lundi 8 octobre 2018

L'architecture des Égyptiens "fut austère comme leurs mœurs : le style en était simple, mais imposant et sublime" (Léon Labat)

photo datée de 1860, attribuée à Antonio Beato
"Un des plus beaux privilèges de l'architecture est de révéler à la postérité le caractère particulier de chaque peuple. Celle des Égyptiens fut austère comme leurs mœurs : le style en était simple, mais imposant et sublime. Leurs constructions n'étaient ni frivoles ni éphémères comme la plupart des nôtres. L'éternité fut pour eux un culte dont ils inscrivirent les dogmes sur les pages vivantes de leurs gigantesques monuments. Tout portait, chez eux, l'empreinte d'un caractère noble et réfléchi. Ce peuple, qui méditait sans cesse sur les œuvres éternelles de Dieu, tâchait de les imiter, comme pour se rapprocher de son antique origine.
Ces monuments, qu'ils auraient voulu rendre impérissables, devaient être, pour les générations présentes et pour la postérité, l'objet d'une contemplation religieuse. La Grèce, Rome, et, plus tard, notre moderne Athènes érigèrent des temples aux dieux, des palais aux rois, et des cirques pour les amusements du peuple. À ce triple but d'utilité, les Égyptiens surent en joindre un autre qui constitue le caractère propre de leur architecture : leurs monuments, à larges bases et à grandes surfaces, quelle que fût leur destination, furent disposés de manière à recevoir leurs inscriptions hiéroglyphiques.
Un principe religieux et conservateur se rattachant ainsi aux édifices qu'on élevait de génération en génération, la longue vallée du Nil fut bientôt parsemée d'un nombre infini de temples, de mausolées, d'obélisques, de palais et d'aqueducs qui conduisaient l'eau dans toutes les cités. Un noble sentiment de piété religieuse et de respect pour les morts, leur fit entreprendre les constructions les plus prodigieuses qu'ait jamais tentées la puissance humaine : leurs masses, qui s'élevaient jusqu'aux cieux, faisaient naître dans l'esprit de ces populations un sentiment de méditation et de recueillement que nous avons nous-même profondément ressenti à la vue des colossales pyramides de Memphis. Non contents d'honorer les dieux et la mémoire des grands hommes en leur érigeant des monuments, ils voulurent encore donner aux dépouilles mortelles de leurs parents un asile de repos et de conservation éternelle : d'immenses hypogées furent creusés dans les flancs des montagnes et dans le sein de la terre pour y loger d’innombrables momies qui étaient pour eux une sorte de protestation contre le néant. Toutes les actions de ce peuple vertueux rappelaient sans cesse le culte de la divinité et le respect pour les morts. Ce respect fut tel que les Égyptiens ensevelirent dans les tombeaux de leurs ancêtres les différents objets qu'ils avaient affectionnés, ainsi que les instruments qui avaient contribué à leur illustration. Ils poussèrent enfin leur reconnaissance pour les œuvres de Dieu au point d'embaumer et de loger dans les hypogées diverses espèces d'animaux. On serait tenté de croire qu'ils voulurent étendre le dogme de l'immortalité à tous les êtres que le ciel avait fait naître sur le sol fortuné de l'Égypte."




extrait de L'Égypte ancienne et moderne, 1840, par Léon Labat (1803-1847), grand voyageur, ex-chirurgien du vice-roi d’Égypte

"Un aspect de grandeur souveraine" (Élie Reclus, à propos du Sphinx)

photo de Zangaki
"J'ai vu le sphinx ; c'est vraiment une énorme bête de soixante mètres de long, de soixante pieds de haut. C'est une figure d'homme sur un corps léonin, aussi les Arabes l'appellent le Lion de la nuit. Les Mamelouks l'ayant pris pour cible de leurs fusils, dans leurs jeux d'adresse, il a perdu le nez et une partie de la joue ; mais, quoiqu'affreusement mutilé, il a gardé un aspect de grandeur souveraine. M'asseyant en face de lui je l'ai regardé ; je l'ai interrogé à mon tour : "Que sais-tu ? voyons? Depuis que le roi Chéfrem t'a placé en avant de sa pyramide, tu as vu passer bien des nuages, passer longtemps les flots du Nil, contemplé nombre de soleils levants. Autour de toi les dunes se forment, se déforment et se reforment ; grains de sable après grains de sable t'ont passé par dessus ; ils t'ont rongé le corps, rongé les pattes. Tu as vu mourir Memphis et naître le Caire, tu as vu quantité de dynasties, de peuples, de races, d'invasions, de religions, de philosophies. Depuis le temps que tu regardes, que tu réfléchis, tu dois en savoir beaucoup. Personnification du secret de la nature, symbole de la science et de la puissance, que dis-tu ?"
Et le grand œil du sphinx contemplait toujours. Par dessus le sable du désert, par dessus les semailles et les moissons, par dessus les flots. du Nil, par dessus les toits et les cimetières de la grande ville, par dessus la montagne arabique, il plongeait dans les profondeurs du ciel bleu. Et soudain la pensée me vint : "Pas de secret mieux gardé que celui qu'on ignore. Le mystère n'est mystère que parce qu'il ne se comprend pas lui-même. Le sphinx ne serait plus un être fait d'ombre s'il avait en lui un rayon de lumière. II n'en sait pas plus que nous. Tous, tant que nous sommes, nous cherchons, nous cherchons toujours ; les uns savent des mots, mais n'en comprennent pas le sens ; les autres ont l'idée, mais ils n'en trouvent pas l'expression."


extrait de Voyage au Caire et dans la Haute-Égypte, 1865-1875, par Élie Reclus (1827-1904), journaliste, écrivain, ethnologue et militant anarchiste français

Un pays "destiné à devenir un des berceaux de la civilisation" (Gustave Jéquier, à propos de l'Égypte)

Carte de l'Égypte dressée sur celle du père Sicard par le Sr Robert de Vaugondy 
"Isolée comme est l'Égypte par la mer et les déserts, son développement devait être original ; ce pays favorisé par la nature, avec son climat chaud et son sol d'une fertilité exceptionnelle, toujours renouvelé par les inondations du Nil et livrant généreusement à l'homme tout ce qui peut lui être nécessaire pour vivre, était destiné à devenir un des berceaux de la civilisation ; ici il n'était pas besoin, comme ailleurs, de ces efforts répétés et incessants de l'homme pour s'assurer une maigre subsistance et une existence précaire : il n'avait qu'à se laisser vivre et il lui suffisait d'un léger effort pour réaliser un sérieux progrès de bien-être. 
Défendue naturellement de trois côtés, par la Méditerranée et les déserts arabique et lybique, l'Égypte n'avait que peu de chose à craindre du côté de ses voisins plus ou moins turbulents et, à l'origine tout au moins, elle n'eut pas, semble-t-il, à subir de ces bouleversements qui arrêtent parfois pour longtemps une civilisation naissante. 
Ce n'est pas la lutte pour la vie qui est la cause du développement intellectuel et industriel des premiers Égyptiens, mais le besoin instinctif d'augmenter le bien-être dont la nature avait déjà largement pourvu les habitants de ce pays privilégié.
Il ne faut pas songer à établir combien de siècles ou de milliers d'années dura cette période de travail latent, de développement progressif, à laquelle nous appliquons le terme peu précis de préhistorique. Toujours est-il que vers 4000 avant J.-C., à une époque où la barbarie la plus absolue régnait sur le reste du monde et où seule la Babylonie, autre berceau de la civilisation, et peut-être aussi la Chine, pourraient montrer un état analogue, nous trouvons en Égypte un royaume constitué régulièrement et solidement, un peuple possédant une langue qui présente déjà certains caractères de décadence et une écriture compliquée mais parfaite en son genre, un peuple sachant utiliser tous les matériaux pour la construction de monuments importants, et déjà très avancé dans la connaissance et l'exercice des arts, un peuple industriel en possession des métaux et pour lequel l'agriculture et l'élevage du bétail n'avaient plus de secrets. Une force pareille ne pouvait rester confinée dans un petit pays comme l'Égypte et devait nécessairement rayonner au dehors, les défenses naturelles, mer et déserts, ne pouvant entraver une expansion toute pacifique, et peu à peu le commerce s'établissait, vers le Soudan d'abord, sans doute, puis vers la Palestine et les pays situés plus au nord.
Les fouilles récentes pratiquées en Crête montrent l'influence considérable qu'exerça l'Égypte sur les civilisations naissantes de la Grèce et de l'Archipel et cela dès l'Ancien Empire, donc pendant le quatrième millénaire avant J.-C. aussi bien que pendant la période mycénienne ; ainsi se confirment les légendes où les Grecs reconnaissaient eux-mêmes le rôle qu'avait joué vis-à-vis de leurs ancêtres directs ce peuple paisible, industrieux, artiste et commerçant."


extrait de Histoire de la civilisation égyptienne - Des origines à la conquête d'Alexandre, 1913, par Gustave Jéquier (1868-1946), égyptologue suisse, ayant effectué des fouilles à Saqqarah, Dahschour, Licht, Mazghouna…

dimanche 7 octobre 2018

"Aucune contrée ne subit plus de métamorphoses, ne revêt des aspects plus divers" (Henri Thiers, à propos de la vallée du Nil)




 
tableau de Théodore Frère (1814-1888)
"Ce pays est superbe, doux et terrible. La nature y saisit d'abord le voyageur. Tout lui paraît nouveau, étrange. II reçoit la même impression s'il observe les mœurs des riverains du Nil ; mais son étonnement n'a plus de bornes quand, mettant à profit les découvertes réalisées depuis le commencement de ce siècle, il interroge, sur le passé de l'Égypte, les ruines qui jonchent le sol. C'est alors qu'il reconnaît l'exactitude de cette observation d'Hérodote : “Les Égyptiens vivent sous un ciel à eux propre ; leur contrée est arrosée par un fleuve qui diffère de tous les autres fleuves ; enfin, ils ont établi des coutumes et des lois opposées, pour la plupart, à celles du reste des humains.”
En même temps qu'on est impressionné par la singularité du paysage, quelque chose d'indéfinissable, comme mêlé à l'air qu'on respire, vous pénètre, et, par une action lente mais implacable, agit sur vos facultés. Cette tiède atmosphère énerve l'esprit. Ces vastes plaines du Delta, verdoyantes et gracieuses, mais d'une accablante monotonie, jettent l'âme dans une sorte d'engourdissement placide qui n'est ni la mélancolie ni l'ennui et qu'on ne peut décrire. Un ciel bleu, éclatant, sans nuages ; un air chaud qui porte aux rêves du demi-sommeil ; une terre si féconde qu'elle donne, presque sans travail, jusqu'à trois récoltes dans l'année ; un fleuve béni, créateur, une providence : voilà l'Égypte. Le désert mouvant et aride s'agite sur ses flancs ; mais l'oasis a le Nil et se rit du désert. Nature charmante, merveilleuse ! Son souvenir reste à jamais vivant dans l'imagination du voyageur. Il n'en reçoit pas cependant une impression unique. Aucune contrée ne subit plus de métamorphoses, ne revêt des aspects plus divers. Est-ce un Éden de fertilité et de fraîcheur ? Un désert aride et brûlant ? Une mer émaillée d'îles et semée de barques ? La vallée offre, tour à tour, ces différents spectacles, elle passe par ces transformations bien caractérisées.

Tandis que l'hiver blanchit les campagnes de notre Europe, le sol déploie ici un luxe magnifique de végétation. Des rivages de la mer Méditerranée au delà de la première cataracte du Nil, l'Égypte n'est qu'une immense prairie. Tout croît avec une activité prodigieuse. Les moissons lèvent et grandissent. Les fleurs abondent. Les fruits font ployer les branches. Une sève créatrice circule dans le limon humide. L'automne hâtif suit ce printemps précoce ; à la verdure succèdent les jaunes épis et les productions variées de cette inépuisable terre.
Bientôt l'aspect général change. Le sol se dessèche. Les champs, brûlés par le soleil, se crevassent. Le limon devient grisâtre, et, réduit en fine poussière, se disperse à tous les vents. Les chameaux, les buffles altérés, haletants, ne trouvent plus qu'une pâture insuffisante et, de leurs narines dilatées, cherchent, dans l'air embrasé, les traces des courants qui viennent du Nil. Les eaux du fleuve baissent de plus en plus. Le soleil devient terrible. Ce n'est plus une lumière qui éclaire ; c'est une splendeur qui aveugle. Ce n'est plus la chaleur qui vivifie ; c'est la flamme qui dévore.
Quelquefois l'astre se lève, éclatant, dans l'azur d'une teinte chaude. Soudain son disque s'obscurcit. Un épais brouillard roussâtre se répand dans l'atmosphère ardente. Le globe solaire, sans rayons, rouge comme braise, monte à l'horizon. On respire de la flamme. Une poussière subtile vous pénètre, vous suffoque Le plus grand calme règne dans l'air. Il semble que la nature soit dans l'attente d'un phénomène effrayant. Le Nil s'agite sans cause apparente ; il devient tumultueux comme si ses flots étaient remués par une force mystérieuse. Tout à coup, un vent furibond se déchaîne Les arbres ploient. La rafale courbe jusqu'au sol les hautes tiges des palmiers. On vit dans une fournaise. Le brouillard fauve, pour être ardent, n'en fait pas moins régner, autour de vous, un éblouissement sinistre qui ressemble aux ténèbres. Dans le voisinage du désert, le sable est soulevé en trombes énormes qui se dressent en tournoyant dans l'espace ; tantôt elles
restent immobiles, tantôt elles s'allongent, comme de gigantesques reptiles dans l'immensité des plaines. Ce vent terrible, c'est le khamsin, ainsi nommé parce qu'il se manifeste, à intervalles plus ou moins longs, pendant une période de cinquante jours."


extrait de Au bord du Nil : Isis et Osiris, fragment de l'histoire primitive, par Henri Thiers (1838-1904), journaliste, rédacteur en chef du "Salut public" de Lyon, publiciste, écrivain

"Tout esprit médiocrement cultivé ne peut qu'éprouver un sentiment de reconnaissance émue envers Alexandrie" (Evaristo Breccia)

Vue de la colonne de Pompée à Alexandrie, par  Dominique Vivant Baron
"Les voyageurs qui arrivent en Égypte sont naturellement tous désireux d'admirer les œuvres gigantesques des Pharaons, ces œuvres qui dès leur adolescence ont ému leur fantaisie, à l'école et hors de l'école, par le moyen des descriptions qu'on leur avait faites ou qu'ils en avaient lues, sans oublier les images qu'ils en avaient vues.
Quand l'itinéraire ne se borne pas au Caire et ses environs, à une course à Louqsor, il comprend tout au plus Abydos, Dendera, Edfou, Kom Ombo et Assouan. Lieux et monuments merveilleux sans doute, impressionnants et évocateurs, mais qui ne sont pas suffisants pour donner une idée assez juste des multiples richesses dont abonde la vallée du Nil, ni de la complexe civilisation millénaire qui y a fleuri à plusieurs reprises. Cette vision limitée détermine, en général, une fausse impression. 

On se figure que l'Égypte a produit un art étonnant certes, mais beaucoup plus par le caractère imposant des proportions que par sa beauté intrinsèque, art presque toujours compassé, froid, lourd, raidi en schémas, canons et motifs traditionnels immuables, ignorant la liberté, le mouvement de la légèreté et de la grâce. ‘Volume’ mais non pas ‘forme’. On se figure, en outre, et toujours à faux, qu'en dehors des monuments des Pharaons il n'existe presque rien qui mérite d'être admiré, et que, pour la civilisation arabe, il suffit de donner un rapide coup d’œil aux mosquées du Caire et au bazar de Khan Khalil.
Par contre, l'Égypte offre beaucoup d'autres curiosités. Elles sont peut-être attrayantes à un moindre degré, mais, tout de même, elles méritent qu'on les considère avec beaucoup d'attention. Elles sont, elles aussi, la source de profondes sensations, d'enseignements utiles, et d'une jouissance esthétique. Si un touriste ne veut pas être digne de recevoir les flèches empoisonnées dont Pierre Loti, pour ne parler que du plus grand, a frappé le troupeau de Cook, il ne doit pas les négliger.
L'opportunité et le manque de place ne me permettront de parler que de quelques-unes d'entre elles. Commençons par Alexandrie, que la très grande majorité des voyageurs traverse au vol. Tout en laissant de côté le lieu commun dont on a abusé, que l’on a répété à satiété depuis Ampère, savoir qu'aucune autre ville au monde ne peut se vanter d'avoir été fondée par Alexandre le Grand, d'avoir été assiégée par Jules César, et d'avoir été conquise par Napoléon, tout esprit médiocrement cultivé ne peut qu'éprouver un sentiment de reconnaissance émue envers la ville qui, peut-être plus que toute autre, a contribué à transmettre au monde moderne l'héritage littéraire, scientifique, artistique, du monde classique ; cette ville qui a créé les deux plus fameux foyers de culture intellectuelle que l'antiquité ait connus : le Musée et la Bibliothèque ; cette ville qui a construit le premier Phare, si grandiose, si riche en ouvrages et en moyens scientifiques que ce fut, pour tout le moyen-âge, une des sept merveilles du monde ; cette ville qui connut les amours de la belle et luxurieuse [Cléopâtre], par laquelle César et Antoine furent subjugués, puis qu'emporta la mort tragique à laquelle elle s'était vouée, sûre et désespérée de ne rien pouvoir sur les sens et sur l'esprit d'Octave Auguste, grâce à qui Rome prit la forme et le nom d'Empire.

Un sol où se sont déroulés tant d'évènements décisifs pour l’histoire et pour la civilisation du monde, et je ne parle pas du rôle que joua encore Alexandrie dans l’histoire du Christianisme, même si ce sol était devenu une lande désolée, il mériterait encore que le voyageur s’y arrêtât en un pieux pèlerinage. Mais Alexandrie, ce n’est pas une lande désolée, c'est une ville de plus d’un demi-million d'habitants, qui possède un port très vaste et magnifique, dont l'importance en fait le troisième de toute la Méditerranée, après Gênes et Marseille. Elle a un ensemble de parcs et de jardins, estimés comme étant parmi les plus beaux que l'on connaisse, une promenade de plusieurs kilomètres le long de la mer, un terrain de sport vraiment sans rival, des clubs nautiques, des environs pittoresques, dans un cadre qui comprend la mer, un lac et le désert. Le climat qui est toujours doux n’a pas son pareil, entre la fin du printemps et le commencement de l’été comme l'a fort bien remarqué Arthur Weigall, sauf quelques périodes d'une humidité excessive.
Si, sur le territoire habité dans l'antiquité, il n’est resté qu’un seul monument, c'est d’ailleurs la célèbre colonne que depuis des siècles la légende a associée au nom du grand Pompée, bien qu’elle porte sur sa base une dédicace en l'honneur de Dioclétien. Quoi qu'il en soit, cette colonne qui a environ 27 mètres de haut, et dont le fût à lui seul ne pèse pas moins de 400.000 kilogrammes, est le plus grand monolithe existant : elle a miraculeusement résisté à toutes les dévastations, aux incendies, aux tremblements de terre, ainsi qu aux essais que l’on a faits pour la transporter en France afin d'y élever au sommet une statue de Louis XIV. Elle reste la comme un témoignage de grandeur et de la richesse du temple de Sérapis, colline monumentale de marbres travaillés, capable
de soutenir avec avantage la comparaison avec le Capitole, à ce qu’assure Rufino. Malgré la violente destruction qui eut lieu en 391 de notre ère, par suite de l'abolition officielle du culte païen, malgré l'œuvre de spoliation qui s’y est exercée sans interruption pendant des siècles, le terrain d’alentour fournit encore des monuments imposants, les uns laissés in situ, d'autres conservés au Musée gréco-romain. 

Bien que ce musée ait été fondé trop tard, alors que déjà la ville moderne avait été construite sur l'emplacement antique, on y a réuni une masse d'éléments importante en soi, et précieuse aussi pour l'étude de l'art hellénistique, si discuté et si imparfaitement connu. Les nécropoles hellénistiques de Chatby, d’Anfouchy et de Kom El Chougafa ne sont pas moins intéressantes. Cette dernière est le monument le plus caractéristique du syncrétisme réalisé entre la religion et l'art des Pharaons et la religion et l’art des conquérants, Grecs et Romains."

extrait de la revue "Alexandrie, reine de la Méditerranée", juillet 1928, par Evaristo Breccia (1876-1967), directeur du musée gréco-romain d’Alexandrie

Claude Aveline découvrant Abydos : "L'Égypte ancienne m'accueille"

photo : J.P. Sébah
"Abydos, enfin. Quelques maisons si l'on peut appeler ainsi de petits cubes misérables - entourées d'arbres poudreux. Le local qui abrite la police est naturellement plus soigné. Sur la prière de mon compagnon, un soldat qui en sort se joint à nous. 
- Comme ça, nous ne serons pas embêtés par les marchands dit Tahan. 
Tout de suite les ruines, basses et au premier abord sans majesté, du temple de Séthi. Cour jonchée de pierres, portique à piliers, entre lesquels a été dressée une grille protectrice. Elle s'ouvre. Et c'est la découverte, l'émerveillement. Non point immédiat, comme dans certaines de nos cathédrales d'Europe, où il faut, dès l'entrée, lever la tête et subir un vertige. Ce n'est ni haut ni même très grand. Des colonnes, une muraille. Colonnes pleines comme des tiges de fleurs, muraille épaisse percée de portes. On prend vite conscience de l'ordre qui régit cet ensemble : que les colonnes, par paires, forment des travées menant chacune à l'une des portes - il y en a sept - par où l'on passe dans une deuxième salle hypostyle. Mêmes colonnes, mais plus nombreuses, mêmes travées, par conséquent plus longues, et mêmes portes, s'ouvrant cette fois sur sept chapelles, pareilles à de petites chambres. Elles sont consacrées à Osiris, Isis, sa femme, Horus, leur fils, Ptah, dieu de Memphis, Harmakhis, dieu d'Héliopolis, Amon, dieu de Thèbes, dieu d'Empire, qui préside, et à Séthi lui-même, déifié. 
Et voici qu'entre les pierres du plafond à moitié détruit le soleil apparaît. Rien dans le ciel ne pouvait le faire prévoir tout à l'heure. C'est un miracle. L'Égypte ancienne m'accueille, ses dieux m'envoient un signe de leur réalité. La lumière les éveille sur les murs, mystérieux, impassibles, recevant Séthi Ier, père du grand Ramsès et fondateur du temple, dont les attitudes figées ne sont pas moins faites que les leurs pour durer l'éternité. 
Ce qui évoque ici non plus le monde des morts et des dieux, mais la terre dans ce qu'elle a de plus vivant et de plus tendre, ce sont les couleurs de ces reliefs. Posées là il y a plus de trois mille ans, leur fraîcheur est telle que je me suis surpris m'écartant d'un mur pour ne pas tacher mes vêtements. Tahan n'a pas ri. Le chapeau rejeté sur la nuque, il pose un doigt tremblant sur ces jaunes, ces bleus, ces rouges, il hoche la tête, il murmure : 
- Croyez-vous...
Et le soldat qui nous comprend sans nous entendre sourit de fierté. 
Maintenant, une chaleur d'or fait resplendir le temple. Mille oiseaux victorieux chantent dans les pierres. Non, il n'est pas possible de penser à la mort. Les constructeurs s'en sont allés plus loin. Ils écoutent sous un ciel aussi clair des chants pareils, en élevant un autre temple pour les mêmes dieux."


extrait de La Promenade égyptienne, 1934, par Eugen Avtsine, dit Claude Aveline (1901-1992), romancier, poète,  peintre, éditeur d'art, ayant participé, durant la Seconde Guerre mondiale, à la création du mouvement de la Résistance aux côtés de Vercors

samedi 6 octobre 2018

Lorsque le Sphinx "parlait encore le grand langage des ruines, qui sont en train de se muer en sites archéologiques" (André Malraux)

Photo de Donald McLeish (1921)
 "Ici, je n'attends de retrouver que l'art, et la mort. (...) J’ai rencontré en Égypte [les inspirations] qui, des années durant, ont ordonné ma réflexion sur l’art.
La première est née du Sphinx. Il n'était pas complètement dégagé. Il n'était plus enterré comme en 1934, mais il parlait encore le grand langage des ruines, qui sont en train de se muer en sites archéologiques. C'est en 1955, que j'avais écrit devant lui : "La dégradation, en poussant ses traits à la limite de l'informe, leur donne l'accent des pierres-du-diable et des montagnes sacrées ; les retombées de la coiffure encadrent, comme les ailes des casques barbares, la vaste face usée qu'efface encore l'approche de la nuit. C'est l'heure où les plus vieilles formes gouvernées raniment le lieu où les dieux parlaient, chassent l'informe immensité, et ordonnent les constellations qui semblent ne sortir de la nuit que pour graviter autour d'elles.
Qu'y a-t-il donc de commun entre la communion dont la pénombre médiévale emplit les nefs, et le sceau dont les ensembles égyptiens ont marqué l'immensité : entre toutes les formes qui captèrent leur part d'insaisissable ? Pour toutes, à des degrés divers, le réel est apparence ; et autre chose existe, qui n'est pas apparence et ne s'appelle pas toujours Dieu. L'accord de l'éternelle dérive de l'homme avec ce qui le gouverne ou l'ignore leur donne leur force et leur accent : la coiffure anguleuse du Sphinx s'accorde aux Pyramides, mais ces formes géantes montent ensemble de la petite chambre funéraire qu'elles recouvrent, du cadavre embaumé qu'elles avaient pour mission d'unir à l’éternité."
C'est alors que je distinguai deux langages que j'entendais ensemble depuis trente ans. Celui de l'apparence, celui d'une foule qui avait sans doute ressemblé à ce que je voyais au Caire : langage de l'éphémère. Et celui de la Vérité, langage de l'éternel et du sacré. Sans doute l'Égypte découvrit-elle l'inconnu dans l'homme comme le découvrent les paysans hindous, mais le symbole de son éternité n'est pas un rival de Çiva qui reprend, sur le corps écrasé de son dernier ennemi, sa danse cosmique dans les constellations : c'est le Sphinx. Il est une chimère, et les mutilations qui en font une colossale tête de mort accroissent encore son irréalité."



extrait de Antimémoires, 1972, par André Malraux (1901-1976), écrivain, homme politique et intellectuel français