mardi 9 juin 2020

"L'Égypte se passe volontiers de pluie : le père Nil, à lui seul, vaut une foule d'averses" (Charles Edmond)

le Chadouf, système d'irrigation en Haute-Égypte
Oeuvre de Louis Hippolyte Mouchot (1846-1893)
Huile sur toile - Musée d'Orsay
"Les hommes sont au labour. Ce n'est pas qu'ils aient besoin de tourmenter et surexciter la terre. Il suffit à celle-ci qu'on l'égratigne à la surface. Elle se charge du reste. Mais, en revanche, quelle soif inextinguible ! Nuit et jour, elle crie à boire, à boire encore ! De l'eau à indiscrétion, et des trésors en retour ! Mais le ciel en est avare ; la pluie compte au nombre de rares phénomènes ; elle fait date. Tel enfant est déjà grandelet : quel âge a-t-il ? On ne se rappelle pas au juste. Il est né le jour de la dernière pluie. 
Un tout petit nuage, accouru de l'autre bout du monde, égaré des siens, est venu ici se faire crever l'outre par un rayon du soleil de la Haute-Égypte. Triste fin, et humiliante ; il se résout en pluie, mais les gouttelettes n'ont pas atteint la terre qu'elles se sont déjà vaporisées. Quand on se borne à des apparitions si rares et dédaigneuses, on ferait mieux de rester chez soi. Du reste, l'Égypte se passe volontiers de pluie : le père Nil, à lui seul, vaut une foule d'averses. Il est vrai que, lui aussi, exige des caresses, des égards, des soins, des stratagèmes souvent ; sans cela il refuserait une partie considérable de la subvention. Aussi le traite-t-on en conséquence.
Le bourru bienfaisant se permet parfois des caprices absurdes, des velléités, par exemple, de se répandre sans profit pour personne.
Vite, il faut élever une digue le long de son cours, pour le rappeler à la raison et à une sage économie. Patience, père Nil ! on vous ouvrira des issues, on vous organisera tout un système artériel, calqué presque sur l'anatomie du corps humain. Les digues seront percées de coupures, et à travers celles-ci, en vertu du rayonnement innombrable de mille petits canaux, l'eau atteindra partout où l'inondation naturelle et périodique, livrée à ses propres agissements, n'aurait jamais réussi à la porter. Et puis, cette fameuse inondation que l'on glorifie tant, elle ne dure pas les douze mois du calendrier. Pendant la moitié de l'année, et même davantage, on n'en entend pas parler. Ce répit périodique, on le met à profit pour obtenir sur le même champ trois ou quatre récoltes successives par an. 
Comment y parvient-on ? Par des moyens surannés qui datent des premiers Pharaons, et qui depuis n'ont pas été d'un cheveu modifiés, ni améliorés. Un peu de progrès eût triplé, quadruplé l'intensité de la récolte. Mais un paysan, fellah ou européen, quelle que soit l'origine de sa race, doit se garder de rompre en visière à la routine. Améliorer, progresser, porterait malheur à la sauvagerie. Les vieux procédés, les vieilles mécaniques ont servi aux pères ; ils serviront tout aussi bien aux fils, et ainsi de suite, de générations en générations, à perpétuité.
La vétusté patriarcale des machines à irrigation, en Basse-Égypte, se trouvait déjà mentionnée sur mon carnet. La çakyéh, ainsi nommée, forme un puits à roue hydraulique, adossée à un réservoir, où elle puise l'eau du fleuve par l'intermédiaire d'un chapelet de godets en terre cuite. Une paire de bœufs la met en branle, et la machine opère de telle façon que la moitié de l'eau, au lieu de se diriger elle aussi vers les terres, retombe dans le récipient initial. Pareil engin n'a pu être inventé que par un arrière-neveu de Sisyphe et d'une Danaïde.
Autre chose dans la Haute-Égypte. La çakyéh s'y transforme en chadouf ; le résultat reste le même ; toutefois, au point de vue pittoresque, la supériorité se prononce en faveur de ce dernier. Autant de gagné, faute de mieux. Le chadouf d'ailleurs l'emporte sur sa rivale, par ses reproductions fréquentes en bas-relief ou peinture, sur les monuments des Pharaons. L'appareil est imparfait, d'accord ; mais il est hiératique, et par conséquent vénérable. Grâce à ces horizons égyptiens sur lesquels chaque objet se profile avec une vigoureuse netteté, on est de loin surpris à l'aspect de ces bizarres constructions qu'un touriste novice et frotté d'archéologie, prendrait pour une variété de catapultes."


extrait de Zéphyrin Cazavan en Égypte, 1879, par Charles Edmond (1822-1899), "commissaire général de l'exposition vice-royale d'Égypte"

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