mercredi 5 mai 2021

La "statue monstrueuse" du Sphinx, selon Corneille Le Bruyn (XVIIe - XVIIIe s.)

illustration de Corneille Le Bruyn

"À quelque distance de la plus grande Pyramide du côté d'Orient, on voit le Sphinx si fameux chez les Anciens. C'est une statue qui est taillée dans le roc même, qui représente une tête de femme avec la moitié de la poitrine ; mais à présent elle est enfoncée dans le sable jusqu'au col. À main droite on voit le sable plus élevé qu'ailleurs, et cela jusqu'à une assez grande étendue ; de sorte qu'on peut croire avec raison que sous cette hauteur est caché le reste du corps qui avait la ressemblance d'un lion, et que la face en est tournée du côté droit. 
C'est une masse extraordinairement grosse, mais où les proportions ont pourtant été observées, encore que la tête seule ait vingt-six pieds de haut, et depuis l'oreille jusqu'au menton il y en a quinze, selon la mesure qu'en a prise le sieur Thévenot. De loin il paraît être de cinq pierres jointes ensemble ; mais quand on est auprès, on voit que ce qu'on avait pris pour les jointures des pierres ne sont proprement que des veines qui sont dans le roc. 
Pline dit que ce colosse a servi de tombeau au roi Amasis, et la chose n'est pas incroyable, puisqu'il est dans un endroit qui n'était autrefois, comme nous l'avons dit, qu’une espèce de cimetière, et auprès des pyramides et des grottes qui servaient au même usage ; mais de savoir si ç'a été précisément celui du roi Amasis, c'est ce que je n'oserais assurer, parce qu'il n'y en a point de preuves certaines, tous les mémoires de cette Antiquité ayant été perdus. 
D'autres veulent qu'un roi d'Égypte ait fait faire ce Sphinx à la mémoire d'une certaine Rhodope de Corinthe dont il était passionnément amoureux. Les auteurs font bien des contes de cette statue du Sphinx. Ils disent, entr’autres choses, que lorsqu'on allait la consulter au lever du Soleil, elle rendait des oracles, ce qui doit sans doute être l'effet de l'imposture des prêtres, qui avaient pratiqué auprès quelques conduits souterrains. Quelques-uns croient que le puits, qui est dans la grande Pyramide, pourrait avoir servi à cela. Quoiqu'on n'y trouve plus aujourd'hui aucune route, parce qu'elle a peut-être été bouchée par l'éboulement des terres. Ainsi on n'oserait rien assurer ici sur cet article. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y a aucune ouverture, ni à la bouche, ni au nez, ni aux yeux, ni aux oreilles ; et si les prêtres ont mis ici quelque fourbe en usage, il faut que soit été par le moyen d'un trou, qui, à ce que disent ceux qui y sont montés avec des échelles, est au haut de la tête, et qui va jusques dans la poitrine où il finit. 
Le Consul, avec la plupart de notre compagnie, étaient à l'ombre de cette grosse masse, pendant que je m'occupais à la dessiner avec les pyramides qui sont auprès. On peut aisément, à l'inspection de la figure, juger de la grandeur de cette statue monstrueuse, par la proportion qui a été observée entre elle et les personnages qu'on y voit représentés auprès. 
Pour ce qui est des particularités des Sphinx en général, je me contenterai de rapporter ce que le Dr O. Dapper en a écrit, et qu'il a lui-même emprunté des autres. Lorsque les Égyptiens, dit-il, traitaient des choses naturelles, ils représentaient les Sphinx de deux manières ; savoir, ou sous figure d'un lion couché sur un buffet, ou sous la forme d'un certain monstre, qui avait le corps d'un lion et le visage d'une fille. Par la première figure ils représentaient Momphta, qui était une des divinités des Égyptiens qui présidait sur toutes les eaux, et particulièrement qui conservait et entretenait les causes du débordement du Nil ; et par la seconde ils représentaient l'accroissement même de ce fleuve. Et ils représentaient ainsi cette figure, non pas qu'ils crussent qu'il se trouvât quelque part de tels animaux, mais pour donner à connaître par là les pensées et conceptions secrètes de l'esprit. Ainsi les Sphinx, représentés de cette manière, signifiaient l'état du Nil qui inonde l’Égypte : car comme le débordement de cette rivière dure tout l'été, et tout le temps de la moisson, c'est-à-dire pendant les mois de Juillet et d'Août, et que pendant ces deux mois le Soleil parcourt ordinairement les deux Signes du Lion et de la Vierge, il fut assez naturel aux Égyptiens, qui avaient un grand penchant pour les hiéroglyphes et les représentations mystérieuses, de faire d'une Vierge et d'un Lion des monstres qu'ils appelèrent Sphinx, et qui étaient consacrés au Nil ; et s'ils les représentaient couchés sur le ventre, c'était pour exprimer le Nil qui se déborde.
S'il en faut croire Pline, il y avait un grand nombre de ces Sphinx, et entr'eux il y en avait quelques-uns qui étaient de fort grandes statues, placées dans les endroits les plus remarquables d'Égypte, surtout dans les lieux où le Nil se déborde, comme dans les villes d'Heliopolis et de Saïs, et dans le désert de Memphis ou du Caire, où est celle dont nous parlons, qui semble avoir été la plus grande de toutes, et qu'on voit encore aujourd'hui, au moins la partie d'en haut."

extrait de Voyage au Levant, c'est-à-dire dans l'Asie Mineure, Chio, Rhodes, Chypre, Égypte, Syrie, et Terre Sainte, par l'artiste et voyageur hollandais Corneille Le Bruyn (ou Cornelis de Bruijn) (1652-1726 ou 1725).

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