l'honneur d'entrer dans son tombeau et attendent à Louqsor, en s'éventant pour chasser les mouches, que le gouvernement égyptien décide une nouvelle exploration, pour pouvoir dire : "J'étais là."
On me montre l'entrée de la tombe célèbre, c'est un orifice de caverne qui donne accès à une syringe en pente, comme dans les autres hypogées. Ce qu'elle a jusqu'ici d'extraordinaire, c'est la beauté des meubles qu'on y a trouvés, mais ils sont déjà dans le musée du Caire, et je pourrai les voir avant qu'une semaine se soit écoulée."

extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

mardi 2 mai 2023

"Mansour, histoire d'un enfant d'Égypte" (extrait), par François Bonjean et Ahmed Deif

source : Wikipedia


"Mon père, un jour, me tendit une lettre : 
- De Cheikh Mohammed Ibrahim. Un modèle d'arabe !
Il me fut impossible de comprendre cette lettre. La chose n'avait d'ailleurs rien que de normal : lire correctement l'arabe littéraire constitue l'aboutissement de tout un cycle d'études. Je n'en fus pas moins très humilié de m'entendre dire :
- Que fabriques-tu donc au kouttâb ? Tu nous as rebattu les oreilles de la science calligraphique d'Amine Effendi et du calcul qu'il vous enseigne au tableau noir : moi qui n'ai jamais été dans un kouttâb aussi moderne, je peux tout lire, tout comprendre ! 
- Je n'ai que quinze ans ! Toi tu lis les journaux et beaucoup d'ouvrages depuis des années. C'est précisément à cause de ma faiblesse que je voudrais tant aller dans une école vraiment moderne. Là, je pourrais apprendre aussi le français. Je deviendrais un effendi, et pourrais obtenir une place au gouvernement ! 
- Comme tu voudras, me dit-il d'un air indifférent. Si tu y tiens, cherche toi-même l'école. Seulement, je t'avertis que je ne puis rien débourser de plus que je ne fais. Il faudrait que tu aies un costume à l'européenne, des chemises, des cravates. Tout cela coûte cher !
L'idée d'apprendre le français me travaillait depuis longtemps. L'un de mes condisciples avait quitté le kouttâb pour entrer chez les Frères. Il me répétait :
- Tu en as pour des années avant de connaître l'arabe classique. Vois ton père, qui n'a jamais interrompu ses études ; il n'est encore, à quarante ans, qu'étudiant. Oui, l'arabe est la langue des uléma, des cheikhs, la langue divine. Mais n'appelons-nous pas le français loghet el molouk, la langue des rois ? N'est-il pas la langue de la bonne société, des affaires, de presque toutes les administrations ? À quoi peut-on arriver sans lui ?
Son raisonnement m'avait impressionné. Je me disais qu'une fois en possession de cette clef du monde moderne, je pourrais continuer à étudier l'arabe, et que je serais ainsi supérieur et aux cheikhs et aux effendis. J'entendis un matin Cheikh Rhâdre parler du père de ce garçon devant des visiteurs de marque.
- Voilà un homme pieux, bon musulman, disait-il, qui fait les cinq prières et dit constamment son chapelet dans la rue, et ce vieillard écoute ses enfants, les laisse aller à l'école chrétienne ! Il sait pourtant que ces Frères ont pour mission de convertir les Musulmans. Les élèves doivent se rendre plusieurs fois par jour à l'église pour assister aux prières. Ils doivent aussi suivre le programme de l'école. Ils finissent par devenir au moins indifférents à l'Islam !
J'étais ému comme si cette conversation devait décider de mon sort. Les Frères, en tant qu'ennemis jurés de l'Islam, m'inspiraient de la haine. Et cependant, leur école, à cause du français, m'attirait comme un havre.
- Je ne crains pas, répondit l'un des effendis, que les jeunes Musulmans embrassent le christianisme. Mais ce que je crains, c'est qu'à force de souffrir du fanatisme des Frères, ils ne deviennent eux-mêmes des musulmans fanatiques. J'ai dit l'autre jour à l'un de ces jeunes gens :
- Tu vas te faire chrétien !
Jamais ! m'a-t-il répondu. Car si j'en juge par ce qui nous est montré, je préfère ma religion. Ces Frères s'arrogent le droit de parler au nom de Dieu, et pourtant ils sont comme les autres. S'ils font allusion à l'Islam, c'est toujours avec des sous-entendus et du parti pris.
- Oui, dit un autre effendi, la malignité de ces hommes, au point de vue religieux, est grande. Mais l'Islam, une fois implanté dans un cœur, ne peut pas être déraciné. Il est la lumière de Dieu. Ne tombons pas dans le défaut des Frères en nous montrant injustes envers eux. Ils ont rendu de grands services, non seulement à leur pays, à leur langue, mais à nous-mêmes, à l'Égypte. Voyez nos hommes politiques, nos grands avocats : autant d'anciens élèves des Frères et des Jésuites ! Leurs écoles sont, en Égypte, les plus sérieuses."

extrait de Mansour, histoire d'un enfant du pays d'Égypte
1924, par François Bonjean et Ahmed Deif, professeurs à l’École normale supérieure du Caire.

"Publié à Paris aux éditions Rieder en 1924, le livre obtient un succès d’estime. Fernand Leprette publie un article louangeur dans lequel il explique que l’auteur « a mis à profit cinq longues années de séjour au Caire » pour « se faire admettre dans l’intimité de belles familles indigènes, pour conquérir de nombreuses amitiés dans le pays ». Sans « être rompu aux subtilités de la langue du dhâd, sans être archéologue, juriste ou diplomate », il a réussi à « montrer l’Égypte du dedans », et a découvert « d’instinct le seul collaborateur qualifié ». Le nouveau livre n’a rien à voir avec Goha d’Adès et Josipovici, ni « avec les notations d’un voyageur pressé. Interrogez n’importe quel Français d’Égypte sur La Mort de Philae par exemple. Et nul n’ignore le dédain des Orientaux pour la plupart de nos variations littéraires sur le pays ». Le même critique et résident en profite pour poser le problème de tous ces « effendis en veston » qui reviennent d’Europe, « musulmans de la nouvelle école » dont les « qualités demeureront sans emploi jusqu’à ce que des disciplines critiques et scientifiques, venues peut-être du pays de l’Infidèle, rétablissent un contact nécessaire avec le riche limon du Nil ». C’est bien l’une des questions lancinantes posées par le livre que cette occidentalisation, dont le héros de Mansour est le porte-parole et la victime consentante." (Daniel Lançon, Les Français en Égypte, 2015)

samedi 29 avril 2023

"J'ai trouvé à Saqqarah l'art grec au nid" (princesse Bibesco)


photo extraite de Wikimedia commons
auteur non mentionné

"Grande nouvelle : j'ai trouvé à Saqqarah l'art grec au nid ! Des colonnes doriques sont sorties depuis peu du sable. Imothep (sic), l'architecte du roi Zozer (sic), dont c'est l'ouvrage, fut le premier Égyptien qui employa la pierre de taille.
L'inscription annonce qu'il a été placé au rang des dieux, après avoir achevé ces deux temples. On le serait à moins. Ils sont divins, petits, parfaits, plus beaux que celui de la Victoire Aptère, sur l'Acropole, auquel ils ressemblent, avec quelque chose de plus fini, de plus serré dans le grain de la perfection.
Ils datent d'environ trois mille ans, trente siècles avant Phidias. Je n'en sens que plus vivement l'ordre aristocratique qui règle l'héritage humain. La préséance est à l'Égypte. Ceux qui ont opposé l'art libre des Grecs à l'art esclave des Égyptiens sont bien quinauds, avec Taine, depuis qu'on a découvert les colonnes de Sagqarah.
La première colonne fut en terre glaise. De gros roseaux du Nil, en fascines, furent dressés autour, pour la faire tenir debout, jusqu'à ce que de limon eût séché.
L'empreinte de ces roseaux, en creux, a donné les rainures de la colonne cannelée.
Pourquoi m'être fâchée, à Ratislava (sic), contre le ciment qui imite la pierre, puisque les plus fameuses architectures du monde ne sont que l'imitation, marbre ou en pierre, des architectures de bois ou de boue séchée ? Tout est transposition, transfiguration.
Mes idées toutes faites sont à refaire."

extrait de Jour d'Égypte, par Marthe Lucie Lahovary (1886-1973), par mariage princesse Bibesco, également connue sous le pseudonyme de Lucile Decaux, femme de lettres française d'origine roumaine.

lundi 24 avril 2023

Une halte aux "Tombeaux des Califes", par Francis Carco (XXe s.)

source : Photoglob

"Loin d'Europe (...) tout revêt un sens, un caractère si pur, si simple, si proche du naturel, qu'on en reste charmé. Bien sûr : on a perdu la clef des mystères de la Vieille Égypte. Ne discutons pas : c'est un fait.
Reste à savoir si cette clef comportait autant de complications qu'on le dit. Pour l'Islam, elle ressemblerait plutôt à la baguette d'un magicien, car la vie et la mort n'y accumulent, entre elles, aucune sorte de secret. Et la preuve en est si formelle qu'à l'intérieur de la vaste nécropole où nous descendîmes de voiture, je découvrais des rues flanquées de réverbères et bordées de maisons et que, dans ces maisons, se trouvaient des jardins où les parents de ceux dont les dépouilles reposent entre ces murs, se réunissent à certaines fêtes comme si rien n'était changé.
- Nous sommes dans un cimetière, fit tranquillement observer mon compagnon. Chacune de ces constructions abrite une tombe. Regardez donc !
Je m'approchai d'une fenêtre dont les persiennes étaient closes et j'aperçus un patio décoré de plantes en pots, de lianes grimpantes. La lune brillait. Elle éclairait les cloisons de cette singulière demeure où il ne manquait guère, pour la croire habitée, que deux ou trois fauteuils d'osier devant la porte, une table et une lampe sur la table. La dorure d'un sépulcre, enrichi d'un verset du Coran, étincelait discrètement à la douce lumière qui le baignait.
- Comme c'est étrange ! dis-je à voix basse. Vous ne m'auriez pas prévenu, j'aurais pensé qu'on se couche tôt au Caire. (...)
- On enterre encore ici, comme autrefois, les possesseurs de ces petites maisons, m'apprit mon guide. Toutes appartiennent à d'anciennes familles. C'est un honneur d'avoir sa place aux Tombeaux des Califes, près de l'Émir Kébir, par exemple, ou du Sultan Barqouq, dont vous apercevez le mausolée qui date du XVe siècle. Vis-à-vis de sa sépulture, existent les tombes de ses femmes. À chaque extrémité de la façade, voyez ces minarets. Quelle grâce ils ont au clair de lune !

- En effet. Mais cette grande mosquée, m'informai-je, quel en est l'occupant ? 
- C'est la mosquée de Souleiman. Pourtant le monument le plus curieux, à mon avis..."

extrait de Heures d'Égypte, 1940, par Francis Carco (1886-1958), né François Carcopino-Tusoli, écrivain français, de l'Académie Goncourt, romancier, poète, journaliste, auteur de chansons

Le portique du temple d'Esné, "monument le plus parfait de l'antique architecture" selon Vivant Denon (XIXe s.)

Illustration de Vivant Denon

"Esné est l'ancienne Latopolis ; on voit encore sur le bord du Nil quelques débris de son port ou quai, qui a été souvent rétabli, et qui, bien qu'on y fasse quelques réparations, est dans un état déplorable. 
Il y a aussi dans la ville le portique d'un temple, que je crois le monument le plus parfait de l'antique architecture : il est situé près du bazar, sur la grande place, et en ferait un ornement incomparable, si les habitants pouvaient soupçonner son mérite ; au lieu de cela, ils l'ont masqué de méchantes masures en ruine, et l'ont livré aux usages les plus abjects : le portique est très bien conservé et d'une grande richesse de sculpture ; il est composé de dix-huit colonnes à chapiteaux évasés ; ces colonnes sont élancées, et me parurent aussi élégantes que nobles, quoiqu'on ne puisse juger de leur effet que de la manière la plus désavantageuse à l'architecture ; il faudrait déblayer, pour savoir s'il reste quelque partie de la Cella : je fis le mieux que je pus la vue pittoresque et un plan de ce monument ; les hiéroglyphes en reliefs, dont il est couvert en dedans comme en dehors, sont d'une exécution soignée ; on y remarque un zodiaque, de grandes figures d'hommes à têtes de crocodiles ; les chapiteaux, quoique presque tous différents, sont d'un bel effet ; et ce qui pourrait ajouter à la preuve que les Égyptiens n'ont rien emprunté des autres nations, c'est qu'ils ont pris tous les ornements dont ces chapiteaux sont composés, des productions de leur pays, telles que le lotus, le palmier, la vigne, le jonc, etc."

extrait de Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, pendant les campagnes du Général Bonaparte, 1802, par Dominique Vivant Denon (1747-1825), graveur, écrivain, diplomate français

dimanche 23 avril 2023

"C'était là, pour les Égyptiens, l'extrême limite du monde" (la Vallée des Rois, selon Jean-Baptiste Samat - XXe s.)

La vallée des tombes des rois par William Henry Bartlett (1809-1854), 
publié dans The Nile Boat or Glimpses of the Land of Egypt,1862

"L'excursion aux tombeaux des rois évoque d'autres idées et suscite d'autres réflexions que la vue des temples écroulés. C'est que la visite aux hypogées, encore revêtus de leurs peintures et de leurs inscriptions, nous fait entrevoir les origines des religions primitives ; elle nous rapproche de l'âme des premiers civilisés, de leurs aspirations, de leurs croyances sur la mort et sur l'au-delà.
Ici, plus de colonnades majestueuses, plus de portiques insolents : la nature s'est chargée du décor. Les Égyptiens eux-mêmes avaient bien compris que rien n'aurait pu ajouter à la majesté, à la sévérité du site qu'ils avaient choisi. Quelle région, mieux que celle-ci, eût été capable d'éveiller le sentiment du départ définitif ?
Des rochers jaune clair, cachant des trous creusés profondément, des galeries souterraines dont rien n'indiquait l'entrée, pas de fronton, pas de pylônes, des excavations brutes, longtemps ensevelies sous les effritements de la montagne et que maintenant les égyptologues ont mises à jour.
Plus d'allées de sphinx, mais un chemin caillouteux, au fond d'une vallée de quatre kilomètres, fruste, âpre, désolée et immense, s'enfonçant au revers de l'admirable colline rose que nous admirions de Louqsor.
C'était là, pour les Égyptiens, l'extrême limite du monde. C'était derrière cette chaîne de rochers que le soleil disparaissait chaque soir. L'âme humaine dont la course solaire était le symbole devait à sa mort rejoindre l'Astre-Dieu, dans la profondeur de l'Occident, pour le suivre dans l'Amentit et y accomplir sa destinée. Tous les morts de la vieille Égypte dorment donc dans la montagne du Couchant ; ils sont ainsi plus près du but de leur dernier voyage : "La contrée de l'Ouest, la très grande et la très bonne."
On a creusé pour eux ces demeures indestructibles qui ne périront qu'avec le monde : "Les temples et les palais des Égyptiens, a dit un historien grec, ont passé, car la vie de l'homme est passagère, mais leurs tombes sont éternelles comme la mort."
Rien n'est plus émouvant que cette route déserte, décrivant ses méandres entre deux pentes abruptes que fait flamboyer un soleil ardent ; rien n'est plus désolé. Ce sont des masses solides, quelquefois elles sont taillées à pic, souvent arrondies en forme de tours, coupées de gorges escarpées et ombrées de bleu. Les lignes des crêtes sont harmonieuses, classiques et se détachent nettement ; mais quel silence et quelle solitude ! Rien n'y pousse, ni un arbrisseau, ni même un brin d'herbe ! partout la pierre nue et dorée, la pierre polie par le temps, par le frottement séculaire du sable impalpable que le vent du désert y apporte constamment. Seuls, quelques oiseaux donnent un semblant de vie à cette terre de mort, de rares alouettes huppées, les aigles fauves planant immobiles, des éperviers et des milans noirs décrivant des orbes majestueux dans le ciel couleur de turquoise."


extrait de Promenade en Égypte, de Jean-Baptiste Samat (1865-1931), docteur en droit, journaliste, historien local, illustrateur, directeur du périodique "Le Petit Marseillais", membre de l'Académie de Marseille (élu en 1919)

vendredi 21 avril 2023

"Paysage dont le seul rôle est de servir de miroir à la lumière" (Robert de Traz, à propos du désert égyptien)

 

photo d'Iman Fouad, avec son aimable autorisation

"Sakkara, dans les dunes du désert, m'avait donné l'impression de l'altitude, des lieux surélevés et nus. Même atmosphère de vacuité et d'attente. À mesure que, quittant Louqsor, je m'en vais vers les sables du sud, je la retrouve.
Tout est ouvert autour de vous. Rien ne vous limite plus, rien ne vous oblige. Sensation pure de l'espace. À peine faites-vous quelques pas que la moindre dépression de terrain vous engloutit : le monde disparaît à cause d'une faible dénivellation.
Et ce monde, il est désormais identique à lui-même. Pendant des heures et des heures, il se déroule, couleur d'écaille blonde, ou bien d'un beige rose. Mais si désolé qu'il paraisse, il n'est pas monotone. À cause de ses teintes exquises et douces qui donnent un plaisir ininterrompu : le soleil ayant dévoré tous les tons vifs, il ne reste que des nuances qui jouent délicieusement les unes avec les autres. À cause aussi de son invraisemblance. Nous sommes habitués à tirer parti de tout. Mais ce paysage féerique a quelque chose d'inutile et de prodigue. Illimité, inemployable, il existe en dehors de l'homme.
Caractère dépouillé mais sans appauvrissement. Au contraire. Un ascétisme mais qui irradie. C'est la terre réduite à l'essentiel sans ornements ni cultures, et elle présente l'aspect primordial de la nudité.
Paysage dont le seul rôle est de servir de miroir à la lumière. À travers cette pierraille infinie, soudain un caillou micacé brille, paillette allumée dans la solitude.
L'air est si transparent qu'on voit les moindres détails à une grande distance. Rien n'arrête le regard : il s'empare d'un seul coup de cet univers en cristal. Tout est évaporé, tendu, sec, brisant. Au ras de l'horizon la lumière chatoie, presque blanche, et puis elle s'élève en ondulations bleuissantes vers le haut du ciel qui est turquoise. Jour incandescent, privé d'ombres, flamme sans fumée. Du soleil à la terre un arc voltaïque a jailli. Pour un peu on l'entendrait crépiter
Vers le soir, cette haute tension fléchit. Par degrés, l'azur relâche son étreinte, remonte très haut au-dessus du monde exténué. Un faible souffle vient à nous, comme l'haleine expirante de qui demande grâce. Poudre d'or du couchant, gloire immobile."

extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse