lundi 6 janvier 2020

"Il y a quelque temps, l'Égypte détruisait ses monuments ; elle les respecte aujourd'hui ; il faut que demain elle les aime." (Mariette)

illustration extraite de Album du musée de Boulaq : comprenant quarante planches / photographiées par MM. Delié et Béchard ;
avec un texte explicatif par Auguste Mariette-Bey
, 1872

"Tout le monde sait qu'à de très rares exceptions près les Musées d'Europe ont été formés par l'achat de collections ramassées en vue du lucre, jamais en vue des progrès véritables de la science. La physionomie propre de ces collections est empreinte par là d'une sorte de tache originelle qu'il est impossible de méconnaître. 
On n'a pas, en effet, une idée juste de la valeur des fouilles exécutées en Égypte, si l'on pense que ces fouilles ont pour unique résultat la mise au jour des monuments conservés dans les Musées d'Europe. Pour une stèle, pour une statue, pour un monument quelconque que les collectionneurs dont je viens de parler ont admis dans leurs séries, il en est vingt autres qu'ils ont abandonnés sur le terrain parce qu'ils les ont trouvés soit en débris, soit dans un état de conservation qu'ils ont jugé insuffisant. Or il est impossible que parmi ces fragments il n'en soit pas qui aient quelque valeur scientifique, et il s'ensuit qu'à la rigueur les Musées d'Europe ont reçu de la main de ceux qui les leur ont vendues des collections qui, précisément par le travail d'épuration qu'on leur a fait subir, ont perdu de leur importance. 
Je me crois autorisé à dire que notre Musée a évité cet écueil. Tous les fragments recueillis pendant les fouilles ont été étudiés, puis admis dans nos catalogues, toutes les fois qu'ils nous ont paru toucher par un côté quelconque aux intérêts de la science. Le Musée de Boulaq satisfait ainsi aux intentions de son fondateur : c'est un Musée organisé pour servir pratiquement l'égyptologie, et si les indifférents trouvaient à y blâmer l'introduction de quelques débris en apparence trop mutilés, je répondrais qu'il n'est pas un archéologue qui, avec moi, ne désirerait lui en voir encore davantage. (...)
C'est de parti pris et après mûre réflexion que, dans l'emménagement intérieur des vitrines et des armoires, j'ai sacrifié au goût et cherché une certaine mise en scène qu'exclut ordinairement la froide régularité de nos Musées d'Europe. Les motifs qui m'ont guidé sont faciles à comprendre. Le Musée du Caire n'est pas seulement destiné aux voyageurs européens ; dans l'intention du Vice-Roi, il doit être surtout accessible aux indigènes qu'il est chargé d'instruire dans l'histoire de leur pays. Or je ne médis pas de la civilisation introduite sur les bords du Nil par la dynastie de Mehemet-Ali en prétendant que l'Égypte est encore trop jeune à la vie nouvelle qu'elle vient de recevoir pour posséder un public facilement impressionnable aux choses de l'archéologie et de l'art. Il y a quelque temps, l'Égypte truisait ses monuments ; elle les respecte aujourd'hui ; il faut que demain elle les aime. Mais, pour en arriver là, il est nécessaire, à mon avis, d'éviter l'aridité à laquelle nous condamnerait l'appropriation trop systématique des objets dans les meubles destinés à les contenir. Je sais par expérience que le même monument, devant lequel notre public égyptien passe toujours distrait et indifférent, attire ses yeux et provoque ses remarques dès que, par un artifice de mise en place, on a su le forcer à y fixer son attention. Il est certain que, comme archéologue, je serais assez disposé à blâmer ces inutiles étalages qui ne profitent en rien à la science ; mais si le Musée ainsi arrangé plaît à ceux auxquels il est destiné, s'ils y reviennent souvent et en y revenant s'inoculent, sans le savoir, le goût de l'étude et j'allais presque dire l'amour des antiquités de l'Égypte, mon but sera atteint."


extrait de Notice des principaux monuments exposés dans les galeries provisoires du Musée d'antiquités égyptiennes de S. A. le vice-roi, à Boulaq, 1869, par Auguste Mariette (1821-1881), créateur du service des antiquités de l’Égypte et du musée de Boulaq

samedi 4 janvier 2020

"Les tombes ont cela de remarquable en Égypte : alors même qu’elles représentent ou formulent des vœux, elles disent des réalités" (Marius Fontane)

Champs d'Ialou - tombe de Sennedjem

"C'est la mort, en Égypte, qui raconte la vie ; les nécropoles y sont les documents principaux. Comme des livres grands ouverts, les temples et les tombes nous disent l’histoire et les mœurs de ce lointain passé. Les temples célèbrent surtout la gloire des pharaons qui les construisirent ; sur les immenses panneaux de pierre des hauts murs, intérieurement et extérieurement, sur les parois des longues galeries sombres et des escaliers obscurs, sur le plat fuyant des colonnes, partout enfin, les maîtres de l'Égypte ont fait illustrer leurs victoires, imager leurs prouesses, graver et enluminer l'apothéose de leur divinisation. Ce sont là de véritables documents historiques, mais suspects, parfois, à cause de la destination de l'édifice et de la courtisanerie des graveurs récitants, des conteurs ayant sculpté la chronique.
Les obélisques, les colosses, les stèles, les murs des temples et des palais, parlent constamment des souverains. Mais à mesure que le temps va, que les dynasties se succèdent, l'imitation, même grossière, de ce que firent ses prédécesseurs tente le pharaon régnant, et voici qu'avec une naïveté charmante, - le cas est fréquent, - le pharaon fait simplement graver sur le temple qu'il vient à peine d’édifier à sa propre mémoire, le récit textuel d’une victoire remportée par un autre pharaon, ou bien tel passage d’un poème disant les mérites d'un aïeul. On voit avec quels scrupules ces documents historiques doivent être consultés.
Les nécropoles, tout aussi bavardes, exigent moins de précautions. La mort y est véridique, généralement, un peu exagérée quelquefois, mais toujours sincère. C'est sa propre vie que "la momie" raconte, ou encore la vie qu’elle voudrait vivre "au delà de ce monde", et qui ne serait, et qui ne doit être que la continuation de sa "première vie" vécue sur les bords du Nil. Car les tombes ont cela de remarquable en Égypte, qu'alors même qu’elles représentent ou formulent des vœux, elles disent des réalités, les désirs des Égyptiens ne s'écartant jamais de la possibilité des choses, leurs rêves de bonheur les plus excessifs n’étant, presque sans exception, que la continuation idéale, heureuse, de leur existence actuelle.
Les villes des morts étaient nécessairement plus étendues que les villes des vivants. À Gizeh, les monuments funéraires, symétriquement bâtis, formaient des rues ; à Saqqarah il y avait moins d'ordre : des vides et des entassements, avec des pyramides isolées ou groupées, de hauteurs diverses, les unes de sept ou huit mètres, d’autres de cent cinquante. Les nécropoles de Memphis, d'Abydos et de Thèbes ont livré à l'histoire des quantités de documents. C’est par la lecture de ces documents bâtis qu’il a été possible d'apprendre, de constituer, d'écrire une histoire de l'Égypte."


extrait de Histoire universelle - Les Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), par Marius Fontane (1838-1914), historien, orientaliste et romancier français, membre de la Société de géographie

vendredi 3 janvier 2020

"Le Sphinx, moitié colline et moitié bête couchée", par Pierre Loti

"Le Sphinx en hiver", par Hossam Abbas
"La pyramide une fois dépassée, un peu de chemin restait à faire encore pour aller affronter le Sphinx, au milieu de ce que nos contemporains lui ont laissé de son désert ; il y avait à descendre la pente de cette dune aux aspects de nuage, qui semblait feutrée comme à dessein pour maintenir en un tel lieu plus de silence. Et çà et là s'ouvrait quelque trou noir : soupirail du profond et inextricable royaume des momies, très peuplé encore, malgré l'acharnement des déterreurs.
Descendant toujours sur la coulée de sable, on n'a pas tardé à l'apercevoir, lui, le Sphinx, moitié colline et moitié bête couchée, vous tournant le dos, dans la pose d'un chien géant qui voudrait aboyer à la lune ; sa tête se dressait en silhouette d'ombre, en écran contre la lumière qu'il paraissait regarder, et les pans de son bonnet lui faisaient des oreilles tombantes. Ensuite, à mesure que l'on cheminait, peu à peu, il s'est présenté de profil, sans nez, tout camus comme la mort, mais ayant déjà une expression, même vu de loin et par côté ; déjà dédaigneux avec son menton qui avance, et son sourire de grand mystère. Et, quand enfin on s'est trouvé devant le colossal visage, là bien en face - sans pourtant rencontrer son regard qui passe trop haut pour le nôtre, - on a subi l'immédiate obsession de tout ce que les hommes de jadis ont su emmagasiner et éterniser de secrète pensée derrière ce masque mutilé !
En plein jour, non, il n'existe pour ainsi dire plus, leur grand Sphinx ; si détruit par le temps, par la main des iconoclastes, disloqué, tassé, rapetissé, il est inexpressif comme ces momies que l'on retrouve en miettes dans le sarcophage et qui ne font même plus grimace humaine. Mais, à la manière de tous les fantômes, c'est la nuit qu'il revit, sous les enchantements de la lune. (...)

On dit qu'il fut jadis d'une surprenante beauté, le Sphinx, alors que des enduits, des peintures harmonisaient et avivaient son visage et qu'il trônait de tout son haut sur une sorte d'esplanade dallée de longues pierres. Mais était-il en ces temps-là plus souverain que cette nuit, dans sa décrépitude finale ? Presque enseveli par ces sables du désert Libyque, sous lesquels sa base ne se définit plus, il surgit à cette heure comme une apparition que rien de solide ne soutiendrait dans l'air. 
Passé minuit. Par petits groupes, les touristes de ce soir viennent de disparaître pour regagner l'hôtel proche dont l'orchestre sans doute n'a pas fini de sévir, ou bien pour remonter en auto et engager, dans quelque cercle du Caire, une de ces parties de bridge où se complaisent de nos jours les intelligences vraiment supérieures ; les uns (esprits forts) s'en sont allés le verbe haut et le cigare au bec ; les autres, intimidés pourtant, baissaient la voix comme on fait d'instinct dans les temples. Les guides bédouins, qui tout à l'heure semblaient voltiger autour de la grande effigie comme des phalènes noires, ont aussi vidé la place, inquiets de ce froid qu'ils n'avaient jamais connu. La représentation pour cette fois est finie, et partout s'établit le silence.
Les tons roses commencent à pâlir sur le Sphinx et les Pyramides ; tout blêmit à vue d'œil, dans le surnaturel décor, parce que la lune, s'élevant toujours, se fait plus argentine au milieu de la nuit plus glacée. Le brouillard d'hiver, qu'exhalent d'en bas les champs artificiellement mouillés, continue de monter, s'enhardit à envelopper le grand visage muet, lequel persiste à regarder cette lune morte et à lui adresser son même déconcertant sourire.
De moins en moins l'on croirait avoir devant soi un colosse réel, mais décidément rien que le reflet dilaté d'une chose qui serait ailleurs, dans un autre monde. Et derrière lui, au loin, les trois triangles-montagnes, qui s'embrument aussi, n'existent pas davantage, sont devenus pures visions d'Apocalypse.
Or, peu à peu, voici qu'une tristesse insoutenable se dégage des trop larges yeux aux orbites vides, - car, en ce moment, ce que le Sphinx a l'air de savoir depuis tant de siècles, comme ultime secret, mais de taire avec une mélancolique ironie, c'est que, dans la prodigieuse nécropole, là en dessous, tout le peuple des morts aurait été leurré, malgré la piété et les prières, le réveil n'ayant encore jamais sonné pour personne ; et c'est que la création d'une humanité pensante et souffrante n'aurait eu aucune raison raisonnable, et que nos pauvres espoirs seraient vains, mais vains à faire pitié !" 


extrait de La mort de Philae, par Pierre Loti (1850-1923). De son vrai nom Louis Marie Julien Viaud, cet écrivain français a mené parallèlement une carrière d'officier de marine.

jeudi 2 janvier 2020

Le soir sur le Nil, par Maurice Pillet

par Carl Wuttke, 1849 - 1927

"Du quai de Louxor, la vue est belle, embrassant toute la rive occidentale de Thèbes, où se creusent les nécropoles.
Sous la lumière éclatante du jour, la montagne se découpe sur le bleu du ciel, marbrée de quelques ombres et plaquée de traînées blanchâtres qui marquent le rebord des plateaux, mais, aux heures du crépuscule, elle se perd dans une teinte bleutée, imprécise, où les ravins se marquent à peine, tandis qu'une brume légère monte de la plaine, cachant la base du rocher.
Sur le fleuve, le spectacle grandiose se reflète et miroite, la flamme orange du couchant danse au souffle du vent qui ride le grand miroir, l’eau clapote et murmure aux parois de la felouque. Au loin retentit le chant des mariniers qui halent les grandes barques ou rament en cadence, troublant à peine le grand silence du soir.
Les berges maintenant sont muettes, le grincement des chadoufs s'est tu et leurs grands bras tortus pointent vers le ciel. Les rives abruptes et noires, rongées par le courant, tantôt tombent à-pic, tantôt s'abaissent en pentes rapides, prolongées par des bancs de sable noirâtre. Sur elles, tout un peuple d'oiseaux, en quête d'un dîner, s'y rencontre à la tombée du jour.
Les bergeronnettes, deux à deux, trottant menu, courent le long des berges, volent un instant, rasent l'eau, reviennent, se posent et repartent sans cesse, saisissant au passage le moucheron voyageur.
Le pluvier aux pattes fines quête lui aussi sur la rive, piquant de droite et de gauche, affairé, courant puis s’arrêtant un instant, pour repartir aussitôt.
Çà et là, une corneille attardée médite au bord de l’eau avant d'aller percher sur quelque haut palmier et les martins pêcheurs noirs et blancs exécutent leurs derniers plongeons rapides.
À la nuit déjà tombée, de grandes grues, masses lourdes et grises, traversent le fleuve, le cou replié, la patte traînante et lancent leur longue plainte aux échos endormis.
Auprès du quai antique, les felouques se balancent maintenant, groupées en tas auprès des ruines : les feux s’allument à bord pour le repas du soir et les voix montent plus graves, coupées de quelques mélopées plaintives ou des appels d'un marinier attardé qui accoste dans l’ombre.
La nuit d'Égypte chante. Mille insectes s'agitent. Le cri strident du grillon retentit, l'âne brait et le chien hurle à la lune : le coq tout à coup éveillé leur répond et la mélopée du fellah s'accompagne du grincement des sakkieh qui tournent sans cesse, puisant l’eau fertilisante.
À la vie du jour succède l’activité de la nuit et la nature jamais ne repose."


extrait de Thèbes - palais et nécropoles, 1930, par Maurice Pillet (1881-1964), attaché à l’Institut français d'archéologie orientale au Caire, directeur des travaux de Karnak

mardi 31 décembre 2019

"Tout ici parle de la mort, ou plutôt de la vie future" (Mag Dalah, visitant le temple d'Edfou)

lithographie de Louis Haghe (1806 - 1885)

"En revenant d'Assouan, nous avons fait halte à Edfou, pour visiter le temple mieux que la première fois. Il est immense et dans un état de conservation étonnant. C'est avec un sentiment de respect religieux qu'on franchit le portique du pylône pour pénétrer dans la cour, entourée d'une galerie à colonnes. Le soleil y verse à grands flots sa lumière, dont le pavé réfléchit l'aveuglante blancheur, contrastant avec l'ombre mystérieuse qui règne dans le sanctuaire. Là, tout est fraîcheur et obscurité. Une clarté vague permet de distinguer les contours des majestueuses colonnes ; sur les murailles, le relief des figures, accrochant la lumière, fait deviner plutôt que voir les personnages dans leurs poses hiératiques. 
Nous avons erré longtemps dans cette solitude, silencieuse et sombre comme un vaste sépulcre. Par des couloirs en pente douce on accède aux terrasses, d'où la vue est superbe. Les parois de ces couloirs sont ornées d'une longue suite de tableaux sculptés, où revivent les splendeurs du culte antique. Aux jours prescrits par les rites, les cortèges parcouraient les grandes salles, gravissaient les degrés, atteignaient les terrasses ; et là, dans l'éclat de la lumière, au son des instruments, les prêtres, vêtus de blanc, montraient à la foule massée à l'entour de l'édifice, les insignes sacrés, les barques dorées, les vases précieux contenant les offrandes de fleurs et de fruits, et dans leur marche lente, au son des hymnes religieux, ils répandaient les nuages d'encens et les roses effeuillées. Et quand, dans les ténèbres des galeries profondes, un Arabe, en longue robe flottante, passe furtivement, une torche à la main, on croirait, de loin, qu'un prêtre de l'ancienne loi revient célébrer ses mystères oubliés.
J'ai beau n'être pas égyptologue, j'ai vite remarqué l'infériorité des sculptures de ce temple plolémaïque, comparées à celles d'une époque plus ancienne. Au premier aspect rien ne semble changé : le temple est bâti sur un plan invariable ; les bas-reliefs représentent toujours les mêmes scènes, devenues familières. La différence est grande pourtant. Le relief est plus considérable, la saillie des muscles exagérée ; des formes trapues ont remplacé l'élégante sveltesse des anciennes figures. Avec sa prétention d'imiter plus exactement la nature, gênée dans cet effort par le canon hiératique, la sculpture a perdu la grâce idéale qui fait le charme des tableaux du mastaba de Ti. Les hiéroglyphes sont dessinés d'un trait moins hardi ; en un mot, c'est la décadence. Mais ces détails n'empêchent pas le monument d'avoir une majesté grandiose, qui frappe par son air de force et d'indestructibilité. (...)

En examinant ces restes merveilleux d'une civilisation disparue, on devine que ce peuple plaçait son espérance en dehors de ce monde. Sa préoccupation habituelle était l'éternité, et cette pensée austère s'est reflétée dans son œuvre avec une noblesse imposante. Tout ici parle de la mort, ou plutôt de la vie future, car l'Égyptien ne s'arrête guère au passage sombre qui nous effraye. Il s'attache ardemment à l'espoir des délices qui attendent le juste. Il s'est fait une idée magnifique du bonheur des élus. Dans son paradis, point de combats, de chasses et de festins comme dans le Wallala d'Odin ; point de houris comme au paradis de Mahomet : l'âme régénérée par l'épreuve goûte des plaisirs d'un ordre plus élevé, des jouissances immatérielles. Le juste accueilli par les dieux partage à son tour leur divinité ; ses délices sont de comprendre les splendeurs radieuses de la sagesse infinie." 

extrait de Un hiver en Orient, 1892, par Mag Dalah (pseudonyme), ouvrage préfacé par Edmond Rousse, de l'Académie française

"Si j'avais été Égyptienne, j'aurais adoré le Sphinx" (Mag Dalah)

Photo de Donald McLeish (1921)

"Le Sphinx vient d'être débarrassé de son linceul de sable ; il n'y a pas gagné : les pattes, presque entièrement reconstruites par les Romains, sont disproportionnées avec le reste du corps. Si le pittoresque a pâti de ce déblaiement, la science y a gagné la découverte d'une grande stèle, érigée par le roi Chéops pour témoigner qu'il a réparé le Sphinx et le temple de granit qui l'avoisine, en même temps qu'il faisait bâtir sa pyramide. Ainsi le Sphinx était déjà vieux lorsqu'on bâtissait les Pyramides : ne sentez-vous pas une sorte de vertige à regarder dans ces abîmes du passé ?
Nous nous sommes assises sur le sable encore tiède, de manière à embrasser d'un coup d’œil l'étonnant spectacle qui s'offrait à nous. Nous sommes restées là longtemps, admirant, cherchant à comprendre, et n'osant parler.
Si j'avais été Égyptienne, j'aurais adoré le Sphinx. Je crois qu'aucune image n'a jamais possédé à ce degré suprême la majesté calme, l'apparence de la vie, et surtout de la pensée. Il y a dans ce visage mutilé une beauté plus qu'humaine, inexplicable, mais frappante, dans ces yeux fixes un regard puissant et assuré comme celui d'un dieu. Sa bouche semble sourire et prête à parler ; on dirait qu'il voit, qu'il écoute et comprend.
Son attitude exprime l'attente, mais aussi une grande fermeté. Il semble personnifier et réunir en une seule toutes les questions qui se posent à la pauvre créature humaine dès qu'elle est jetée sur celle terre, pour y vivre sans savoir comment, en marchant à l'aveugle vers un but caché. Toutes ces questions, le Sphinx les pose, mais comme un être surhumain interrogeant des pygmées, sur des choses qu'ils ignorent et que lui connaît. Il sourit de pitié à notre misère ; son regard est doux pourtant."


extrait de Un hiver en Orient, 1892, par Mag Dalah (pseudonyme), ouvrage préfacé par Edmond Rousse, de l'Académie française

lundi 30 décembre 2019

"Sur le seuil même de l'Égypte" : Assouan, par Maxime Legrand

Assouan, par Carl Wuttke (1849 - 1927)
 "Enfin, paraît Assouan, la ville des cataractes.
Quand on jette les yeux autour de soi, c'est à croire qu'un enchantement vous a transporté dans un monde entièrement nouveau. L'on s'abandonne sans résistance aux sentiments les plus divers de surprise, d'admiration et de plaisir. Le Nil semble être à la fin de son cours ; la dahabiyeh qui vous a amené là paraît être dans un lac de belle forme. Les rochers qui s'empilent les uns sur les autres ont un reflet brun rouge, comme toutes les pierres de cette région. C'est là, en effet, le port de l'antique Syène, la patrie du syénite, au milieu de la barre de granit que la montagne arabique allonge vers l'Occident, entre des roches plus récentes, pour interrompre le cours du Nil, mais le vaillant fleuve a réussi à briser cette barrière, à la hauteur de la première cataracte. Comme il s'enlève bien, sur le fond rougeâtre de ces rochers, le vert des beaux palmiers, tout chargés déjà de leurs grappes de fleurs naissantes, qui entourent Assouan sur la gauche, sans cependant dérober aux regards le quartier haut de la ville !
Un superbe fragment de muraille, le dernier reste peut-être d'une baie détruite, s'étend vers l'île d'Éléphantine, dont la surface, découpée comme une feuille d'olivier sauvage, porte un vêtement de champs, de buissons et de palmes d'un vert charmant. Derrière l'île, à l'ouest, une des chaînes de collines qui forment la montagne libyque se dresse, couronnée d'un fort arabe en ruines, comme pour fermer le paysage. Les murailles noircies se détachent en contraste pittoresque sur le sable jaune du désert ; on se demande ce que serait cette vallée si richement parée de vert, sans le fleuve qui pénètre par ici en Égypte, après avoir franchi la première cataracte, l'un des ouvrages défensifs les plus solides qu'ait jamais élevés la nature. Assouan est vraiment bâtie sur le seuil même de l'Égypte, et son vieux nom égyptien, Soun, paraît des mieux choisis, car il signifie celui qui ouvre l'accès. De Soun, on dériva le grec Syène, et, par l'intermédiaire du copte Souan, l'arabe Assouan." 


extrait de La Vallée du Nil, époque contemporaine, 1892, par Maxime Legrand