vendredi 6 décembre 2019

La montagne de Thèbes "présente une masse pyramidale et échelonnée qui dut de tout temps frapper l'esprit observateur des Égyptiens" (Nestor L'Hôte)

entrée de la Vallée des Rois - photo datée de 1900 env. - auteur non mentionné

"La montagne de Thèbes à laquelle appartient en propre la désignation hiéroglyphique de Ptôou-en-Ement, était située à l'occident du fleuve et de la ville. C'est derrière elle que le soleil disparaît à son coucher ; c’est dans son sein qu'était déposée la dépouille des rois qui, de leur vivant comme après leur mort, étaient assimilés au Soleil, identifiés à ce dieu.
Ces souvenirs m'avaient surtout frappé à Thèbes, toutes les fois que, suivant les détours de la vallée qui conduit aux tombeaux des rois ou à la vallée de l'ouest, je voyais s'élever en pointe et dominer sur les autres sommets, le sommet colossal de la montagne ; de tous côtés il forme le point culminant et appelle les regards.
De si loin qu'on la voie, en suivant la vallée de Biban-el-Molouk, cette montagne présente une masse pyramidale et échelonnée qui dut de tout temps frapper l'esprit observateur des Égyptiens ; pour eux, tout dans ces lieux devait avoir un caractère sacré et porter leur esprit vers ces idées de symbolisme qui leur étaient habituelles.
Cette forme caractérise généralement toute la chaîne de montagnes qui borde de chaque côté la vallée du Nil ; partout la coupe transversale de ses sommets présente la même physionomie ; mais la montagne dont il est ici question rappelle surtout , et d'une manière si frappante la forme élémentaire des pyramides, qu'il m'a semblé voir en elle le type naturel et originaire de ces monuments. N'est-il pas singulier que précisément la montagne qui domine cette vallée des tombeaux, la plus sainte, la plus antique, se trouve offrir dans ses contours le caractère le plus propre à rendre compte de la forme des pyramides les plus anciennes. La vallée de Biban-el-Molouk dut être, dès la plus haute antiquité, avant même qu'il existât aucune pyramide, consacrée à la tombe des rois, et le vieux tombeau de la vallée de l'ouest serait à lui seul un témoignage de l'ancienneté des inhumations royales dans cette partie de la montagne ; sans parler de la nécropole de Thèbes, également située au pied de ce même sommet qui, de toutes parts, domine le séjour des morts.

D'après toutes ces considérations, il est naturel de penser que les rois qui vinrent établir leur séjour à Memphis, voulant, autant que possible, rappeler et perpétuer les usages de Thèbes la ville sacrée, l'antique siège des traditions, songérent à élever au-dessus de leurs tombes des montagnes factices, là où la nature n'offrait que des collines, et donner à ces masses une forme dont la montagne de Thèbes leur offrait elle-même le type. Ainsi se trouvaient littéralement réalisées, à Memphis comme à Thèbes, ces paroles du rituel où le dieu des enfers dit au roi : Je t'ai accordé une demeure dans la montagne de l'occident."


extrait de Lettres écrites d'Égypte, en 1838 et 1839 : contenant des observations sur divers monuments égyptiens nouvellement explorés et dessinés par Nestor L'Hôte ; avec des remarques de M. Letronne, par Nestor L'Hôte (1804-1842).

mercredi 4 décembre 2019

Adieu au Caire, par Mag Dalah

photo de L. Fiorillo (18..-18..)
"Je quitte le Caire demain. Y reviendrai-je jamais ?
Avant de partir, nous avons voulu revoir les Pyramides et le Sphinx. Nous avons passé plusieurs heures à leur dire adieu ; j'avais le cœur gros, en remontant le chemin sablonneux qui du Sphinx mène aux Pyramides ; je me retournais sans cesse pour contempler encore une fois le colosse étonnant, pour graver dans ma mémoire les traits de ce visage prodigieux. Il me semblait quitter non pas une pierre insensible, mais un être fantastique, doué d'une vie sereine et supérieure, capable de comprendre mon regret. Dire adieu est toujours si triste, que malgré moi les larmes me montaient aux yeux.
Il est triste de tourner une page du livre de la vie, même lorsqu'elle est douloureuse ; mais combien plus quand elle est toute charmante ! On voudrait au moins conserver ses souvenirs intacts ; mais la mémoire débile ne nous offre bientôt plus qu'un fantôme décoloré, impuissant à réveiller dans l'âme les émotions que la réalité faisait naître. Ainsi l'on vit ! Un spectacle à peine entrevu est déjà renouvelé, et l'âme s'épuise en vains efforts pour ressaisir le passé, jouir du présent, et même anticiper sur l'avenir. La gerbe est trop touffue, nos bras sont trop courts, les fleurs tombent et se fanent."


extrait de Un hiver en Orient, 1892, par Mag Dalah (pseudonyme), ouvrage préfacé par Edmond Rousse, de l'Académie française

mardi 3 décembre 2019

L'aurore, en Égypte, par Gérard de Nerval

Augustus Osborne Lamplough (1877 - 1930) - Sunset over Cairo

"Je monte quelquefois sur la terrasse de la maison que j’habite dans le quartier cophte, pour voir les premiers rayons qui embrasent au loin la plaine d’Héliopolis et les versants du Mokattam, où s’étend la Ville des Morts, entre le Caire et Matarée. C’est d’ordinaire un beau spectacle, quand l’aube colore peu à peu les coupoles et les arceaux grêles des tombeaux consacrés aux trois dynasties de califes, de soudans et de sultans qui, depuis l’an 1000, ont gouverné l’Égypte. L’un des obélisques de l’ancien temple du soleil est resté seul debout, dans cette plaine, comme une sentinelle oubliée ; il se dresse au milieu d’un bouquet touffu de palmiers et de sycomores, et reçoit toujours le premier regard du dieu que l’on adorait jadis à ses pieds. 
L’aurore, en Égypte, n’a pas ces belles teintes vermeilles qu’on admire dans les Cyclades ou sur les côtes de Candie ; le soleil éclate tout à coup au bord du ciel, précédé seulement d’une vague lueur blanche ; quelquefois il semble avoir peine à soulever les longs plis d’un linceul grisâtre, et nous apparaît pâle et privé de rayons, comme l’Osiris souterrain ; son empreinte décolorée attriste encore le ciel aride, qui ressemble alors, à s’y méprendre, au ciel couvert de notre Europe, mais qui, loin d’amener la pluie, absorbe toute humidité. Cette poudre épaisse qui charge l’horizon ne se découpe jamais en frais nuages comme nos brouillards : à peine le soleil, au plus haut point de sa force, parvient-il à percer l’atmosphère cendreuse sous la forme d’un disque rouge, qu’on croirait sorti des forges libyques du dieu Phtha. On comprend alors cette mélancolie profonde de la vieille Égypte, cette préoccupation fréquente de la souffrance et des tombeaux que les monuments nous transmettent. C’est Typhon qui triomphe pour un temps des divinités bienfaisantes ; il irrite les yeux, dessèche les poumons, et jette des nuées d’insectes sur les champs et sur les vergers."

extrait de Voyage en Orient, Volume 1, par Gérard de Nerval (1808-1855), écrivain et poète français

lundi 2 décembre 2019

"Remonter le Nil, n’est-ce pas retourner dans le passé ?" (Lucien Davesiès de Pontès)

Sunset on the Nile - Richard Fuchs (1852-1916)

" (...) un autre spectacle m’attendait, qui absorbait déjà ma pensée. Je courus, j’arrivai avant la nuit ; je vis le Nil.
Un grand fleuve, dans son écoulement perpétuel et irrésistible, n’est-il pas une image terrestre du temps ? et cette image n’acquiert-elle pas une rigoureuse exactitude, quand il s’agit du Nil ? Remonter le Nil, n’est-ce pas retourner dans le passé ? n’est-ce pas se reporter à l’origine des sociétés, à la source des choses humaines ? Et pourtant, quand on le voit, ce grand Nil, toute son histoire antique s’oublie d’abord par l’intérêt de son actualité. 

Ce fut le lendemain (car je m’étais embarqué à la nuit) que je pus admirer à loisir l’éternelle jeunesse qui verdoie sur ses rives. Quoiqu’à l’époque des plus basses eaux, il coulait encore aussi large que la Loire, et poursuivait son cours sinueux à travers l’abondance qu’il avait fait naître. Le foin, le riz, la canne à sucre, le coton, le tabac, l’indigo, le henneh, embaumaient l’air de leurs parfums, et variaient la colorisation du sol plus diapré qu’un tapis de Perse. Les échappées qui semblaient ménagées à dessein entre les massifs de gommiers et de sycomores encadraient dans leur entourage de verdure les scènes riantes de la moisson. Ici l’on arrachait le blé à la main, car en Égypte les gerçures et la sécheresse de la terre dispensent de le scier avec la faucille ; là on liait des gerbes et on les chargeait sur des chameaux ; plus loin l’on en formait des meules, autour desquelles circulaient les noregs, traîneaux attelés de bœufs, dont les roues tranchantes hachent la paille et font sortir le grain de l’épi. 
Puis à l’heure du repos, hommes, femmes, enfants, accouraient en poussant des cris de joie, et s’élançaient dans le Nil avec la confiance et l’effusion d’une famille qui se jette dans les bras d’un père. Les troupeaux venaient aussi chercher au sein de cet asile commun un abri contre l’ardeur du soleil, et il nous arrivait souvent de louvoyer au milieu des buffles qui ne laissaient passer au-dessus de l’eau que leurs têtes noires, et savouraient dans une molle quiétude les délices du bain. C’était plaisir de voir les cygnes, les pélicans, les hérons, les pluviers dorés, les oiseaux de toutes couleurs et de toutes formes se pavaner autour de nous, ou fuir devant les kanges, qui, poussées par la triple force du courant, du vent et des rames, ressemblaient de loin à des albatros nageant les ailes déployées. Cependant les barques qui se croisaient sans cesse, les passagers échangeant entre eux leurs bouffées de fumée et leurs salamalec, le chant guttural des bateliers et la cadence de leurs avirons, enfin tous les accidents d’une circulation continuelle, rendaient le fleuve encore plus vivant et plus bruyant que ses bords ; car, dans les districts où la moisson n’attirait pas les travailleurs, la plaine était solitaire et silencieuse. On n’y apercevait que les roues hydrauliques, les vaches qui les faisaient tourner, et les huttes des fellahs surmontées de colombiers coniques, entourées de nuées de pigeons, et moins semblables à des villages qu’à de grosses ruches d’abeilles. 
Quelquefois, au milieu d’une touffe de lilas et de magnoliers, apparaissait une mosquée tumulaire dont le dôme arrondi défendait contre la profanation des hommes la dépouille mortelle d’un santon, tandis que la flèche élancée du minaret s’élevait vers le ciel comme une prière pour son âme. Mais dans ces lieux momentanément déserts, la richesse de la nature faisait oublier l’absence de l’homme, et la végétation suffisait seule à tous les effets d’une décoration prestigieuse. Des forêts de palmiers aux tiges droites comme des colonnes, aux chapiteaux uniformes, figuraient par leurs quinconces symétriques l’immensité d’un temple prolongé sans fin : parfois un rayon de soleil, perçant le toit de feuillage, projetait sa clarté sous les ombreuses arcades comme une lampe suspendue à la voûte du sanctuaire ; et quand venaient à passer des femmes aux jambes cuivrées, aux tuniques d’azur, les bras arrondis comme l’anse de l’urne qu’elles portaient sur leur tête, on eût dit les idoles du temple, animées par un souffle magique et descendues de leur piédestal pour errer dans ces longues galeries.
C’est lorsque le regard du voyageur s’est longtemps arrêté sur ces tableaux divers, que sa pensée se reporte aux destinées du Nil et à la série de travaux par lesquels l’histoire de ce fleuve se rattache aux annales de l’humanité.

En parcourant la vallée du Nil, on conçoit qu’elle dut être le berceau des sociétés, parce qu’elle leur offrit d’abord la retraite la plus sûre et l’établissement le plus facile." 


extrait de "L'Égypte moderne", in Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3, par  Lucien Davesiès de Pontès (1806-1859), homme de lettres, helléniste, traducteur de "L'Iliade" d'Homère et de "Childe Harold" de lord Byron.

samedi 30 novembre 2019

L'île "riante" d'Éléphantine, selon Joseph Agoub

island of Elephantine - Edwin Howland Blashfield. Brooklyn Museum

"Quelle est maintenant devant nous cette île riante dont la verdure offre un contraste consolant avec l’aridité de la contrée qui nous environne ? c'est Éléphantine. Sa fertilité lui a fait donner le surnom de Jardin du tropique. Comme le feuillage de ces mûriers, de ces napecas, de ces acacias fleuris, de ces palmiers élégants repose délicieusement notre vue qui ne s'était arrêtée jusqu'ici que sur des sables étincelants ou de sombres rochers ! Ne dirait-on pas que la Providence a jeté l'ile d'Eléphantine au milieu de cette âpre solitude, afin de tempérer en quelque sorte la sévère uniformité du désert, et de donner à l'homme disgracié qui l’habite, une idée de la fécondité de la terre et des beautés de la création ?
Traversons à la hâte sur une barque de Nubiens le bras du fleuve qui nous sépare d'Eléphantine, et allons nous y délasser un moment de la chaleur et de la fatigue ; c'est M. Jomard qui nous y invite : "On se repose aves délices, nous dit-il, à l'ombre de ces arbres toujours verts ; l'air pur et frais qu'on y respire y cause une sensation inexprimable, dont le charme ne peut être bien senti que par ceux qui ont approché du tropique. C'est la douce impression de cette température moins brûlante, c'est l'opposition des prés et des rochers, des champs et du désert, de la verdure et du sable, des jardins et du site le plus sauvage ; en un mot, le contraste de la nature et de l’art, qui donnent à ce canton une physionomie distincte, tout-à-fait différente de l'aspect trop monotone des autres points de l'Égypte. Enfin, au milieu de ces tableaux si variés et si pittoresques, le voyageur jouit encore du spectacle de plusieurs antiques monuments qui sont restés debout, faibles mais précieux vestiges de l'ancienne puissance d'Eléphantine." (...)
Les antiquités d’Eléphantine consistent en deux petits temples construits sur le même plan, et d'après les mêmes proportions. L'un d'eux, celui du nord, est à moitié détruit. L'autre est demeuré presque intact et son architecture est un modèle de pureté et d'élégance : il est composé d'une galerie de piliers carrés sur les deux faces latérales, et de colonnes sur les deux autres. 
On arrivait au parvis par un escalier, dont on ne voit plus que les cinq ou six marches supérieures. L'oeil d'un observateur accoutumé à l'étude du style égyptien ne tarde pas à remarquer dans la disposition de ce temple, plusieurs particularités, dont on ne trouve ailleurs aucun exemple : différent des autres édifices, celui-ci ne présente aucune face inclinée, et ses murs dressés verticalement ne sont pas assujettis au talus que les Égyptiens ont donné à toutes leurs constructions. C'est aussi le seul monument où le plafond de la galerie appuie immédiatement sur la corniche ; l'évasement des portes de la salle auquel donne lieu l'obliquité de l'embrasure est encore une singularité tout-à-fait étrangère à l’architecture des bords du Nil.
Outre ces deux temples, on a retrouvé à Éléphantine un escalier nilométrique dont la construction paraît remonter au temps des Ptolémées. L'examen de ce monument curieux, et qui est probablement le nilomètre dont parle Strabon, a fourni à M. Girard le sujet d'un excellent mémoire sur l'origine de la coudée des Égyptiens, et sur l'ensemble de leur système métrique."


extrait de Mélanges de littérature orientale et française, avec une notice sur l'auteur par M. de Pongerville, 1835, de Joseph 
Agoub (1795-1832), orientaliste et poète

jeudi 28 novembre 2019

"Le Delta, formé par les alluvions, fut un présent du Nil. Telle est l’opinion que le père de l’histoire trouva établie parmi les Égyptiens" (Joseph-François Michaud)

carte de l'Égypte, datée de 1805

"Les premiers jours qu’on voyage sur le Nil, on est enchanté du spectacle ; mais la physionomie du pays est toujours la même : ce sont toujours des villages bâtis de terre avec leurs palmiers et leurs minarets, des canaux avec leurs digues, de vastes campagnes couvertes de moissons, une multitude de fellahs toujours misérables. Le cours du Nil nous offre aussi un aspect qui ne varie point ; souvent, après avoir fait quelques lieues, nous croyons encore nous trouver au même endroit. On ne change pas plus d’horizon que lorsqu’on navigue en pleine mer, et qu’on n’aperçoit que le ciel et les flots. Dans deux mois, le Nil commencera à croître, puis il sortira de son lit, ses eaux couvriront les plaines ; les villages, les bourgs paraîtront comme de petites îles, et le Delta sera comme un archipel. Après cela le fleuve reprendra son cours ; on cultivera de nouveau les terres ; on leur confiera les germes de la fécondité, et la campagne se couvrira d’autres moissons. Voilà toutes les variétés du pays où nous sommes, voilà tout ce qu’on voit en Égypte depuis le temps de la création. (...)
Vous devez bien penser que nous n’oublions pas Hérodote, et que le père de l’histoire ne nous a point quittés dans nos courses ; son livre intitulé Euterpe est moins un récit historique qu’une relation de voyage. C’est au vieil Hérodote que nous faisons toutes nos questions sur les merveilles de l’ancienne Égypte ; il nous impatiente quelquefois par ses réticences, par ses scrupules ; il y a une foule de choses qu’il sait très bien, qu’il a vues de ses propres yeux, et qu’il n’ose pas nous dire ; il se fait surtout un scrupule de parler de la religion des Égyptiens, et par respect pour les dieux, il nous cache la vérité ; mais s’il y a des lacunes dans ses récits, je suis du moins plein de confiance pour ce qu’il nous rapporte, et j’aime mieux, à tout prendre, un historien qui en sait plus qu’il n’en dit, que tant d’autres qui en disent plus qu’ils n’en savent. 
J’ai interrogé le bon Hérodote sur la formation du Delta, dont nous côtoyons maintenant les rivages ; cette riche province, nous dit-il, n’était qu’un vaste marécage au temps du roi Menés ; l’Égypte n’allait pas plus loin que le lac Méris ; le Delta, formé par les alluvions, fut un présent du Nil. Telle est l’opinion que le père de l’histoire trouva établie parmi les Égyptiens ; cette opinion adoptée par les savants modernes, nous explique la construction successive de Thèbes, de Memphis, de Saïs, d’Alexandrie ; à mesure que le pays s’agrandissait vers la mer, la capitale changeait de place ; le peuple égyptien avec ses rois, ses palais et ses temples, semblait descendre le Nil pour prendre possession des provinces que le fleuve avait créées dans son cours : on ne peut donner une plus grande idée des bienfaits du Nil." 


Extrait de Lettre sur l’Égypte, in Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3, par Joseph-François Michaud (1767-1839), historien et pamphlétaire français, auteur d’une Histoire des Croisades

lundi 25 novembre 2019

Une visite aux bazars cairotes, par Blanche Lee Childe

gravure datée de 1869, extraite de The Graphic, un journal hebdomadaire illustré britannique

"Nous rentrons dans les bazars, à travers les rues les plus pittoresques. C'est ici que je commence à comprendre le Caire, et cette impression première sera ineffaçable.
Chaque coin de rue est un tableau qui laisse bien loin ceux que j'admirais tant à Alexandrie. Les maisons sont hautes, et souvent les étages supérieurs, projetés en avant, se touchent presque au-dessus de nos têtes. Ce grand quartier marchand, - fourmillant d'allées étroites, de couloirs sombres, - est traversé par le Mousky, où nous passions tantôt, puis transversalement par une large rue tortueuse qui serpente d'une porte de la ville à l'autre. Dans cette rue se succèdent des boutiques, d'admirables mosquées, de vieux palais en ruines, des fontaines, des échoppes, puis un minaret et de longs murs qui tombent.
Aujourd'hui nous parcourons rapidement les différents bazars. Ici, ce sont les étalages de cuivre, casseroles, cafetières, reluisant au soleil, rouges, jaunes, éclatantes, constamment fourbies par de majestueux vieillards aux robes flottantes. Un peu plus loin, le bazar des pantoufles où, de chaque côté, - plus jaunes et plus rouges encore, - les maroquins étincelants piquent de taches ardentes le sombre passage.
Tournant le coin où des brodeurs, courbés sur une pièce de vêtement, tirent rapidement l'aiguille à travers la soutache d'or, nous sommes dans la cour légendaire d'AbdulIah, le marchand de tapis.
Je reconnais, pour l'avoir vu vingt fois reproduit, ce merveilleux coin de couleur, si cher aux peintres qui sont venus au Caire. Que dis-je, reproduit ? Aucun pinceau peut-il rendre cette cour à demi couverte de nattes, de pièces d'étoffes accrochées sur des poutres démantelées, laissant filtrer un rayon poudreux, - mais qui darde tout juste sur les tapis que nous montre le vieux patron ? Tout autour, des piles, des montagnes de ces tapis de tous pays : - les fins veloutés de Perse, les rayés de Tunis ou du Kourdistan, les petits carrés de prière de Smyrne ou de Bokhara. Puis des ballots de bissacs de chameaux, se déroulant en taches d'un rouge flamboyant, d'un bleu amorti ; - et cette lumière chaude, riche, frappant d'en haut, ici tamisée par un treillage, plus loin ardente, vive, va éclairer violemment une longue bande bigarrée, déployée par un nègre au turban blanc et un Arabe en robe vert pistache.
Le vieil Abdullah, grave et d'apparence austère, mais l’œil allumé par la visite de nouvelles pratiques, nous fait fuir avec ses prix exorbitants.
Nous continuons dans la ruelle couverte, entre les échoppes des marchands de Constantinople. Ici, les gilets de velours brodés alternent avec les coussins et les brimborions de clinquant, d'un goût douteux.
Passons vite et arrivons au bazar persan, galerie plus spacieuse que les autres. - Le vieux Mirza, dont le magasin est le mieux orné, nous arrête au passage. Notre aimable guide nous présente, et il me semble faire la connaissance de quelque grand vizir. Il nous fait asseoir, nous offre du thé persan, exquis, fort sucré et parfumé, dans des tasses de cristal. Lui-même est un beau spécimen de sa race. - Dans ce riche cadre de tentures, d'armes aux formes bizarres, de porcelaines, de pierreries étincelantes, d'objets d'or et d'argent, vêtu d'une robe de soie vert tendre, les cheveux et la barbe teints de henné d'un bel acajou, les yeux peints d'antimoine, il est encore splendide et ne paraît pas son âge.
Je succombe à sa séduction et lui achète des turquoises. Il me jure sur son père, sur sa barbe, sur beaucoup d'autres choses encore, qu'elles ne changeront pas de couleur, et je les prends pour consulter de plus experts que moi - et de plus sincères que lui."
 

extrait de Un hiver au Caire : journal de voyage en Égypte, par Blanche Lee Childe (-)