lundi 30 décembre 2019

"Le Rhamesseum est peut-être le plus pur spécimen qui nous soit resté de l'architecture égyptienne" (Eugène Poitou)

vintage photochrome, circa 1897

"Le Rhamesseum est peut-être le plus pur spécimen qui nous soit resté de l'architecture égyptienne. Sa première enceinte était fermée, sur les deux faces principales, par deux portiques que soutenaient des cariatides gigantesques. Il est impossible de rien voir de plus imposant que cette double façade ornée de ces grandes figures en pied, taillées dans la pierre même du monument, et empreintes de noblesse et de douceur. J'ai été frappé ici pour la première fois de ce caractère des statues égyptiennes. Malgré leurs dimensions colossales et la raideur de leurs attitudes, elles n'ont rien dans l'expression de dur ni de menaçant : tout au contraire. Si l'on n'y trouve pas l'élégance, la pureté de lignes et la beauté harmonieuse des statues grecques, elles n'en ont pas moins une beauté à elles : un demi-sourire est sur leurs lèvres ; l'intelligence et la majesté rayonnent sur leur front ; leurs traits expriment la sérénité, et je ne sais quelle grâce naïve et austère. C'est le repos dans la force ; c'est la bonté dans la puissance suprême. Partout ce même caractère se montre sur leurs figures de rois ou de dieux. 
Le plus beau morceau de ces admirables ruines est la salle hypostyle, ornée encore de trente colonnes d'une élégance qui serait assurément de nature à surprendre ceux qui se figurent que l'architecture égyptienne est toujours lourde et massive. C'est dans cette salle que se célébraient, en présence du roi, les panégyries, c'est-à-dire les assemblées politiques ou religieuses. 
Sur les parois et sur les colonnes sont sculptés d'innombrables bas-reliefs peints, car la peinture semble avoir toujours été aux yeux des Égyptiens le complément obligé de la sculpture et de l'architecture. Ces bas-reliefs racontent les exploits de Rhamsès le Grand. On voit le roi, représenté deux fois plus grand que ses ennemis, debout sur son char, l'arc tendu à la main, dans une attitude pleine de force et de majesté. Un lion court à ses côtés ; ses chevaux bondissent et hennissent. Il y a dans ces tableaux, avec un défaut frappant de proportion et de perspective, des qualités réelles de vie et de mouvement."


extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers

"Il y a presque de la terreur dans l'admiration qu'on éprouve en face de telles ruines" (Eugène Poitou, à propos de la salle hypostyle de Karnak)

photo de Pascal Sébah (1823 - 1886)

"Voir Karnac au clair de lune et par une nuit aussi splendide, était une tentation trop forte pour qu'on pût y résister. Nous voilà donc doublant le pas, seuls, sans guides, et sans autres armes que nos bâtons, cherchant à l'aventure le chemin des ruines. Il est difficile de ne pas les trouver, car elles couvrent la plaine de leurs masses énormes : quant au danger, il n'y en a aucun pour le voyageur, au milieu de ces populations paisibles ; et l'hyène, seule bête féroce qui fréquente les bords du Nil, est trop lâche pour attaquer l'homme. 
Nous avions laissé à gauche le chétif hameau de Karnac, bâti sur une éminence et entouré de beaux bouquets de palmiers. En sortant de l'ombre épaisse de ce petit bois, nous eûmes tout à coup devant les yeux un spectacle dont il est difficile de donner idée. Une avenue bordée de sphinx s'ouvrait devant nous ; à l'extrémité, s'élevait une porte triomphale d'une hardiesse et d'une majesté singulières. Au delà de cette porte, à droite, à gauche, à perte de vue, un immense entassement de ruines, un chaos de constructions, de murailles écroulées, de pylônes, de temples, de palais à demi renversés ; comme une ville entière qu'un tremblement de terre aurait jetée à bas ; et au-dessus de cette plaine toute hérissée de blocs de granit, çà et là de longues colonnades émergeant dans la lumière, et de hauts obélisques dressant leurs aiguilles noires.
(...)
La grande porte franchie, en marchant tout droit devant nous, nous trouvons, ouverte dans la muraille qui se dresse comme un rempart, une petite porte basse, pareille à une poterne. Nous entrons ; nous franchissons un couloir obscur, et, après avoir gravi des monceaux de décombres, nous pénétrons dans une vaste enceinte dont la lune n'éclaire qu'à demi les profondeurs. Nous étions dans la grande salle hypostyle.
Quand je vivrais mille ans, jamais je n'oublierais l'impression que m'a laissée ce moment. La parole est impuissante à décrire de telles choses, et nul art au monde n'en pourrait reproduire l'effet. Qu'on imagine une forêt de colonnes, larges et hautes comme des tours, portant encore sur leurs chapiteaux évasés quelques-uns des blocs massifs qui faisaient le plafond ; leurs lignes serrées se prolongeant de toutes parts sans que l’œil en aperçoive la fin ; sur celles qui forment l'allée centrale, plus hautes et plus puissantes que les autres, une seconde ligne de piliers qui portaient une seconde salle ; çà et là quelques pierres énormes du plafond à moitié penchées et s'arc-boutant mutuellement dans leur chute ; tout au bout, en face de nous, une de ces colonnes gigantesques qui, ébranlée sur sa base et chancelant comme un homme ivre, s'est appuyée de l'épaule sur sa voisine qui a reçu le choc sans broncher : qu'on se figure toutes ces colonnes couvertes de sculptures ; qu'on ajoute à l'effet de cette prodigieuse architecture, dont la grandeur effraie l'imagination, le prestige de la nuit, le contraste des vives clartés et des fortes ombres dont la lune frappait tous les objets, la profondeur des perspectives, la solennité de l'heure, la majesté de la solitude ; et l'on comprendra à peine quelle émotion nous causa ce spectacle aussi sublime qu'inattendu. C'était comme une vision d'un monde fantastique. 
Il y a presque de la terreur dans l'admiration qu'on éprouve en face de telles ruines. On se sent petit auprès d'elles. Il semble que ce soient des Titans, non des hommes comme nous, qui aient dressé ces colonnes sur leur base indestructible, et jeté sur leurs têtes, en guise de poutres et de tuiles, ces blocs de quarante pieds de long qu'elles portent depuis trois mille ans sans fléchir. (...)
Nous errâmes longtemps, perdus dans nos rêveries, au travers des longues nefs semées de pierres et de décombres. Le bruit de nos pas troublait seul le silence éternel des palais déserts et des temples vides. Il fallut s'arracher enfin à cette contemplation ; nous reprîmes lentement le chemin de Louqsor. Un chacal rôdait en glapissant dans les ténèbres ; au loin, les chiens de Karnac faisaient toujours retentir l'air de leurs abois. Tout dormait : seuls, accroupis dans le sable, et nous regardant passer entre leur double file, les sphinx à tête de bélier semblaient veiller sur les derniers débris de la grandeur des Pharaons."

extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers

dimanche 29 décembre 2019

"Le dessin égyptien est une écriture qu'il faut apprendre." (Élie Faure)

"danseuse" (Musée égyptien de Turin)

"(...) c'est la foule et rien qu'elle qui a répandu sur le bois des sarcophages, sur le tissu compact des hypogées, les fleurs pures, les fleurs vivantes, les fleurs colorées de son âme. Elle a chuchoté sa vie dans les ténèbres pour que sa vie resplendît à la lumière de nos torches quand nous ouvririons les sépulcres cachés. La belle tombe était creusée pour le roi ou le riche, sans doute, et c'était sa fastueuse existence qu'il fallait retracer sur les murs, en convois funèbres, en aventures de chasse ou de guerre, en travaux des champs. Il fallait le montrer entouré de ses esclaves, de ses travailleurs agricoles, de ses animaux familiers, dire comment on faisait pousser son pain, comment on dépeçait ses bêtes de boucherie, comment on pêchait ses poissons, comment on prenait ses oiseaux, comment on lui offrait ses fruits, comment on procédait à la toilette de ses femmes. Et la foule des artisans travaillait dans l'obscurité, elle croyait dire le charme, la puissance, le bonheur, l'opulence de la vie du maître, elle disait surtout la misère mais aussi l'activité féconde, l'utilité, l'intelligence, la richesse intérieure, la grâce furtive de la sienne. 
Quelle merveilleuse peinture ! Elle est plus libre que la statuaire, presque uniquement destinée à restituer l'image du dieu ou du défunt. Malgré son grand style abstrait elle est familière, elle est intime, quelquefois caricaturale, toujours malicieuse ou tendre, comme ce peuple naturellement humain et bon, peu à peu écrasé sous la force théocratique et descendant en lui de plus en plus pour regarder son humble vie. Au sens moderne du mot, aucune science de la composition. Aucun sens de la perspective. Le dessin égyptien est une écriture qu'il faut apprendre. Mais, quand on la connaît bien, comme toutes ces silhouettes dont les têtes et les jambes sont toujours de profil, les épaules et les poitrines toujours de face, comme toutes ces raides silhouettes remuent, comme elles vivent ingénument, comme leur silence se peuple d'animations et de murmures ! Un extrême schéma, sûr, décisif, précis, mais tressaillant. Quand la forme apparaît, surtout la forme nue ou devinée sous la chemise transparente, l'artiste suspend en lui toute sa vie, pour ne laisser rayonner de son cœur qu'une lumière spirituelle qui n'éclaire que les plus hauts sommets du souvenir et de la sensation. Vraiment ce contour continu, cette unique ligne ondulante, si pure, si noblement sensuelle, qui dénonce un sens si discret et si fort du caractère, de la masse et du mouvement a l'air d'être tracé dans le granit avec la seule intelligence, sans le secours d'un outil. Là-dessus des coulées brillantes, légères, jamais appuyées de bleus profonds, d'émeraudes, d'ocres, de jaunes d'or, de vermillons. C'est comme une eau tout à fait claire où on laisserait tomber, sans l'agiter d'un frisson, des couleurs inaltérables qui ne la troubleraient pas et permettraient d'apercevoir toujours les plantes et les cailloux du fond.
L'intensité du sentiment, la logique de la structure brisent les chaînes du hiératisme et de la stylisation. Ces arbres, ces fleurs raides, tout ce monde conventionnel a le mouvement sourd des saisons fécondes qui s'ouvrent, la fraîcheur des germes renaissants. L'art égyptien est peut-être le plus impersonnel qui soit. L'artiste s'efface. Mais il a de la vie un sens si intérieur, si directement ému, si limpide, que tout ce qu'il décrit d'elle semble être défini par elle, sortir du geste naturel et de l'attitude exacte dont on ne voit plus la raideur. Son impersonnalité ressemble à celle des herbes qui frémissent au ras du sol ou des arbres s'inclinant à la brise, d'un seul mouvement et sans lutter, ou de l'eau qu'elle ride en cercles égaux qui vont tous dans le même sens. L'artiste est une plante qui donne des fruits pareils à ceux des autres plantes mais aussi savoureux et aussi nourrissants. Et la convention que le dogme lui impose n'apparaît pas, parce que ce qui sort de son être est animé de la vie même de son être, sain et gonflé de sucs comme un produit du sol."


extrait de Histoire de l'art : l'art antique, 1909, par Élie Faure (1873-1937), historien de l'art et essayiste français. Son Histoire de l'art reste une des références dans cette discipline.

"L'esprit de l'Égypte agonisante", par Élie Faure

photo de Pascal Sebah (1823-1886)
"Il faut les regarder profondément, et chercher au fond de soi-même l'écho de leurs confidences muettes."   
"L'Égypte n'a pas failli à cette loi consolatrice qui veut que toute société prête à mourir d'épuisement ou qui se sent entraînée dans le courant révolutionnaire, se retourne un moment pour adresser un adieu mélancolique à la femme, à la puissance indestructible qu'elle a généralement méconnue au cours de sa forte jeunesse. Les sociétés en plein essor sont trop idéalistes, trop portées vers la conquête et l'assimilation de l'univers pour regarder du côté du foyer qu'elles abandonnent. C'est seulement sur l'autre versant de la vie qu'elles font un retour en arrière pour incliner leur enthousiasme assagi ou découragé devant la force qui conserve, alors que tout se lasse, se flétrit, meurt autour d'elle, croyances, illusions qui sont des pressentiments, énergies civilisatrices. 
L'Égypte à son déclin a caressé le corps de la femme avec cette sorte de passion chaste que la Grèce seule a connue après elle, mais qu'elle n'a peut-être pas si religieusement exprimée. Les formes féminines, engainées d'une étoffe étroite, ont ce lyrisme pur des jeunes plantes qui montent pour boire le jour. Le passage silencieux des frêles bras ronds aux épaules, à la poitrine mûrissante, aux reins, au ventre, aux longues jambes fuselées, aux étroits pieds nus, a la fraîcheur et la fermeté frissonnante des fleurs qui ne sont pas encore ouvertes. La caresse du ciseau passe et fuit sur les formes comme des lèvres effleurant une corolle close où elles n'oseraient pas s'appuyer. L'homme attendri se donne à celle qu'il n'avait su que prendre jusqu'alors.
Dans ces dernières confidences de l'Égypte, jeunes femmes, hommes assis comme les bornes des chemins, tout est caresse contenue, désir voilé de pénétrer la vie universelle avant de s'abandonner sans résistance à son cours. Comme un musicien entend des harmonies, le sculpteur voit le fluide de lumière et d'ombre qui fait le monde continu en passant d'une forme à une autre. Discrètement, il relie les saillies à peine indiquées par les longs plans rythmés d'un mince vêtement qui n'a pas un seul pli. Le modelé effleure ainsi qu'une eau les matières les plus compactes. Son flot roule entre les lignes absolues d'une géométrie mouvante, il a des ondulations balancées qu'on dirait éternelles comme le mouvement des mers. L'espace continue le bloc de basalte ou de bronze en recueillant à sa surface l'illumination confuse qui sourd de ses profondeurs. L'esprit de l'Égypte agonisante essaie de recueillir pour la transmettre aux hommes qui viendront, l'énergie générale éparse dans l'univers.
Et c'est tout. Les parois de pierre qui contenaient l'âme égyptienne sont brisées par l'invasion qui recommence et la trouve à bout de force. Toute sa vie intérieure fuit par la blessure ouverte. Cambyse peut renverser ses colosses, l'Égypte ne sait pas trouver une protestation virile, elle n'a que des révoltes de surface qui accentuent sa déchéance. Quand le Macédonien viendra, elle le mettra volontiers au rang de ses dieux, et l'oracle d'Ammon ne fera pas de difficultés pour lui promettre la victoire. Dans la brillante époque alexandrine, son effort personnel sera presque nul. Ce sont les sages grecs, les apôtres de Judée, qui viendront boire à sa source à peu près tarie mais encore toute pleine de mirages profonds, pour tenter de forger au monde désorienté, avec les débris des vieilles religions et des vieilles sciences, une arme idéale nouvelle. Elle verra d'un œil indifférent la dilettante d'Hellas visiter et décrire ses monuments, le parvenu romain les relever.
Elle laisse le sable monter autour des temples, le limon envahir les canaux, noyer les digues, l'ennui de vivre recouvrir lentement son cœur. Elle ne dira pas le vrai fond de son âme. Elle a vécu fermée, elle reste fermée, fermée comme ses cercueils, comme ses temples, comme ses rois de cent coudées qu'elle assied dans l'oasis, au-dessus des blés immobiles, le front dans la solitude du ciel. Leurs mains n'ont jamais quitté leurs genoux. Ils se refusent à parler. Il faut les regarder profondément, et chercher au fond de soi-même l'écho de leurs confidences muettes. Alors, leur somnolence s'anime confusément. La science de l'Égypte, sa religion, son désespoir et son besoin d'éternité, cette immense rumeur de dix mille années monotones tient toute dans le soupir que le colosse de Memnon exhale au lever du soleil."  


extrait de Histoire de l'art : l'art antique, 1909, par Élie Faure (1873-1937), historien de l'art et essayiste français. Son Histoire de l'art reste une des références dans cette discipline.

samedi 28 décembre 2019

De l'art de voyager en Égypte, selon Jean-Jacques Rifaud

Campement, par Charles-Théodore Frère (1814-1888)
"Les relations de voyages sont précieuses lorsqu'elles ajoutent de nouveaux faits aux faits déjà connus de la géographie et de l'histoire naturelle des pays éloignés ; mais le plus grand charme de ces récits est dû à la peinture qu'ils font des mœurs et des usages d'hommes nouveaux pour nous. L'observation des habitudes sociales d'un peuple étranger cause d'abord une surprise pleine d'intérêt ; la comparaison de ces habitudes entre elles devient ensuite la meilleure leçon de scepticisme, de tolérance et de philosophie. 
Une section importante de mon grand ouvrage sur l'Égypte contient tout ce que j'ai recueilli pendant un séjour de plus de vingt ans, sur la vie privée et sur la vie politique des Égyptiens. Ce travail est beaucoup plus complet que ceux qui ont été faits jusqu'à ce jour ; les dessins nombreux qui l'accompagnent représentent fidèlement les choses, et ne doivent rien laisser de vague et d'indécis dans mes descriptions. Cette publication exige plus d'une année, et d'ailleurs son étendue et son volume seraient, dans beaucoup de cas, un obstacle à ce qu'elle entrât dans le mobilier portatif de la plupart des voyageurs. 
La connaissance des mœurs d'un peuple ne s'acquiert bien qu'aux lieux mêmes où ces mœurs sont vivantes et pratiquées ; pourtant, je l'ai moi-même éprouvé, beaucoup de renseignements utiles sont à prendre de ceux qui nous ont précédés dans la carrière. Cette considération me détermine à consigner ici les esquisses suivantes.
J'ai vécu dans les villes et dans la partie agricole de l'Égypte ; j'ai aussi vécu dans ses déserts. Les voyageurs d'un rang élevé, qu'une forte escorte accompagne et qui sont pourvus des meilleurs dromadaires et chevaux, ne voient les choses que de la position commode et particulière qu'ils ont choisie : moi, j'ai tout vu, et de toute manière. J'étais acclimaté, la langue du pays m'était familière, une robuste santé me permettait de résister à la fatigue et aux privations. L'orgueil humain ne m'a jamais fait reculer devant une occasion de m'instruire ; en voyage, et selon l'occasion, je mangeais d'aussi bon cœur avec un chamelier et le premier fellah venu, que si j'eusse été dans la meilleure compagnie du monde. Au moment du départ, j'ai souvent prêté la main pour charger les bagages ; ensuite j'ai supporté l'ardeur du soleil avec la même résignation que mes guides. Le soir avec des hôtes arabes, je me contentais de leur bouillie à l'eau et au sel, de leurs dattes et de leur fromage ; j'évitais de demander l'hospitalité comme étranger, car alors on eût tué un bouquetin ou un chevreau, on m'aurait fait rafraîchir avec du lait de chamelle ; mais
aussi l'on agissait sans gêne, on parlait sans réserve devant moi, et par là j'ai saisi une foule de renseignements qu'une dignité intempestive m'aurait nécessairement fait perdre."


extrait de Tableau de l'Égypte, de la Nubie et des lieux circonvoisins ; ou Itinéraire à l'usage des voyageurs qui visitent ces contrées, 1830, par Jean-Jacques Rifaud (1786-1852), membre de l'Académie royale de Marseille, de la Société Statistique de la même ville, de la Société de Géographie de Paris et de la Société Asiatique ; membre correspondant de la Société royale des Antiquaires de France, et membre correspondant de l'Académie de Nantes. Grand voyageur, passionné de fouilles archéologiques, il séjourna en Égypte treize années.

"Le grand temple d'Edfou est une des ruines les plus imposantes de l'Égypte" (Jean-Jacques Ampère)

photo d'Émile Béchard
"Le grand temple d'Edfou est une des ruines les plus imposantes de l'Égypte ; quand il apparaît de loin aux voyageurs qui remontent le Nil, les deux massifs de son gigantesque pylône ressemblent un peu aux tours d'une cathédrale. 
Les deux temples d'Edfou ne remontent pas au delà de l'époque des Ptolémées ; le grand temple est un des monuments les plus imposants et les plus majestueux de l'Égypte. Ici le goût grec n'a point rendu plus sveltes les proportions des colonnes comme à Esné. L'architecture égyptienne, au contraire, est devenue plus massive et plus compacte qu'au temps des Pharaons. Si l'on voulait prendre un type de cette architecture telle qu'on se la figure ordinairement, c'est le grand temple d'Edfou qu'on choisirait, et précisément ce temple n'est pas de l'époque égyptienne. 
En approchant, on voit d'abord les deux massifs du pylône parfaitement conservés et sur ces massifs l'image gigantesque d'un roi tenant de la main gauche par les cheveux un groupe de vaincus que de la droite il menace de frapper. C'est un Ptolémée qui est représenté dans cette attitude traditionnelle, donnée si souvent sur les monuments pharaoniques aux rois conquérants de la dix-neuvième dynastie ; ce Ptolémée singe Sésostris. On a cru que ces représentations indiquaient chez les anciens Égyptiens l'usage des sacrifices humains : c'est une erreur. Le monarque brandissant la massue, les captifs agenouillés devant lui et saisis par sa main puissante, formaient un groupe hiéroglyphique, exprimant, dans de vastes proportions, l'idée de la soumission absolue au vainqueur, du droit de vie et de mort dont celui-ci était investi, et rien de plus. Cet immense hiéroglyphe, répété sur chacun des massifs du pylône qui sert de porte au temple d'Edfou, devait produire chez ceux qui arrivaient à cette porte colossale une forte impression de terreur et de respect en leur présentant une image parlante de la puissance souveraine et formidable de leur roi. 
La cour, entourée d'un péristyle, est malheureusement en partie encombrée. En plusieurs endroits, les énormes chapiteaux semblent sortir de terre et s'épanouir à la surface du sol comme une fleur sans tige. Il en résulte un effet extraordinaire, et qui a quelque chose de monstrueux. Un déblaiement, facile à exécuter, permettrait de contempler sous son véritable aspect cet édifice, dont les proportions réelles échappent aujourd'hui au regard, et qui semble un géant enfoui jusqu'à la ceinture et dominant encore de son buste énorme les chétives statures des hommes. 
Après avoir fait le tour du temple intérieurement et extérieurement, - car à l'extérieur il est couvert aussi d'hiéroglyphes, - et avoir recueilli ceux qui me paraissaient offrir quelque intérêt, je suis venu me reposer d'une journée laborieuse en m'asseyant sur le mur qui enceint la partie postérieure du temple. Là, les pieds ballants, l'esprit et le corps alanguis par l'attention et la fatigue, j'ai contemplé longtemps d'un regard rêveur la plaine, entrecoupée de terrains arides et de terrains cultivés, qui s'étendait devant moi, tandis que les approches du soir ramenaient les fellahs vers leurs pauvres demeures, vers les huttes de terre que je voyais là-bas au-dessous de moi comme des taupinières. Après avoir joui longtemps, sur le mur où j'étais perché, du calme, du silence et de la sérénité qui m'entouraient, je suis redescendu, j'ai regagné ma barque, et, le vent du nord s'étant levé, nous avons continué notre route aux clartés de la lune, qui répandait sur le Nil une blancheur lactée et faisait resplendir les rames dans la nuit."
extrait de Voyage en Égypte et en Nubie, par Jean-Jacques Ampère (1800-1864)

vendredi 27 décembre 2019

Les charmes et "délices" de Rosette, selon Claude Étienne Savary

City of Rosetta  by Thomas Milton (after Luigi Mayer), 1801–1803
"Rosette appelée Raschid par les Arabes, est située sur l'ancienne branche Bolbitine, à laquelle elle a donné son nom. Sa fondation remonte au huitième siècle. Les ensablements continuels du Nil, ne permettant plus aux navires d'arriver jusqu'à Faoüé, on bâtit cette nouvelle ville à l'embouchure du fleuve. Elle en est déjà éloignée de deux lieues. Abulfeda nous apprend qu'elle était peu considérable au treizième siècle. Deux cents ans après, elle n'avait pas pris de grands accroissements. Mais lorsque les Ottomans eurent ajouté l'Égypte à leurs conquêtes, ils négligèrent l'entretien des canaux. Celui de Faoüé ayant cessé d'être navigable, Rosette devint l'entrepôt des marchandises d'Alexandrie et du Caire. Bientôt le commerce la rendit florissante. 
Aujourd'hui c'est une des plus jolies villes d'Égypte. Elle s'étend sur la rive occidentale du Nil, et a près d'une lieue de long sur un quart de large. On n'y voit point de place remarquable, point de rue parfaitement alignée, mais toutes les maisons, bâties en terrasse, bien percées, bien entretenues, ont un air de propreté et d'élégance qui plaît. Leur intérieur renferme de vastes appartements où l'air se renouvelle sans cesse, par un grand nombre de fenêtres toujours ouvertes. Les jalousies et les toiles claires qu'on y tend arrêtent les rayons du soleil, y entretiennent un jour doux, et tempèrent l'excès des chaleurs. 
Les seuls édifices publics qui se fassent remarquer sont les mosquées accompagnées de hauts minarets construits avec beaucoup de légèreté et de hardiesse. Ils produisent un effet pittoresque dans une ville, 0ù tous les toits sont planes, et jettent de la variété dans le tableau. La plupart des maisons ont la vue du Nil et du Delta ; c'est un magnifique spectacle. Le fleuve est toujours couvert de bâtiments, qui montent et descendent à la rame et à la voile. Le tumulte du port, la joie des mariniers, leur musique bruyante, offrent une scène mobile et vivante. 
Le Delta, cet immense jardin 0ù la terre ne se lasse jamais de produire, présente toute l'année des moissons, des légumes, des fleurs et des fruits. Cette abondante variété satisfait à la fois le cœur et les yeux. Il y croît diverses espèces de concombres et des melons délicieux ; la figue, l'orange, la banane, la grenade y sont d'un goût exquis. Combien la culture ajouterait encore à leur excellence, si les Égyptiens savaient greffer.
Au nord de la ville, on trouve des jardins où les citronniers, les orangers, les dattiers, les sycomores sont plantés au hasard. Ce désordre n'a pas de grâces, mais le mélange de ces arbres, leur voûte impénétrable aux rayons du soleil, des fleurs jetées à l'aventure dans ces bosquets en rendent l'ombrage charmant.
Lorsque l'atmosphère est en feu, que la sueur coule de tous les membres, que l'homme haletant soupire après la fraîcheur comme le malade après la santé, avec quel charme il va respirer sous ces berceaux, au bord du ruisseau qui les arrose ! C'est là que le Turc tenant dans ses mains une longue pipe de jasmin garnie d'ambre, se croit transporté dans le jardin de délices, que lui promet Mahomet. Froid, tranquille, pensant peu, il fume un jour entier sans ennui. Vivant sans désir, sans ambition, jamais il ne porte un regard curieux sur l'avenir. Cette activité qui nous tourmente, cette activité, l'âme de tous nos talents, lui est inconnue. Content de ce qu'il possède, il n'invente et ne perfectionne rien. Sa vie nous paraît un long sommeil ; la nôtre lui semble une continuelle ivresse : mais tandis que nous courons après le bonheur qui nous échappe, il jouit paisiblement des biens que la nature lui offre, que chaque jour lui présente, sans s'occuper du lendemain."


extrait de Lettres sur l'Égypte, tome premier, 1786, par Claude Étienne Savary (1750-1788), orientaliste, pionnier de l'égyptologie