"Mais que vous dirais-je de Karnak ? C'est bien ici que toute description est impossible, si l'on prétend la faire quelque peu égale au sujet. Mais je me rassure en me disant que les plus habiles y échoueraient tout comme moi. Champollion le Jeune a pris un parti plus simple. C'est de ne pas décrire du tout les magnificences de ces grands lieux.
Nous sommes arrivés par l'avenue qui, du palais de Louqsor, conduisait aux palais et aux temples de Karnak. Une demi-heure de course à cheval nous a suffi. Cette avenue était garnie à droite et à gauche de sphinx à tête de bélier, dont il ne reste que des débris mutilés. Mais cette rangée de statues étranges, qui pouvaient être au nombre de plusieurs centaines, devait produire un bien grand effet. Elle conduit à un pylône de date assez récente, puisqu'il est de Ptolémée Évergète et de la reine Bérénice, sa sœur et sa femme. Il n'a pas moins de 140 pieds de haut. Il n'a jamais été achevé ; et des pierres encore saillantes, comme au temps où on les a placées, attendent des constructions complémentaires, qui ne sont jamais venues.
Au delà de ce pylône, recommence l'avenue de sphinx, beaucoup plus ancienne que lui et qu'il interrompait ; et l'on arrive à une suite d'édifices qui paraissent être du temps de Rhamsès IV (1.200 ans avant J.- C.). Ils sont contenus dans une enceinte qui est à peu près carrée, ayant 100 mètres passés de long sur 85 de large. Les deux côtés nord et sud sont formés par des galeries, dont il reste encore de nombreuses colonnes assez bien conservées. Une entre autres, qui faisait partie d'une avenue placée au milieu de cette vaste cour, n'a pas moins de 70 pieds de haut, y compris la base et le chapiteau. Il devait y en avoir vingt-six de cette dimension.
Mais tout cela n'est rien auprès du vieux palais, où l'on parvient enfin en passant sous un autre pylône de 80 pieds de haut, à l'extrémité de cette avenue. Ce pylône donne entrée dans la grande salle, qui n'a pas moins de 518 pieds de long sur 160 de large. Le plafond, formé de pierres, dont quelques-unes sont longues de 40 pieds, est sculpté et peint ; il est supporté par 158 colonnes, dont 12 au centre, pareilles à celle dont je viens de parler, ont 70 pieds de haut sur 35 de circonférence. Les 126 autres, qui forment les parties latérales des deux côtés de cette nef incomparable, n'ont que 45 pieds de hauteur sur 27 ou 28 de pourtour. Elles sont, de chaque côté, sur sept rangs de neuf chacun. M. Senior prit la peine de les compter.
L'impression singulière qu'on éprouve sous ces voûtes a quelque chose de celle que donnent les Pyramides ; on est anéanti sous des dimensions qui n'ont plus rien d'humain ; et l'on se prend parfois à douter, comme Diodore devant le monument de Chéops, que ce soit là l'oeuvre des hommes. Je ne crois pas qu'il y ait au monde une salle, dans un édifice quelconque, qui puisse se vanter d’un si prodigieux développement.
Le tout est en grès, analogue à celui de Dendérah, venu sans doute aussi des carrières de Silsileh, et couvert également de hiéroglyphes et de peintures. Presque toutes ces colonnes sont debout comme au jour où des architectes habiles les érigèrent. Quelques-unes cependant, cinq ou six au plus, cédant à l'action des eaux, qui, dans les inondations du Nil s'infiltrent jusque-là, et qui viennent même dans les grandes crues baigner une partie de ces ruines, se sont affaissées. Une, entre autres, tombant sur une de ses voisines, s'est trouvée arrêtée dans sa chute par la pierre d’entablement dont elle était couronnée, et qui n'a pas moins de 36 pieds de long. Cette pierre s'est arc-boutée contre la colonne qu'elle frappait sans l'ébranler, et elle a soutenu, dans une position oblique de 60 ou 65 degrés, celle qui l'entraînait avec elle. Dans cette inclinaison violente et instantanée, pas un des tambours de la colonne, au nombre d'une vingtaine, ne s'est dérangé ; et, sous cette inclinaison périlleuse, ils sont encore aussi fermement joints entre eux que s'ils étaient restés perpendiculaires. On pourrait croire, s'il y avait du fer en Égypte, que des barres de fer intérieures traversent les colonnes d'un bout à l'autre, et leur communiquent une solidité d'adhésion qu'elles n'auraient pas sans ce secours.
Au delà de cette salle, qui devait être le lieu d'assemblée des peuples dans les circonstances les plus solennelles, de nouveaux pylônes vous conduisent à de nouvelles enceintes, à de nouvelles colonnades, à des obélisques qui comptent parmi les plus grands de tous ceux qu'on connaît. L'un n'a pas moins de 94 pieds. Celui de Saint-Jean de Latran, à Rome, est encore un peu plus haut, selon les souvenirs d'un de nos compagnons. Si on l'a laissé en place, c'est qu'il aura paru moins beau, les arêtes ayant été endommagées en plus d'un endroit. Ce n'est pas d'ailleurs chose facile que de remuer ces masses effroyables et délicates, sans les briser ; et nous vîmes à terre les débris du plus grand de tous les obélisques, puisqu'il a 100 pieds, que des mains maladroites ont rompu en essayant de l'emporter.
Au delà et autour de ces obélisques est le sanctuaire, dont il ne reste plus que des débris peu reconnaissables, des chambres latérales en granit, et une foule de constructions, qu'il faudrait étudier longtemps pour en retrouver le caractère et la destination probable. Un temple, qui semble petit à côté de ces géants, a été converti en église dans les premiers temps de l'ère chrétienne ; et nous y avons trouvé sur les parois, et surtout sur le plafond, des ornements qui ne peuvent laisser aucun doute à cet égard. Il y a des têtes entourées de nimbes et de gloires ; et, selon toute apparence, ces travaux accessoires remontent au temps où la ferveur des néophytes les entraînait dans les déserts de la Thébaïde, et dans ces palais, qu'ils repeuplèrent pour quelques années. Un plafond peint en bleu était parsemé d'étoiles d'or, et les couleurs semblent d'hier. Entre deux parois de muraille, j'ai vu aussi un groupe de statues de marbre blanc très pur et d'un goût exquis, quoique mélangé. Elles représentaient deux femmes assises se donnant la main ; leur tête avait été rompue. Mais évidemment cet ouvrage, fort distingué, était moitié grec, moitié égyptien. C'est, je crois, une curiosité assez rare ; et je n'ai pas vu qu'aucun voyageur eût pensé à la décrire, quoiqu'elle en vaille bien la peine.
Tel est Karnak dans toute sa majesté, dans toute sa ruine. Nous n'y sommes restés que quelques heures. Mais les sensations que nous y avons éprouvées ne s'effaceront de notre vie."
extrait de Lettres sur l'Égypte, par Jules Barthélemy Saint-Hilaire, philosophe, journaliste et homme d'Etat français (1805-1895).
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