mardi 9 juin 2020

"Ces vestiges gigantesques d'une civilisation éteinte me fascinent et m'écrasent à la fois" (Charles Edmond, à propos de l'Égypte pharaonique)

photo d'Antonio Beato, c. 1887
"Je me dirige vers les ruines, mais je ne tarde pas à constater que si la moderne Égypte m'horripile, l'ancienne ne laisse pas de me troubler à un autre point de vue. Ces vestiges gigantesques d'une civilisation éteinte me fascinent et m'écrasent à la fois. Je les aborde, saisi de je ne sais quelle mystérieuse émotion, honteux de n'avoir rien à leur dire, et confus de ne pas me trouver en mesure de les interroger. L'initiation me manque. Écarquiller les yeux comme le dernier badaud venu, m'extasier à froid ainsi qu'un touriste superficiel, concevoir ou bredouiller des balivernes sous prétexte qu'on est l'hôte intime de ces vieux temples, tout cela m'humilie au-delà de l'expression. Faute d'études préparatoires, le seul droit qu'on puisse s'attribuer, c'est de s'incliner respectueusement et de passer en silence. Je sais bien qu'il suffit ensuite de feuilleter quelques bons ouvrages pour discourir à perte de vue sur l'art, sur l'histoire des époques pharaoniques et le reste, et jeter de la poudre aux yeux de ceux qui n'en connaissent point le premier mot. 
La tâche de se rendre compte de cette prodigieuse culture paraît aisée à maint voyageur à son débarquement en Égypte. J'avais rêvé, moi aussi, la bonne fortune de crocheter les sarcophages pleins de mystères, de forcer les momies aux indiscrétions sur le passé, de faire poser devant moi les architectes de Séti et de Thoutmès, d'ébouriffer ensuite mes auditeurs par des aperçus ingénieux et nouveaux. 
Mis en présence de ces colossaux débris, je n'ai pu que refouler dans le néant mes visées et constater mon insuffisance.
Nous ne parlions pas au même diapason. Les Pharaons grondaient comme le tonnerre ; je murmurais des paroles banales et veules. Je me sentais abîmé au milieu d'impressions intraduisibles, tandis que les notions précises ne daignaient pas descendre à mon humble niveau. Nous nous sommes séparés en bonne harmonie, je l'espère. Les Pharaons ne m'ont révélé rien de particulier sur leurs personnes ni sur leur temps. De mon côté, je me suis discrètement abstenu de leur attribuer des faits et gestes, indignes de leur fruste grandeur. À propos de personnages de telles dimensions, le dilettantisme scientifique est chose inconvenante.
Le monde égyptien moderne, en ses manifestations diverses, s'inclinait davantage à ma portée. Ici, point de détail inaccessible.
"

extrait de Zéphyrin Cazavan en Égypte, 1879, par Charles Edmond (1822-1899), "commissaire général de l'exposition vice-royale d'Égypte"

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