jeudi 24 octobre 2019

"Le Nil commande tout ici de son battement de cœur" (Jacques Boulenger, à propos de l'Égypte)

la barque solaire (Wikipedia)
"- J'espère bien que vous n'allez pas faire la Haute-Égypte en chemin de fer, m’a dit M. L...
- Mais c'est que je comptais justement...
- Croyez-moi, ne faites pas cela. Parcourir en voiture la plaine du Delta, c’est très bien ; il n’y a pas d'autre moyen d'ouvrir ces noix closes que sont les villages arabes. Mais aller par le chemin de fer ou même en auto du Caire à Louxor et de Louxor à Assouan, c’est trahir l'Égypte, vraiment. Ïl faut monter en elle, la pénétrer par le Nil. Elle est toute tournée vers lui ; elle lui fait révérences et sourires de toutes parts. Ne soyez pas comme le touriste pressé qui passe par les coulisses et les escaliers dérobés du château pour gagner du temps. Le Nil, c'est l'Égypte même, voyons !
- Oui, oui, "l'Égypte est un don du Nil", je le sais.
- Ce n’est pas parce qu'un mot heureux est devenu lieu commun qu'il perd sa vérité. Bien sûr toutes les sociétés humaines sont des dons des cours d'eau...

L... est professeur. Il est bavard aussi. Il reprend :
- Jadis le Nil se jetait dans la mer à peu près à l'endroit du Caire ; son embouchure s’étendait de la colline de Mokattan au plateau des Pyramides de Gizèh. En ce temps-là, il était clair et roulait plus de cailloux que de limon, et ses affluents, dont on voit encore les lits desséchés, entretenaient comme lui sur leurs bords une large moisissure de plaines verdoyantes, de forêts et d’hommes. Car il y a une préhistoire du pays : Jacques de Morgan, il y a déjà quarante ans, puis le P. Bovier-Lapierre et d'autres ont trouvé de l’acheuléen, du moustérien, du préchelléen même, et tout récemment encore, on a déterré... Oui, je sais que cela ne vous intéresse pas, mon pauvre garçon.
- Si ! Si ! m'écrié-je faiblement.
- Vous me faites pitié. Mais ce n’est pas une raison pour que je vous laisse courir la Haute-Égypte en wagon. Si vous n’avez pas acquis le sentiment du Nil, si vous ne vous êtes pas soumis à son rythme muet, vous ne comprendrez rien à Thèbes, rien de rien. Tout est fluvial ici, l'inspiration de l’art, de la vie, le culte même. Ce n'est pas en char que s’élance le soleil comme chez les Grecs et les Latins : c'est en barque, dans la bonne barque des millions d'années, qu’Amon-Râ glisse sur les eaux célestes avant d'entrer dans la nuit par la bouche de la fente, servi par tout un équipage de mariniers divins qui ne sont que des formes de lui-même ; et les étoiles, la terre même flottent en sa compagnie. De même le dieu terrestre, le Pharaon, coiffé de sa lourde coiffure à mortier, vogue sur le fleuve dans sa barque d’argent à la proue incrustée d'or, et toute l'Égypte y navigue avec lui : son pain, ses armées, ses dieux, ses captifs, ses trésors, son peuple innombrable qui coule comme le sable de la main, les pierres de ses édifices, le butin de ses soldats. Elle épouse son fleuve, elle se colle à lui, elle jaillit avec lui et élève une longue tige qui s’épanouit en bouquet tel un palmier doum. Le Nil commande tout ici de son battement de cœur. Et les temples comme les tombeaux sont pleins de bateaux, d'ibis, de crocodiles et de petits canards."

extrait de Au fil du Nil, 1933, par Jacques Boulenger (1879 - 1944), écrivain, critique littéraire et journaliste français.

La grandeur de l'art égyptien "est parfaitement harmonieuse" (Jacques Boulenger)


Grosse Aquatinta-Ansicht von Jiri Döbler.
Obelisken von Luxor zu Theben. Prag, Bohmanns Erben, 1827

"(...) hier je suis allé au Musée. J'ai payé, j'ai pénétré dans une sorte de vestibule polygonal, j'ai levé les yeux et j'ai reçu le coup. J'en étais groggy. Depuis le jour bien lointain où je suis entré pour la première fois au Musée des Antiques au Vatican, je n'avais rien encaissé de tel.
Je ne me doutais pas... Ce n'est pas à Athènes : c'est dans les musées d'Italie, d'Angleterre et de France qu'on se fait la meilleure idée de la beauté grecque ; mais il est impossible d'imaginer ce que c'est que l'art égyptien sans être venu ici - aussi impossible qu’il le serait de comprendre la boxe si l'on n'avait jamais vu de combat et qu'on n'eût assisté qu'à des assauts courtois. 
J'avais vu les collections d’antiquités égyptiennes du Louvre, du British et du musée de Turin. Elles manquent, comme les boxeurs de salle, d’efficacité, elles en manquent nécessairement et par définition. Songez que, pour amener seulement chez nous ce petit obélisque de Louxor, il a fallu armer un navire tout exprès. En Europe, toute l'échelle intérieure de l’art égyptien est faussée ; en général, les objets qu'on y a transportés sont relativement petits et légers : cela modifie la moyenne et cela empêche qu’on éprouve d’abord cet étonnement qu'on a ici et qui justement est si efficace.
N’allez pas vous figurer que l'art égyptien est atteint de la maladie dite gigantisme. Car sa grandeur est parfaitement harmonieuse. On vit dans un monde aussi exactement rythmé et mesuré, quoique infiniment moins varié que le monde grec, mais où les êtres sont à une échelle supérieure à la nôtre, tels les dieux de l’Olympe. Et d’ailleurs, l’étonnement qu'on éprouve n’est pas causé par la dimension des œuvres, mais par le contraste entre leur perfection d’une part et, de l’autre, 1° leur masse ; 2° la dureté de leur matière. On songe à la durée qui leur était promise, à leur quasi-immortalité, aux difficultés vaincues... On est devant une sorte de miracle."


extrait de Au fil du Nil, 1933, par Jacques Boulenger (1879 - 1944), écrivain, critique littéraire et journaliste français.


lundi 21 octobre 2019

"Le sable, surtout, a été le plus précieux conservateur des nécropoles" (Daninos Pacha)

"L'Illustration" - 26 mai 1894
"Mettre les morts à l'abri de toute atteinte de l'inondation a été le principe qui a toujours guidé les Égyptiens dans le choix de l'emplacement réservé aux nécropoles. Dans le Delta, les morts ont été ensevelis, soit dans l'épaisseur des murs d'enceinte des villes et des temples, quand ces murs étaient en briques crues, soit dans des tumuli élevés au milieu des plaines. La Moyenne et la Haute-Égypte ont profité des avantages que leur offraient les chaînes Lybique et Arabique qui, des deux côtés, confinent aux plaines cultivées, et les habitants ont pratiqué, dans le rocher qui forme ces montagnes, les puits et les grottes destinés à recevoir leur mort. Rarement, les morts ont été confiés à la terre nue. Aux basses époques, les buttes qui marquent l'emplacement des villes détruites ont été quelquefois employées comme lieu de sépulture et les décombres qui s'élevaient, en les cachant au-dessus d'anciennes tombes, ont servi aussi au même usage.
C'est en raison de leur enfouissement dans les décombres ou dans le sable, que les tombeaux et les temples ont échappé à l'action du temps, moins destructive que la main des hommes.
Le sable, surtout, a été le plus précieux conservateur des nécropoles ; et si, après tant de milliers d'années, l'on retrouve des monuments révélant les détails des moeurs d'un peuple dont la civilisation et la puissance étonnent, c'est incontestablement aux obstacles résultant de l'accumulation du sable que l'on doit cet avantage.
Toutes les manifestations de la vie chez une grande nation, ont laissé, sur ces monuments, des traces éclatantes de son passage.
Ils nous initient, depuis les fondateurs des pyramides jusqu'au règne de Cléopâtre, à tous les détails de la vie d'un peuple, et nous font connaître ses pensées les plus intimes et ses sentiments les plus élevés.
On peut donc dire que, du fond des nécropoles, l'Égypte ancienne reparaît tout entière au grand jour de l'histoire et semble revivre parmi nous.
Les tombes ne forment jamais un tout bien coordonné ; elles n'ont pas été non plus construites sur un type uniforme ; néanmoins, à (quelque) époque qu'il appartienne, un monument funéraire complet est divisé en trois parties : la Chapelle extérieure, le puits et les caveaux souterrains."


extrait de Les monuments funéraires de l'Égypte ancienne, 1899, par l'égyptologue Albert Daninos Pacha (1843-1925), membre d'une importante famille grecque installée en Égypte au XIXe s. Il fut attaché au musée du Louvre et inspecteur des fouilles en Égypte.

dimanche 20 octobre 2019

Saqqarah, où se rencontrent "ces deux infinis, celui de l’espace, celui du temps" (Eugène-Melchior de Vogüé)

aucune indication sur la date et l'auteur de ce cliché

"Il est (...) un lieu qui possède encore mieux que Boulaq le don de troubler l’imagination : c’est Saqqarah. Quand on a quitté la rive du Nil au petit village fellah de Bedrechin, à deux heures en amont du Caire, et traversé les belles forêts de dattiers où fut Memphis, on arrive au pied du plateau légèrement incliné où commence le désert lybique ; la luxuriante végétation de la plaine s’évanouit suivant une ligne nette, brusque, comme tranchée par la faux : les sables commencent. On gravit durant un quart d’heure, on tourne entre quelques monticules d’aspect étrange ; la joyeuse et verte vallée d’Égypte s’est dérobée aux yeux : plus rien à perte de vue que le désert, le sable, le silence, la mort. C’est l’immense nécropole de l’ancien empire. Comme les cimetières turcs du Bosphore sont placés au bord de la mer, qui emporte chaque année les tombes les plus aventurées, les sépulcres des premiers Égyptiens sont réunis à la naissance du grand désert d’Afrique, ensevelis sous les vagues de sable que roule sans cesse le khamsin ; c’est des deux parts le naufrage du néant dans l’infini. 
Sur une vaste étendue, des dunes tourmentées révèlent les hypogées qu’elles recouvrent : çà et là des pyramides, tombeaux d’où dominent encore les maîtres du peuple mort, rompent seules l’uniforme horizon et décroissent dans les lointains sur deux lignes irrégulières, l’une au nord, vers Gizeh, l’autre au sud vers Meydoun. Il y en a d’écroulées sur elles-mêmes, informes et gigantesques amas de ruines : d’autres debout dans tout leur orgueil avec leurs assises intactes. 
C’est au sommet d’une de ces dernières, la pyramide à degrés de Saqqarah, - le plus ancien édifice de la main de l’homme, d’après toutes les présomptions, - qu’on embrasse le mieux cet ensemble. Si l’on regarde dans la direction de l’ouest, le désert se déroule sans autres limites que celles fixées par la pensée jusqu’au centre de l’Afrique, jusqu’à l’autre Océan, durant des milliers de lieues ; pas un atome ne tranche sur la tristesse du sable pur, aveuglé de soleil, buvant la lumière comme l’eau, gris de plomb à l’aube et au crépuscule. Le silence est si subtil qu’on entend aux grandes eaux le sourd murmure du Nil invisible, voix de la vie. Si l’on regarde à ses pieds, on retrouve, moutonnant contre les assises de la montagne de pierres, les innombrables plis de terrain qui recèlent et trahissent aux endroits déblayés des tombes vieilles de cinq à six mille ans, à notre connaissance, d’autres qui échappent à la mesure de nos certitudes : les plus anciennes conquêtes de cette mort que la Bible appelle première-née - primogenita mors. - Cherchez maintenant s’il est une place en ce monde qui puisse mieux terrasser l’âme par la rencontre de ces deux infinis, celui de l’espace, celui du temps."

extrait de Chez les Pharaons - Boulaq et Saqqarah, par Eugène-Melchior de Vogüé, diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888) - Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 19, 1877

samedi 19 octobre 2019

"Cette grandeur sereine dont le génie primitif de l'Égypte a été le reflet...", par Arthur Rhoné

Halte à l'oasis, par Charles-Théodore Frère (1814-1888)
 "La plaine de Memphis était dans toute sa splendeur quand, vers la fin du jour, nous nous retrouvâmes au bord des escarpements rocheux qui dominent l'oasis. Derrière nous le soleil descendait sur la plaine funèbre, au milieu d'une arche de feu rouge dont l'auréole magnifique s'élevait jusqu'au zénith, et se fondait à l’azur du firmament par les nuances délicieuses de l’arc-en-ciel. À nos pieds, dans la plaine inondée, la grande forêt de palmiers resplendissait de reflets pourpres d'une teinte admirable, et les eaux qui la baignent, pareilles à un miroir d’or, semblaient rendre au ciel déjà voilé tous les feux qu’elles en avaient reçus pendant les ardeurs du jour. Plus loin, au delà de ces houles de panaches dorés où l’eau qui miroite dessine cent clairières, nos yeux pouvaient apercevoir quelques flots du Nil scintillant çà et là comme des serpents de flammes. À l'horizon, une nuit diaphane s'élevait lentement derrière les cimes encore vermeilles de la chaîne Arabique, et s’avançait sur tout le front de la voûte céleste avec ce calme religieux, cette grandeur sereine dont le génie primitif de l'Égypte a été le reflet.
Une légère brise s'était levée, les voix profondes de la forêt murmuraient sur les lagunes, et des vols d'oiseaux aquatiques y sillonnaient l'air assombri, en laissant après eux comme le bruit d'un long soupir.
Nous reprîmes ensuite notre route sur les digues ; des groupes de fellahs à la physionomie riante s'y rendaient de toutes parts et s’acheminaient vers leurs villages dont les habitations, par leurs formes, rappellent de loin les monuments antiques. Parfois, sur le bord du chemin, se trouvait arrêté quelque vieillard des tribus bédouines, de figure hautaine et drapé dans ses longs vêtements noirs et blancs, comme les patriarches bibliques dont il semblait une vivante image.
La dentelure noire des pyramides échelonnées dans les sables éternels se dessinait sur les derniers feux du couchant, et des caravanes de chameaux y profilaient encore leurs silhouettes bizarres qui se meuvent d'un pas lent, monotone et cadencé comme les mélopées qui se chantent le soir en Orient.
Il faisait nuit quand nous atteignîmes la rive du Nil ; mais c'était une nuit resplendissante où la brise douce et tiède apportait par instant ces arômes et ces harmonies vagues du désert où l’on croit saisir le murmure des millions d'âmes ou d'ombres errantes qui sortent des abîmes du temps et ne retrouvent plus d’apaisement sur le champ bouleversé de la nécropole."

extrait de L'Égypte à petites journées : le Caire d'autrefois, 1910, par Arthur Rhoné (1836-1910)

jeudi 17 octobre 2019

"Pour trouver le Caire égyptien, il faut le chercher dans la coulisse, derrière le décor du nouveau Caire" (Victor Fournel)

Prosper Marilhat : "Rue Ezbekieh au Caire" (1833)

"Cette ville (le Caire) est un trésor pour l'observateur et pour le touriste. Plus je la vois, plus je m'aperçois de tout ce qui me reste à voir et de l'impossibilité de la connaître en une vingtaine de jours. Passer trois semaines au Caire, est comme si l’on venait passer trois journées à Paris.
Du matin au soir, je me promène à travers un conte des Mille et une Nuits, je m’enivre de pittoresque, je me donne des débauches de Marilhat, de Ziem et de Decamps. Seulement, si désireux que je sois de faire partager quelque chose de ces jouissances à mes lecteurs, je ne puis me dissimuler que tout cela a été déjà raconté et écrit bien des fois par des hommes qui avaient plus de loisir pour voir et plus de talent pour peindre. C'est pourquoi j'aurais grande envie de "briser mes pinceaux" avant même de m'en être servi. Du moins, on voudra bien s’en souvenir, je n’ai d'autre prétention que celle d’un touriste consciencieux, quoique pressé, disant exactement ce qu'il a vu et comme il l'a vu.
Pour trouver le Caire égyptien, il faut le chercher dans la coulisse, derrière le décor du nouveau Caire, et je sais des touristes qui ne l'ont même pas aperçu : du reste, les fonctionnaires du khédive ne demanderaient pas mieux que de le cacher. Des voyageurs partis pour l'inauguration du canal de Suez, en 1869, reçus à Alexandrie par des beys et des effendis très aimables, les uns Français, les autres qui auraient aimé l'être, sont venus, après avoir traversé le Delta à toute vapeur sans s’arrêter nulle part, descendre, en suivant les quartiers neufs qui conduisent de la gare en ville, à l’un des hôtels européens de l’Esbékieh, - cette place immense, jadis pleine de saltimbanques, d’escamoteurs, de charmeurs de serpents, de cafés indigènes, où l'on entendait résonner le zamir et le sagati, où l’on buvait dans un dé à coudre une liqueur exquise, servie par un nègre à robe blanche, mais dont on a abattu en grande partie les sycomores et les acacias gigantesques pour la livrer aux entrepreneurs de bâtisses et en faire une contrefaçon du parc Monceaux. Toute la ville moderne et civilisée était réunie sous leurs yeux, à portée de leurs pas, et ils n’en ont pas vu d'autre : les postes, le télégraphe, les estaminets, les trois théâtres, les avenues et les boulevards, qui leur ont paru fort beaux, mais qui livrent le piéton sans défense aux ardeurs du soleil et aux tourbillons de poussière.
Les transformations qu’on a infligées au Caire depuis vingt ans, pour tâcher d'en faire ce que les commis voyageurs appellent une belle ville, sont un contresens sous le ciel de l’Orient. Heureusement ce n’est guère qu’un placage, qui s'est superposé au vrai Caire en le gâtant, mais sans le détruire.

Il faut un certain effort et une certaine persistance pour découvrir, derrière cette façade, la vieille ville arabe, et pour s'engager à fond dans l'inextricable réseau de ses milliers de petites rues.
Ces ruelles, bordées de maisons dont les murailles en briques sont percées à peine par quelques fenêtres garnies d’un treillage très serré, qui font saillie comme des balcons, jamais pavées, rétrécies encore par les auvents, les escaliers extérieurs, les étalages de boutiques, s’enchevêtrent les unes dans les autres, et forment le dédale le plus amusant, le plus varié, le plus imprévu qui se puisse rêver. Les âniers seuls parviennent à s'y reconnaître. Elles ne mènent nulle part, et mènent partout ; elles s'ouvrent n'importe comment, quelquefois par une porte dans un mur, s'interrompent au hasard et vont tout à coup s'enfuir dans une impasse. Deux ânes peuvent à peine y passer de front ; un chameau avec sa charge suffit pour y produire un encombrement. Et cependant une foule énorme, toujours sérieuse dans son agitation, s'y presse en tous sens et à toute heure. Le mouvement de circulation du Caire est quelque chose de prodigieux."

extrait de D'Alexandrie au Caire, par (François-)Victor Fournel (1829-1894), érudit, écrivain, journaliste et historien français

mercredi 16 octobre 2019

Le "vif souvenir" d'une première soirée de navigation sur le Nil, par Eugène Poitou




Prosper Marilhat, Vue du Nil de Basse-Égypte (Wikimedia commons)
 "Après le repas nous montons sur la dunette. La nuit est presque venue. À l'avant, nous avons une immense voile triangulaire qui semble plus haute que la barque n'est longue : à l'arriere, une autre voile, de même forme, mais plus petite, et qui s'incline du côté opposé à la grande. Le vent est frais, et nous filons bon train. Déjà nous sommes à la hauteur des Pyramides : mais l'obscurité ne permet pas de les apercevoir. C'est au retour seulement de la haute Égypte que nous les visiterons, en même temps que Sakkarah et le Sérapéum, qui forment avec elles tout un ensemble de monuments qu'il ne faut pas séparer. 
Cette première soirée de navigation m'a laissé un vif souvenir. La vue du large fleuve sur lequel nous glissions d'un mouvement insensible, était imposante. À notre droite, de grands bois de palmiers projetaient leurs ombres noires sur l'eau calme et profonde : le croissant, qui montait dans un ciel resplendissant d'étoiles, blanchissait légèrement leurs cimes , et faisait briller la partie du fleuve restée dans la lumière comme une étoffe de soie moirée d'argent. Au-dessus des bois sombres, se découpaient sur l'azur les flèches élancées des minarets de Ghizeh. Involontairement je me rappelai le tableau célèbre de Marilhat, le chef-d'œuvre du jeune maître, un Crépuscule au bord du Nil : c'était la scène, c'était l'heure, c'étaient presque tous les détails du paysage ; et cette poésie rêveuse, cette tristesse pleine de grandeur et de calme que le peintre m'avait fait entrevoir, je la sentais cette fois avec toute la puissance d'impression qu'exerce la nature dans ses scènes solennelles de la nuit et du désert."

extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers