vendredi 20 décembre 2019

L'enthousiasme "indescriptible" de Joséphine Turck de Belloc face aux "merveilles de l'Égypte des Pharaons"

Colosses de Memnon, par Jean-Léon Gérôme (1824-1904)

"Vers le milieu de la plaine, on admire les deux colosses de Memnon. Ces monstrueux colosses ont soixante-deux pieds, et tous les deux sont sortis des carrières de la Thébaïde supérieure. Chaamy et Taanny, comme on les appelle aujourd'hui, se dressent du côté du fleuve, assis les mains sur les genoux dans l'attitude du repos, dominent au loin la plaine. L'un de ces prodigieux monolithes, couvert d'inscriptions égyptiennes, grecques et latines, n'est autre que cette fameuse statue de Memnon qui rendait, à l'aurore, des sons mélodieux. Hélas ! j'ai eu le regret de ne point entendre ces suaves accords que peut-être nul voyageur n'entendit avant moi.
Si les dieux couchés dans la poussière autour du colosse de Memnon impassible, qu'on prendrait pour le génie de l'antique Égypte, planant sur la capitale en ruines des Pharaons, faisaient encore des miracles, je ne leur demanderais pas de rendre à la statue ses mélodies matinales, mais je les prierais de la douer de la parole pour raconter aux générations vivantes tous les événements inconnus, toutes les cérémonies sacrées et profanes, les conquérants de toutes nations, de toutes races, les peuples de toutes couleurs, les multitudes innombrables qui, pendant quarante siècles, ont passé en ce lieu comme le Nil y passe encore aujourd'hui.
L'esprit est frappé d'admiration lorsqu'on songe que toutes les merveilles, dont nous n'avons donné qu'une pâle description, remontent à plus de vingt siècles avant notre ère.
Que faisait alors l'Europe, la Grèce elle-même, et, sans l'Égypte à qui elle doit tout, la terre de Phidias et de Périclès serait-elle jamais sortie des ténèbres de la barbarie ?
Mais de qui l'Égypte tenait-elle donc une civilisation si avancée ? Quels furent ses maîtres, ses modèles ? Qui l'initia dans tous ces arts qu'elle porte si haut ?
Problème insoluble qui ramène invinciblement la pensée à cette révélation primitive dont parle Aristote, et dont la tradition remplit l'antiquité la plus reculée.
Le cadre limité de notre ouvrage ne nous permet pas de nous étendre davantage sur les merveilles de l'Égypte des Pharaons, qui ont jeté notre âme dans un enthousiasme indescriptible.
Cette terre antique nous a présenté, avec la beauté de la nature et les sourires du ciel, le spectacle de grandes choses et l'émotion de grands souvenirs. Cette navigation du Nil, avec ses lenteurs et ses hasards, avec ses aspects mélancoliques et ses couchers de soleil incomparables, ces bords fameux couverts des plus prodigieuses ruines, toutes ces émotions nous ont fait un trésor de souvenirs que nous emportons au delà des mers comme une vision sereine qui charmera toute notre vie."


extrait de Le pays des Pharaons, par Joséphine Turck de Belloc (1854-19.?), écrivaine et biographe. D’origine irlandaise (elle était née Swanton), elle choisit le nom de "Joséphine Turck" pour signer dans les journaux et les revues (elle fonda la Bibliothèque des familles en 1821-1822 et La Ruche en 1836).

jeudi 19 décembre 2019

"Des limites extraordinairement étroites avaient été assignées aux sculpteurs égyptiens" (Adolf Erman, Hermann Ranke)

Statue en diorite de Khéphren, exposée au Musée égyptien du Caire

"En Égypte, la grande sculpture tout entière (...) se trouve en relation étroite avec l'architecture et avec la religion, ce qui explique bien des particularités de ces œuvres qui, de prime abord, produisent sur nous une impression d’étrangeté. Ses figures ont été composées dans le dessein de les mettre à une place déterminée, soit devant les piliers du temple funéraire, comme c'est le cas pour les statues assises de Chephren, soit dans une niche de la chambre sépulcrale, comme c'était le cas pour maintes statues de l'Ancien Empire, soit dans la chambre la plus reculée du tombeau, comme c'est le cas pour tant de statues assises du Moyen et du Nouvel Empire. D'ailleurs, conformément à ce qui vient d’être dit, c'est uniquement dans des lieux consacrés, tombeaux et temples, que nous rencontrons les œuvres de la sculpture égyptienne : cela confère à ces productions un caractère marquant
une tendance au sérieux, à l'éternel, répugnant à tout ce qui est contingent. 
Si nous avons toutes ces considérations présentes à l'esprit, et si nous nous représentons un instant combien différentes étaient les conditions dans lesquelles les artistes grecs créaient leurs œuvres, nous comprendrons aisément que des limites extraordinairement étroites avaient été assignées aux sculpteurs égyptiens qui faisaient de la ronde-bosse ; ce qui doit plutôt nous étonner, c’est qu’à l’intérieur d’un cadre aussi étroit, leur art ait atteint un développement aussi riche que celui que les œuvres nous révèlent.
Le style de la sculpture égyptienne présente des caractères extérieurs faciles à reconnaître. C’est avant tout l’impassibilité pour ainsi dire absolue des figures, qu’un observateur superficiel traite volontiers de "raideur", ensuite le choix restreint des thèmes qui produit une si forte impression de monotone sur le visiteur de nos collections de sculptures égyptiennes, et enfin la grande fixité de la tradition pour le rendu de chacune des parties du corps humain, fixité qui ne laisse que peu de latitude à l'artiste qui voudrait innover.
La rigidité des figures est en rapport avec la loi dite de frontalité. Dans une statue, la tête est posée verticalement sur les épaules ; elle regarde en avant, dans une direction formant un angle droit avec la ligne qui réunit les deux épaules.
Cette loi, que l’on retrouve partout dans l’art antique, ce sont les Grecs les premiers, et eux les seuls, qui réussirent à s'en affranchir définitivement. Mais, en Égypte, à côté de cette loi, que les artistes observaient sans en avoir pleinement conscience, existaient certainement d'autres règles de conventions, dont on avait parfaitement conscience. Le sens de la gravité et de la dignité que nous admirons aujourd'hui chez les Orientaux se manifeste aussi dans la sculpture égyptienne : ce qu'on voulait, c'était représenter dieux, rois et seigneurs dans une majestueuse sérénité.
Il existe une relation étroite entre cette idée et le choix restreint des thèmes sculpturaux. Un dieu et, dans la même mesure, les défunts de haut rang ne pouvaient être représentés que debout, dans une attitude digne, ou assis sur un siège. On peut encore réunir en un seule groupe le mari et la femme, ou bien le roi avec une ou plusieurs divinités. Mais à cela, en somme, se limitent les thèmes de l'époque la plus ancienne, et même dans les siècles suivants leur nombre ne s'est accru que dans des proportions relativement faibles.
(...)
Ce style sévère ainsi que le choix restreint des thèmes ne s'appliquent, bien entendu, qu'à la "grande sculpture". Tout ce qui, domestiques ou serviteurs, est donné au grand personnage, propriétaire d'un tombeau, pour son service dans l'au-delà, n’est point soumis aux règles des convenances artistiques et de la dignité ; aussi trouve-t-on ici des thèmes nouveaux en grand nombre : figures agenouillées, accroupies, assises sur le sol, les jambes repliées sous le corps, puis brasseurs et boulangers, meunières et musiciennes, ouvriers briquetiers, lutteurs, scribes et une foule d’autres personnages du même genre, en pleine activité."


extrait de La civilisation égyptienne, par Adolf Erman (1854 - 1937), est un égyptologue et lexicographe allemand, fondateur de l'école d'égyptologie de Berlin, et Hermann Ranke (1878 -1953), égyptologue allemand ; traduction par Charles Mathien

mercredi 18 décembre 2019

Une "vue générale du Caire", à partir de la Citadelle, par Raoul Lacour

illustration extraite de l'ouvrage de Raoul Lacour
"De la plate-forme et des murs à moitié écroulés qui entourent la mosquée, on jouit d'un panorama magnifique et on peut prendre une vue générale du Caire. C'est un dédale de toits en terrasse. Au milieu de chacun d'eux s'ouvre un large auvent, dont la bouche, dirigée vers le nord, est destinée à humer le plus de fraîcheur possible ; en été, ce n'est guère. Du milieu de tous ces toits plats, s'élèvent des coupoles de mosquées et un nombre immense de minarets aux formes les plus variées, découpés, fouillés avec une richesse inouïe. Juste en face la citadelle, de hautes murailles et un énorme minaret à trois étages attirent immédiatement les yeux, c'est la mosquée du Soultan-Hassan. Çà et là quelques palmiers, quelques acacias tranchent en vert sur toutes ces maisons blanches. 
Au delà de la ville, règne une végétation splendide : les grands sycomores de Choubrah, les jardins de l'Esbekieh et, plus à l'est, les plantations d'Ibrahim-Pacha. De cette ceinture de verdure, se détachent en blanc de nombreuses villas de plaisance et le village de Boulak, que baignent les eaux miroitantes du Nil. En suivant le cours du fleuve, l'œil s'égare sur la plaine du Delta et se perd dans les légères brumes de l'atmosphère. De l'autre côté du fleuve, l'horizon est dentelé par la longue suite des pyramides, depuis celle de Gizeh jusqu'à Abou-Cir, Sakkarah et Dachour : c'est une vraie chaîne de montagnes créée par l'homme. Ramenant la vue sur des plans plus rapprochés, la vue rencontre le vieux Caire, séparé de la ville actuelle par des collines de décombres et de débris de poteries d'un aspect triste et mélancolique.
Quelques moulins à vent, les arches d'un aqueduc ne remplacent pas la végétation absente. Dans la plaine qui se trouve derrière, brûlée, stérile comme le désert, s'étend une des grandes nécropoles du Caire. De simples pierres tumulaires couvrent le sol ; les sépultures plus riches ont un petit mur pour les entourer, un petit toit pour les abriter; celles des princes, des pachas, sont des mosquées, des monuments que nous verrons de près. La seconde nécropole est de l'autre côté de la citadelle, également à l'entrée du désert, et au bout se trouvent les chefs-d'œuvre de l'architure arabe, les tombeaux des mamelouks.
Pour mieux jouir de la vue, nous nous étions avancés sur un mur a moitié ruiné : 'C'est d'ici, nous dit notre drogman, que, lors du massacre des mamelouks par Mohammed-Ali, l'un d'eux, Amin-Bey, lança son cheval en bas. La bête fut tuée, mais l'homme parvint à s'échapper." Nous essayâmes de reconnaître les lieux. Il y avait 20 mètres à pic avant d'atteindre le sol ; en bas, un grand abattis de maisons, beaucoup de poussière, des soldats qui enlèvent la terre, des chameaux qui apportent des pierres ; on commence même à distinguer la forme d'un trottoir circulaire en construction. C'est la place Roumelieh,
qu'Ismail-Pacha est en train de transformer à la mode haussmannienne ; - suite des réformes de Mohammed-Ali. Nous apprîmes, plus tard, que ce n'était pas là du tout qu'avait eu lieu le saut effrayant d'Amin-Bey. Il en est ainsi de bien des lieux célébrés par la tradition."

extrait de L'Égypte d'Alexandrie à la seconde cataracte, 1871, par Raoul Lacour (1845-1870), avocat, grand voyageur, passionné d’histoire naturelle et d’entomologie

"Les pyramides ont vu, sur leurs larges bases, les siècles et les dynasties passer comme des vagues de sable" (Théophile Gautier)



par John Somerscales (1846-1945)

"Bientôt nous rencontrâmes un autre bras du Nil, la branche phanitique, qui se jette dans la mer près de Damiette ; le chemin de fer la traverse, et de l’autre côté se trouvent les ruines de l’ancienne Athrybis, auxquelles s’est superposé un village fellah. 
Le train marchait rondement, et bientôt vers la droite, au-dessus d’une ligne de verdure presque noire sous l’éblouissante lumière, se dessine, lointaine et teintée d’azur, la silhouette triangulaire des pyramides de Chéops et de Chéfren, pareilles, vues de cette distance, à une montagne unique, échancrée par le sommet. La parfaite transparence de l’air les rapprochait, et il eût été difficile, si on ne l’avait su, d’apprécier avec justesse l’intervalle qui nous séparait. Apercevoir les pyramides en approchant du Caire, rien de plus naturel : on devait s’y attendre et l’on s’y attend ; et pourtant l’on éprouve une émotion et une surprise extraordinaires. On ne saurait s’imaginer l’effet produit par cette silhouette vaporeuse, si légère de ton qu’elle se confondait presque avec la couleur du ciel et que, n’étant pas prévenu, on aurait pu ne pas apercevoir. Ces montagnes factices, les monuments les plus énormes que l’homme ait élevés, après Babel peut-être, depuis plus de cinq mille ans, - presque l’âge du monde, selon la Bible, - ni les années, ni les barbaries n’ont eu la puissance de les renverser ; notre civilisation même, avec ses énergiques moyens de destruction, y parviendrait à peine. 
Les pyramides ont vu, sur leurs larges bases, les siècles et les dynasties passer comme des vagues de sable, et le sphinx colossal, à la face camarde, sourit toujours à leurs pieds de son sourire ironique et mystérieux. Éventrées, elles ont gardé leur secret et n’ont livré que des ossements de bœuf, auprès d’un sarcophage vide. Des yeux fermés depuis si longtemps que l’Europe n’était peut-être pas encore émergée du déluge, lorsqu’ils contemplaient la lumière, les ont regardées de la place où nous sommes. Elles ont été contemporaines d’empires disparus, de races d’hommes étranges balayées de la terre. Elles ont vu des civilisations qu’on ignore, entendu des langues qu’on cherche à deviner sous les hiéroglyphes, connu des mœurs qui nous paraîtraient chimériques comme un rêve. Elles sont là depuis si longtemps, que les étoiles ont changé de place ; et leurs pointes s’enfoncent dans un passé si prodigieusement fabuleux, que derrière elles il semble qu’on voie luire les premiers jours du monde."

extrait de L’Orient, 1893, de Théophile Gautier (1811-1872), poète, romancier et critique d'art français

mardi 17 décembre 2019

"Philae, c'est la perle du Nil et le bijou de l'Égypte" (Joseph Joûbert)

par Edward Lear  (1812–1888)

"Notre dahabiéh passe ainsi successivement ces terribles rapides, que Diodore de Sicile réputait infranchissables, et tout à coup, à un détour du Nil, Philae, l'Ile sainte, se montre à nous, gracieuse apparition que le voyageur, sortant de ces arides parages, salue avec joie, comme l'Arabe, errant dans le désert, qui voit soudain se lever à l'horizon et grandir l'oasis tant souhaitée. 
Le cadre, d'ailleurs, fait encore ressortir l'incomparable beauté du tableau. D'un côté s'élève l'île de Bighèh, avec ses sombres rochers aux formes fantastiques et entassés en désordre les uns sur les autres dans un prodigieux chaos, comme si les Titans avaient pourfendu la montagne pour se livrer à coups de fragments quelque gigantesque combat. Sur l'autre rive verdoyante et cultivée des palmiers laissent retomber leur élégante chevelure, et des sycomores, aux larges branches étalées, ombragent un monastère de Franciscains aujourd'hui abandonné. Au loin une dahabiéh se détache des roches noires et luisantes comme des blocs de houille, et la longue voile fend de sa ligne blanche le bleu éclatant du ciel ou la surface dorée des sables. Le Nil, qui à quelques cents mètres de là écume et bondit mugissant, coule ici sans bruit et frôle doucement la rive.
On ne saurait imaginer un site plus adorable et plus enchanteur. Ici l'art et la nature se sont mariés, et de leur mystérieuse union est sortie cette merveille de grandeur superbe et de grâce exquise. Au milieu de cette nappe d'eau, aussi calme et azurée qu'un lac, se dresse l'île dont la divine beauté, comme celle de Vénus, semble avoir jailli du sein des flots. 

Philae, avec sa ceinture de terrasses demi-écroulées, les bouquets d'acacias et les dais de palmiers qui festonnent ses berges, sa couronne architecturale de ruines en partie voilées par le feuillage mouvant, Philae, avec ses pylônes grandioses, ses majestueux portiques et surtout la ravissante colonnade du Kiosque, diadème de cet écrin sans rival, Philae, c'est la perle du Nil et le bijou de l'Égypte que le regard contemple avec délices et que l’œil enivré ne peut se lasser d'admirer ! Que dire enfin de la lumière orientale qui baigne et inonde toute cette nature si poétique ? Rien de criard, rien de discordant qui éblouisse ou heurte la vue. Les ruines resplendissent de blancheur, le noir des roches étincelle, les sables ont des reflets d'or éclatant, l'onde miroite par mille lames d'argent, la verdure renvoie des feux d'émeraude, le dôme céleste arrondit sa coupole ruisselante d'azur, et pourtant toutes ces nuances vives et ardentes sont fondues dans une suave harmonie que versent les rayons d'un soleil prodigue.
Quoi de plus charmant qu'une promenade dans l'île de Philae à travers le fouillis des ruines et des buissons, des débris et des plantes entrelacés ?"



extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

"(La) terre des Pharaons a le privilège d'exercer sur l'esprit une étrange fascination" (Joseph Joûbert)

Bonaparte devant le Sphinx, par Jean-Léon Gérôme  (1824–1904)

"Que de souvenirs, de mystères, de gloire chez celle qu'on a maintes fois appelée l'aïeule des nations policées, l'aînée de la civilisation, l'institutrice des peuples ! 
L'Égypte ! n'est-ce pas là un des premiers mots que l'enfant balbutie en apprenant l'histoire ? Et ces récits au début des annales humaines sur les bords du Nil ne sont-ils pas autant de naïfs et charmants épisodes : Joseph vendu par ses frères et, plus tard devenu ministre, payant de sa générosité leurs noirs desseins ; le petit Moïse, dans sa corbeille de jonc, sauvé des eaux par la princesse ; la fuite en Égypte de la sainte famille miraculeusement soustraite aux cruels soldats d'Hérode par le feuillage touffu du sycomore sacré ? Et puis ce sont les Pyramides, que l'imagination enfantine grandit démesurément, et le Sphinx qui apparaît au candide écolier bien loin, au seuil du désert comme une chimère colossale ou un monstre fabuleux.
Cette terre des Pharaons a le privilège d'exercer sur l'esprit une étrange fascination, un attrait beaucoup plus intense que la Grèce ou l'Italie. Serait-ce que nous sommes au collège trop imbus, trop nourris d'études classiques, et que, nos huma
nités une fois terminées, il nous tarde d'écarter les réminiscences importunes des auteurs grecs et latins ?
L'Hellade, nous voyons ses traits idéalement beaux, presque divins dans les chefs-d’œuvre de sa sculpture ; l'Italie, elle est à notre porte. Qui ne connaît les manifestations de son génie artistique reproduites à profusion par la gravure et la photographie ? Ne sommes-nous pas d'ailleurs par notre langue, nos lois, nos mœurs, nos institutions, à moitié romains ? Notre pensée, à nous Français, formée par les classiques, est coulée dans le moule gréco-latin.
Mais l'Égypte, enveloppée des mirages de l'Orient, de poétiques légendes et de mythes bizarres, à moitié asiatique, à moitié africaine, illuminée par les feux éclatants de son soleil et de son histoire, l'Égypte nous apparaît tout autre dans un lointain doré. Combien, d'ailleurs, différente de la nôtre sa civilisation ! Ses arts, statuaire et architecture, sont marqués d'un caractère de grandeur qui impose : obélisques, pylônes formidables, chapiteaux à masque de déesse, colonnes taillées en sistres, sphinx criocéphales, divinités osiriaques, statues gigantesques présentent des formes spéciales, correspondent à des symboles, à des systèmes politiques et religieux, à des concepts d'anthropomorphisme tout à fait à l'antipode de nos idées modernes. Nous précipitons notre existence inquiète et souvent nomade dans une agitation perpétuelle ; l'Égypte ancienne, au contraire, c'est la tradition, la stabilité même (bien qu'elle soit moins hiératique et immuable qu'on ne s'est plu à le prétendre). Nous vivons pour cette vie terrestre ; l'ancien habitant de Memphis ou de Thèbes vivait pour la tombe, pour la syringe. Nous appliquons nos forces physiques et naturelles à des buts variés, mais immédiats : affaires, plaisirs, conquête des richesses ou des honneurs ; le pharaon comme le dernier de ses sujets ne pense qu'au décor du sépulcre, qu'à la précieuse conservation de son enveloppe mortelle dans la nécropole. Du fond de son sarcophage enluminé, que l'hypogée recèle, la Momie emmaillottée de bandelettes règne pendant trente
dynasties et cinquante siècles en suzeraine incontestée sur l'empire des Pharaons, eux-mêmes vassaux de la "Mort", premiers pontifes d'Osiris, qui guide l'âme dans les régions infernales de l'Amenti.
Mais ce qui nous charme peut-être le plus, c'est le mystère dont semblent imprégnées la terre de Menés et l'antique civilisation qui en est sortie : mystérieuses les origines presque incroyables de cette race robuste et intelligente, résignée à bâtir les Pyramides ; mystérieux le Nil qui a façonné et fait vivre l'Égypte, mais qui, comme au temps d'Hérodote, n'a pas encore livré le secret de ses sources ; mystérieux le Grand Sphinx mutilé, génie pétrifié d'un insondable passé ; mystérieuses pendant vingt siècles ces myriades d'hiéroglyphes, légendes artistiques de fresques incomparables, séries d'annales en creux et en relief, hier encore muettes, mais qui, grâce à la science divinatrice d'un illustre Français, proclament aujourd'hui les exploits ou les gestes insignes d'un Ousortesen victorieux, d'un Amenhotep constructeur, d'un Ramsès triomphant, ou qui, plus modestes, narrent la vie paisible d'un scribe, d'un intendant des domaines royaux sous les dynasties memmphites ou diospolites."


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

samedi 14 décembre 2019

Le Sphinx "ne connaît qu'un ennemi, qu'un vainqueur : le sable" (Louis Malosse)

 
auteur et date de ce cliché non identifiables
"Le Sphinx, corps de lion à tête humaine, est enfoui dans le sable. Le visage seul est visible. Encore faut-il chaque année faire des travaux de déblaiement assez considérables, le désert, sous la violence des khamsins, jetant ses tourbillons de sable sur ce monument qui serait le plus ancien de ceux que nous ont légués les Pharaons. Son existence serait antérieure à celle de Chéops ; il aurait été consacré à la gloire d'un dieu s0laire. La face a été meurtrie ; le nez et les joues sont mutilés. Néanmoins, l'expression du visage est toujours belle.
Le Sphinx doit être contemplé par un clair de lune. Sa face, devenue blanche et pâle, semble énigmatique et comme voilée à la façon de ces princesses turques qui se cachent le visage derrière un fin tissu transparent de mousseline blanche. Les meurtrissures disparaissent. Le bruit qui se fait autour de lui le laisse impassible. Les clameurs des touristes, de leurs guides, de leurs bêtes, ne le troublent pas. Il a vu des tempêtes plus fortes, des calamités plus terribles, depuis le siècle qui l’a vu naître. Il ne connaît qu'un ennemi, qu'un vainqueur : le sable. Là, l'homme vient à son secours, repousse le désert envahisseur. Il inspire une crainte angoissante, tant son masque reste indéchiffrable, tant il semble garder dans sa carcasse de pierre de choses ignorées et terribles. On reste stupide devant lui. Dans ses yeux pourtant sans expression, on devine un regard inquisiteur ; dans ce regard imaginaire, on voit plus de cinquante siècles écoulés. De cette contemplation, l’histoire apparaît comme la grande science, trésor inépuisable de faits et de légendes. L'imagination se met en mouvement, découvre des temps inconnus, des âges lointains, des multitudes mystérieuses. Cette face éclairée par la lune est inoubliable. On sent qu'elle revivra dans les souvenirs des années les plus lointaines, qu'elle est gravée à jamais dans la mémoire. Le problème de l'antiquité est une énigme dont la solution semble n'être connue que de ce témoin, muet à tout jamais."


extrait de Impressions d'Égypte, par Louis Malosse (1870-1896), homme de lettres et journaliste