vendredi 20 mai 2022

"La navigation sur le Nil est pleine de charme" (Jean-Baptiste Eyriès et Alfred Jacobs - XIXe s.)

cange sur le Nil, d'après Prisse d'Avennes (British Museum)

"Pour remonter du Caire aux cataractes, je louai une cange, petit bâtiment que son équipage, composé d'un douzaine de matelots, conduisait, selon les circonstances, à la voile ou à l'aviron. Deux cabines servaient à nous loger moi et mon domestique ; quant aux bateliers, ils dormaient sur le pont. 
Au-dessus du Caire, le Nil n'est plus sillonné de barques et de navires comme dans le Delta ; c'est seulement à l'approche de Minieh, de Girgeh, que les canges se croisent encore et que les voyageurs trouvent à échanger un salut et des vœux de bon voyage.
Plus d'une fois nous nous trouvâmes seuls sur ce fleuve large comme un océan ; lorsque le vent soufflait les matelots dépliaient les énormes voiles triangulaires qui se tendent sur les mâts ; dans les heures de calme, ils maniaient leurs avirons ou poussaient sur le fond à l'aide de grandes perches, ou encore, mettant pied à terre, ils nous halaient du rivage. 
Notre navigation fut interrompue à deux reprises par le simoun ou khasmin, vent du sud, qui soulève sur les eaux et dans le désert de terribles tempêtes. À terre, les sables s'agitent ; les rides qui froncent leur surface se déroulent avec un léger frôlement ; puis la plaine devient houleuse, de grosses vagues roulent en mugissant et inondent le voyageur d'une pluie de sable brûlant ; une sorte de poussière impalpable obscurcit le soleil comme un brouillard sanguin ; il faut alors s'envelopper la tête, et marcher le dos au vent ; si la tempête ne s'apaise pas, si le vent apporte plus épais les tourbillons de sable, il faut se hâter de gagner un abri, car le khasmin peut être meurtrier dans le désert. Sur le Nil, il soulève les flots et les entrechoque comme ceux de la mer, il couvre le pont des navires de cette poussière pénétrante qui brûle les yeux et dessèche les narines et les lèvres ; la navigation devient impossible, il faut avoir soin d'amarrer bien solidement la barque au rivage, et attendre que la tourmente soit passée.
À part ces moments où la nature est en convulsion, la navigation du Nil est pleine de charme. On ne se lasse pas d'admirer les rives du fleuve inondées de soleil, couvertes de palmiers ou semées de plantes odorantes ; la brise fait onduler des champs immenses de trèfle, de blé, d'orge ; un délicieux parfum s'échappe des arbrisseaux en fleurs ; et çà et là quelques hommes accroupis sous une tente de poil de chameau, tandis que leurs troupeaux paissent autour d'eux les luzernes, quelques oiseaux, que le bruit des avirons fait lever au milieu des roseaux de la berge, animent le paysage. Tel est le Nil jusqu'au mois de mai et dans la première moitié de juin. Passé ce temps, les pluies qui, depuis mars, n'ont cessé de tomber au-dessous du 17e parallèle, et de gonfler les deux bras du fleuve, grossissent graduellement ses eaux et changent l'aspect de ses rives. C'est à l'équinoxe d'automne que le Nil acquiert sa plus grande élévation ; il reste permanent quelques jours, puis diminue avec lenteur, déposant sur ses rives ce limon qui féconde toute la vallée. Une bonne inondation doit atteindre et ne pas dépasser trente pieds ; au-dessus de cette hauteur, les eaux dévastent la campagne, surtout dans la Basse-Égypte, et au-dessous elles laissent une partie du pays stérile. Des canaux d'irrigation dérivés de différents points du fleuve rendent susceptibles de culture des terrains que le débordement n'atteint pas. Les anciens rois d'Égypte firent creuser des réservoirs pour recevoir l'excédent des eaux et prévenir les ravages des trop grandes inondations. Tel fut le but du canal de Joseph et de ce fameux lac Mœris, dont l'emplacement longtemps douteux a été retrouvé avec certitude par ce même ingénieur français, M. de Linant, qui a consacré de si longues études au canal du Nil à Suez. La découverte d'immenses digues, de construction antique, témoigne que l'œuvre gigantesque du roi Mœris avait pour emplacement la petite ville de Fayoum, située dans la Moyenne-Égypte, sur la rive gauche du Nil, à une dizaine de lieues au sud de Gizeh.
Pendant les trois mois que dure l'inondation, les habitants, retirés dans leurs habitations construites sur des monticules, communiquent entre eux au moyen de barques ; l'Égypte tout entière est un immense lac aux eaux tour à tour vertes et rougeâtres, et entrecoupées d'innombrables îlots. Le fleuve emplit toute la vallée égyptienne dans une largeur de quinze à vingt kilomètres. Dans le moment où je le remontai, il n'occupait que la vingtième partie de cet espace.
Déjà une grande activité régnait sur ses rives, les habitants s'occupaient à terminer les travaux de la moisson, et à rentrer leurs récoltes dans leurs magasins élevés ; beaucoup présageaient, d'après les vents du nord qui, cette année, soufflaient plus tôt que de coutume, que l'inondation serait bonne. Nos bateliers se félicitaient aussi de cette brise favorable qui gonflait notre grande voile, et leur évitait une partie de leurs pénibles labeurs."


extrait de Voyage en Asie et en Afrique, 1859, par Jean-Baptiste 
Eyriès (géographe français, 1767-1846, auteur du texte) et Alfred Jacobs (archiviste-paléographe, docteur ès lettres, 1827-1870).

mardi 17 mai 2022

"La colonne égyptienne, à la différence de la grecque, a moins pensé à l'homme qu'au végétal" (J. Cotereau)

photo MC

Le naturisme égyptien

"Cette architecture de terre et de roseau qui fut celle de l'habitation égyptienne donna à l'architecture de pierre, à celle des temples et des tombeaux, la vie qui aurait pu lui manquer. Grande leçon que nous trouvons dès notre premier contact avec l'art le plus ancien. Le monument pharaonique est en effet l'héritier direct du dolmen préhistorique ; le linteau sur colonnes qui constitue la salle hypostyle rappelle étrangement la dalle posée sur deux pierres debout. C'est au fond le même parti. Le perfectionnement du mégalithe primitif est une modification dans le sens de la vie, pas du tout une idéalisation géométrique. Et il serait vain de s'appuyer sur l'art égyptien pour préconiser une émancipation totale de l'architecture par rapport à la nature.
Nous avons vu que le couronnement des murs d'argile sous terrasses de terre avait inspiré la corniche. C'est là un premier exemple du naturisme égyptien.
Dans le même esprit, le profit du serpent dressé, renflant son ventre et portant sa tête en avant, a inspiré la moulure en talon. Il est à remarquer que la modénature égyptienne, très sobre, pour ne pas dire très pauvre, se réduit à ce talon et à la corniche décrite ci-dessus, tous deux motifs empruntés à la nature locale. Elle s'y réduit et elle s'en contente fort bien.
L'imitation de la Nature est encore plus frappante dans la colonne. Le premier de tous, le peuple égyptien a senti que, du fait qu'elle supportait quelque chose, la colonne devait donner une impression d'activité, de vie. Il est dans la nature du linteau ou de la voûte de crouler. La colonne les en empêche ; elle est si bien une concrétisation de force vive qu'elle représente en Égypte l'effort de milliers d'esclaves. Cette idée du rôle actif de la colonne, nous le retrouverons dans toutes les architectures logiques...
La colonne égyptienne, à la différence de la grecque, a moins pensé à l'homme qu'au végétal. Son chapiteau est un lotus et il est curieux de remarquer que, à travers les siècles de son histoire, cette énorme fleur de pierre s'est peu à peu épanouie. Les premiers monuments, en effet, la montrent à l'état de bouton : les derniers tout à fait ouverte. Une pareille éclosion, étrangement analogue à une éclosion naturelle, se retrouve dans d'autres cas, par exemple dans l'art gothique. Et ce n'est peut-être pas sacrifier au mysticisme que d'entrevoir dans le domaine qui nous occupe l'existence de lois inconnues, sœurs des lois biologiques.
Le fût de la colonne, lui aussi, rappelle ici une tige, là un faisceau de tiges. L'analogie est si intentionnelle que la base s'étrangle, contrairement à toutes les lois de la statique, mais conformément à ce qui se passe dans le monde végétal, où le collet, plus ou moins rétréci, sépare la tige de la racine. On trouve même les folioles, exactement au même point, sur la colonne et sur la plante.
(...)
Quoiqu'il en soit, il apparaît que l'art le plus évocateur de mort a fait appel malgré tout à des analogies vivantes. Qu'aurait-il été s'il s'était contenté de volumes géométriques ? À quels degrés aurait-il poussé la concrétisation du néant ? N'est-ce donc pas un conseil de trente siècles que, malgré toutes les théories adverses, nous ne devons pas dans nos formes architecturales, fussent-elles réalisées en béton, oublier de façon totale la Nature ni la vie ? Notre art moderne avec sa peinture entre autres manifestations ne tend déjà que trop au mortuaire. Il n'y a déjà que trop de composantes inertes dans les lignes de la décoration et de l'ameublement.
Comment s'inspirer de la Nature ? C'est à MM. les Architectes, à MM. les Décorateurs de chercher des procédés et des modèles. Les Égyptiens pourront cependant leur donner deux conseils. Ces conseils, on peut les suivre d'une façon plus ou moins stricte ; ils sont en gros excellents.
Le premier est de s'inspirer de la Nature ambiante. Malgré sa richesse décorative la feuille d'acanthe est une hérésie sous un ciel du Nord. Le rinceau du chêne gothique le serait sous un ciel d'Égypte. Il plaît au contraire qu'au fond d'un jardin méditerranéen, les colonnes galbées d'un péristyle rappellent les palmiers qui la précèdent dans la perspective, transition fort bien venue entre la Nature pure et l'architecture abstraite.
Le deuxième est qu'il ne faut pas craindre de styliser. Les Égyptiens ne sont pas tombés dans l'erreur qu'ont faite les gothiques flamboyants de traiter la pierre comme du bois pour lui faire rendre des dentelures et des ciselures. Leur imitation de la Nature, c'est un étranglement à la base de la colonne, c'est une corniche au haut d'un pylône, c'est tout au plus la fleur de lotus schématisée donnant sa forme à un chapiteau. Non un plagiat, ni un moulage, rien qu'un souvenir, un rappel, discret mais fort bien choisi. En tout cas ce n'est pas l'oubli dans l'abstraction mathématique, dans l'ignorance de la Nature, dans le pédantisme exclusif du technicien."


extrait de "Vers une architecture méditerranéenne", par J. Cotereau, ancien élève de l'École Polytechnique, lauréat de l'Académie des Beaux-Arts, in Les Chantiers nord-africains, Alger, 1930-01

dimanche 1 mai 2022

"Chacun sait qu'il n'a pas de secret, et pourtant sa vue donne de l'inquiétude, attire et repousse" (Camille Lagier, à propos du Sphinx)

le Sphinx, encore ensablé, photographié vers 1880, par Henri Béchard

"Nos chameaux s'arrêtent d'eux-mêmes en passant devant le Sphinx. Ils en ont l'habitude depuis le temps qu'ils amènent ici les visiteurs. Nous faisons le tour du monstre à tête humaine et à corps de lion. Il est au bord extrême de l'éperon qui constitue la plate-forme des pyramides. Et je songe à "ce jeûneur de son siècle", à ce cheickh Mohammed qui, "pour se rendre agréable à Dieu", fit subir à la statue d'irréparables mutilations.
De profil, le Sphinx garde toutefois un air de calme et de grandeur qui saisissent. On oublie son corps effrité, son nez et barbe abattus, sa coiffure brisée, son cou aminci par l'usure du temps, trop grêle, semble-t-il, pour soutenir le poids de la tête ; on oublie sa détresse générale, pour ne voir que les lignes arrondies de son visage, son sourire énigmatique, son front armé de l'urœus, son œil terne et intérieur, grand ouvert sur le Nil et le soleil levant. Il reste beau et majestueux. Le désir d'être le premier à boire la lueur matinale le soulève en quelque sorte et le fait regarder par-dessus la vallée. Il est tout rose sous le feu du jour et sous les traces de la teinte rouge qui avivait jadis ses traits. Chacun sait qu'il n'a pas de secret, et pourtant sa vue donne de l'inquiétude, attire et repousse, tourmente nos pensées. En le quittant, on se retourne pour le voir encore, pour le voir toujours. Les Arabes l'appellent "le père de l'épouvante (Abou'l-hôl)".
Le Sphinx est taillé en plein roc. Il est accroupi. De l'extrémité de ses pattes de devant à la queue, on compte cinquante sept mètres. Il a vingt mètres de haut. Le reste est à l'avenant. Quel est son âge ? Une stèle trouvée dans la petite pyramide d'une fille de Chéops prouve que ce dernier fit restaurer le Sphinx. Le Sphinx serait donc antérieur à tous les monuments de Gizeh. L'art d'où il procède, si complet, si maître de lui-même, si sûr de ses effets, jusqu'où fait-il remonter la civilisation ? On ne peut le dire.
Quelle est la place du Sphinx dans le panthéon égyptien ? Il est, dit-on, l'image du soleil dans les deux horizons, le céleste et le terrestre. Mieux que cela, comme origine, comme étape dans l'art, comme représentation, il est mystère. C'est le Sphinx.
Dans la terre d'Égypte où l'énigme plane sur toute chose, sur le fleuve, aux lignes majestueuses et aux flots toujours sombres, sur le désert qui couvre les nécropoles, sur les antiques générations disparues ; dans cette Égypte, triste d'autre part à force d'être lumineuse, l'admiration est d'une nature singulière. Elle se complique d'un vague malaise et de séduction mélancolique, d'un charme qui s'impose à l'imagination et l'écrase. On la subit, cette admiration, elle nous violente, et pourtant on l'aime. Devant le Sphinx, elle prend toute son acuité douloureuse et captivante."

extrait de L’Égypte monumentale et pittoresque, 1922, par Camille Lagier (1855-1936), ancien professeur au Caire

mardi 26 avril 2022

La règle sacrée de l'art égyptien ancien : "Employer peu de moyens pour exprimer beaucoup d'idées" (Jacques-Nicolas Paillot de Montabert - XVIIIe-XIXe s.)

ostracon figuré, époque ramesside 
Musée du Louvre / Christian Décamps

"Pour bien juger l'art des Égyptiens, il faut avoir examiné, non un grand nombre de figures, mais les meilleures, non un grand nombre de signes, tout mystiques et insignifiants pour l'art, mais les figures où l'art est le plus remarquable.
Les qualités qu'on doit distinguer dans la peinture des Égyptiens, sont donc par-dessus tout, une simplicité qui les a souvent élevés jusqu'à la grandeur esthétique et pittoresque ; une certaine clarté, forte dans les pantomimes, clarté qui appartient autant à l'art qu'à la nature, qualité précieuse dont les Grecs semblent avoir reconnu tout le prix ; de plus un ordre optique dans la disposition, ordre qui chez eux tient trop, il est vrai, de la symétrique régularité, mais que les Grecs surent varier plus tard délicatement, tout en le conservant. On doit remarquer aussi dans les meilleurs monuments égyptiens qu'ils étaient loin de négliger la pondération, sur laquelle ils avaient même des idées très exactes, ainsi que sur tout ce qui tient à la géométrie et à la statique en général ; 
ils observèrent donc scrupuleusement la correspondance des angles, et ils surent en mesurer rigoureusement les degrés.
Cette qualité les conduisit à donner du mouvement à leurs figures, et ils n'avaient plus qu'un pas à faire pour devenir de bons dessinateurs ; mais il paraît qu'ils se contentèrent d'employer ce qu'il fallait seulement pour le geste et la proportion de leurs personnages. Enfin je pense que l'on parviendrait à réhabiliter le crédit de l'art égyptien, si l'on rassemblait avec intelligence d'exacts dessins de tout ce qu'il a produit de plus recommandable. On y reconnaîtrait du génie et de la fécondité, un goût grand et sévère, des draperies fort pittoresques et très variées, et par-dessus tout une règle sacrée, bien méconnue aujourd'hui, je veux dire celle qui commande d'employer peu de moyens pour exprimer beaucoup d'idées ; méthode sage et vraiment noble, source du véritable goût dans les arts, méthode bien préférable à celle qui conduit d'abord aux finesses et aux recherches moelleuses de l'art, pour ne produire que des riens sans caractère.
On désirerait peut-être voir ajouter de plus ici quelques aperçus au sujet de leur coloris (...). Faisons observer seulement que, s'il est vrai qu'on prescrivait aux peintres l'emploi de couleurs vives et entières, nous ne devons pas en conclure qu'ils ne pratiquaient que l'enluminure et la peinture sans dégradation aérienne.
"

extrait de Traité complet de la peinture, T. 2,  
par Jacques-Nicolas Paillot de Montabert (1771-1849), peintre et historien de l'art français.

vendredi 8 avril 2022

"La haute Égypte, la Thébaïde des anciens, charme l'oeil par la richesse de ses ruines, par les souvenirs qu'elle évoque" (Olympe Audouard - XIXe s.)

Vue des ruines de Louxor depuis le Nil, par David Roberts (1796 - 1864)

"L'Égypte est, comme on le sait, divisée en basse Égypte, moyenne et haute Égypte. Chacune de ces provinces a son cachet spécial.
La haute Égypte, la Thébaïde des anciens, charme l'oeil par la richesse de ses ruines, par les souvenirs qu'elle évoque. À chaque pas l'on rencontre les restes de ces grands monuments, 
chefs-d'œuvre d'architecture, avec leur caractère imposant et leurs sculptures emblématiques.
Thèbes, cette ancienne et superbe cité, bâtie elle-même sur des ruines si anciennes qu'elles remontent à... qui jamais pourra le dire ? peut-être un jour quelques débris de monuments, quelques pierres sorties du sable, l'indiqueront-elles à nos savants.
Thèbes, chantée par Homère, et qui après vingt-quatre siècles de désolation conserve encore des ruines si grandiosement belles que l'on s'arrête devant elles saisi d'une admiration et d'une émotion indéfinissables.
Elle était la capitale religieuse et politique de l'Égypte, et aussi la ville commerciale la plus riche du royaume. C'est dans cette toute royale cité, dit Homère, qu'étaient entassées toutes les richesses de l'Orient.
Aussi rien n'égalait sa splendeur. Diodore de Sicile, qui l'avait visitée l'an 67 avant Jésus-Christ, nous dit que les fondateurs de Thèbes en avaient fait la ville la plus grande du monde entier ; que ses temples aussi bien que ses autres monuments étaient magnifiques, que les maisons des particuliers s'élevaient 
jusqu'à quatre et cinq étages, que rien n'égalait la beauté des statues en or, en argent, en ivoire, que l'on y voyait, ainsi que celle des obélisques monolithes que l'on y remarquait, et que quatre temples se faisaient admirer surtout par leur magnificence, en premier celui de Karnak, qui n'avait pas moins de treize stades de pourtour.
Puis il nous parle du fameux tombeau du roi Asymandgas, qui était une merveille.

C'est aussi Thèbes la superbe qui avait ces deux colosses monolithes dont l'un était cette fameuse statue parlante qui, aux premiers rayons du soleil, rendait un son doux et plaintif, statue dont on aperçoit encore aujourd'hui les débris.
Rien ne peut exprimer, la plume est impuissante à peindre, le coup d'œil que le regard charme embrasse du haut de cette colline d'Abd-el-Kournah, qui se trouve près de Louksor. À ses pieds, l'on voit l'immense plaine où sont amoncelées les ruines de cette Thèbes aux cents portes, qui n'avait pas moins, nous dit Diodore de Sicile, de 140 stades (24 kilomètres) de circonférence. On aperçoit le Nil qui, comme un large ruban argenté, coule du sud-ouest au nord-est, et qui, partagé en plusieurs canaux par quatre îles vertes et coquettes, est du plus joli effet.
Une double chaîne de hauteurs enveloppe la plaine à droite et à gauche et lui fait comme un rempart naturel.
On reste là, ému et impressionné, à considérer ce qui reste de cette splendeur passée, et l'on se complaît à rebâtir par ce grand architecte, l'imagination, Thèbes telle qu'elle était.
Je le répète, la haute Égypte a un charme, un attrait tout particuliers, à cause des vrais chefs-d'oeuvre que l'on rencontre à chaque pas.
Elle vit sur son passé. Sa gloire a été si grande que pendant bien des siècles encore elle rejaillira sur elle, quoique à présent elle ne soit plus qu'une misérable bourgade."


extrait de Les mystères de l'Égypte dévoilés, par Olympe Audouard (1832-1890), écrivaine voyageuse féministe française

jeudi 24 mars 2022

L'architecture égyptienne "posséda les éléments principaux qui entrèrent depuis dans l'architecture de toutes les nations civilisées" (Gazette du bâtiment - XIXe s.)

Philae (Moh. Hakem - Wikipedia)

"Le caractère de cette architecture primitive, que nous ne pouvons réellement apprécier que dans les monuments des Égyptiens, était une solidité à toute épreuve, une grandeur gigantesque, une sévérité de magnificence dont ce peuple trouva le prototype dans les excavations et dans les montagnes que la nature avait placées autour de lui. Les monuments de l'Égypte remplissaient de tout point leur objet ; ils satisfaisaient à l'exigence du système religieux ; leur forme était le résultat de l'emploi de la pierre et du granit ; leur couverture en terrasse offrait l'aspect caractéristique des constructions propres à un climat sans pluie ; enfin, la sculpture historique et symbolique appliquée, non comme un ornement arbitraire, mais comme un emblème significatif et moral.
L'architecture égyptienne étant éminemment rationnelle, son influence dut être grande sur la marche et sur l'histoire de l'art ; elle le fut, en effet : la première, elle posséda les éléments principaux qui entrèrent depuis dans l'architecture de toutes les nations civilisées.
Elle eut des colonnes soumises à de certaines proportions : son entablement est le plus complet possible pour un entablement en pierre ; on y trouve les caissons les plus naturellement disposés selon le système de sa construction, elle admit enfin la décoration la plus monumentale que l'homme pût inventer. Faite pour produire l'étonnement et l'admiration, c'est-à-dire pour frapper par le grandiose, elle obtint à l'aide de cette qualité, dominante dans l'art égyptien, sa plus haute perfection. Si elle s'en tint là, si elle ne rechercha pas la beauté qui plait et qui charme, telle que l'offre l'architecture grecque dans sa progression continuelle, en revanche elle ne présente pas de décadence comme celle-ci, il semble être, en effet, dans la destinée de l'art de s'arrêter à un certain degré sans rien perdre, ou de décroître par sa tendance même vers un mieux qui n'est pas en son pouvoir ; mystérieuse alternative où le génie de l'homme est, en quelque sorte, renfermé par la nature, comme entre des limites infranchissables."


extrait de la Gazette du bâtiment : journal hebdomadaire, industriel, artistique, littéraire, Paris, 21 janvier 1847

vendredi 18 mars 2022

La "place à part" de l'Égypte ancienne dans l'histoire de l'art, selon Charles-Pendrell Waddington (XIXe-XXe s.)

Salle hypostyle de Karnak
gravure extraite de L'Égypte, par Georg Moritz Ebers, 1837-1898


"L'Égypte a été de très bonne heure en possession d'une civilisation florissante, l'une des premières, la première peut-être qu'ait connue l'humanité. C'était l'opinion de ceux-là mêmes qu'on a longtemps appelés les anciens, et qui s'inclinaient avec respect devant les monuments grandioses et les traditions trente ou quarante fois séculaires du pays des Pharaons. Ils se faisaient initier à ses mystères, ou vénéraient de loin et sur parole les enseignements des prêtres de Thèbes et de Memphis.
La sagesse des Égyptiens était surtout renommée en Grèce ; mais les écrivains grecs et romains n'en ont parlé qu'en termes 
vagues ; Platon et Plutarque, par exemple, qui en font l'éloge, ne disent pas clairement en quoi elle consistait, et les témoignages de leurs successeurs ne sont pas plus instructifs. Les Pères de l'Église et les docteurs chrétiens en général méprisent fort les superstitions de l'Égypte ; mais il ne s'agit peut-être que de leurs contemporains, non de l'Égypte ancienne. La critique moderne, d'abord réduite à ces témoignages et à ces appréciations contradictoires, était encore, il y a moins d'un siècle, hors d'état de se prononcer en connaissance de cause. Aujourd'hui il en est autrement : les travaux de Champollion et de ses continuateurs ont mis devant elle, au lieu d'allégations sans preuves ou d'allusions souvent obscures d'écrivains étrangers, des informations directes et précises, puisées aux sources égyptiennes. La vieille Égypte est pour ainsi dire ressuscitée ; ses tombeaux et ses morts ont parlé ; ses mystérieux hiéroglyphes ont livré leur sens secret ; nous possédons enfin des textes nombreux sur lesquels la philologie semble avoir achevé son œuvre d'interprétation. Les fouilles continuent ; l'enquête sur ce passé lointain se poursuit, et, depuis une trentaine d'années, les découvertes se sont si rapidement succédé que les documents originaux publiés en France, en Angleterre, en Allemagne et ailleurs, offrent une très riche matière aux historiens, aux savants, aux archéologues. Une lumière aussi vive qu'inattendue a éclairé la vie et les œuvres d'un peuple actif et industrieux, sur lequel peu à peu s'était fait le silence.
Les résultats obtenus ont de quoi étonner les plus indifférents.
C'est d'abord l'histoire qui s'est enrichie de documents nouveaux, de textes officiels, de dates, de chiffres, de faits précis. 
Il est intéressant à coup sûr de voir Hérodote rectifié par des hiéroglyphes qu'il a pu voir sans les comprendre. L'histoire réelle des Égyptiens se fait maintenant avec leurs propres témoignages exhumés de leurs sépultures car, ainsi qu'on l'a dit avec raison, "la lecture des papyrus est sortie désormais des ambiguïtés et des tâtonnements de la première heure". (...)
À ces divisions de l'histoire politique de l'Égypte correspondent des divisions analogues dans le développement de l'art égyptien, ainsi que l'a démontré M. Georges Perrot dans son bel ouvrage sur l'Histoire de l'art dans l'antiquité. Les pyramides et les sphinx sont depuis bien longtemps choses proverbiales dans le monde entier.
L'architecture et la sculpture des Égyptiens n'étaient donc pas ignorées avant notre siècle ; mais on les connaît aujourd'hui beaucoup mieux après les fouilles qui ont permis d'en observer les principales phases, en mettant au jour, avec une foule de monuments dont on ne soupçonnait pas l'existence, les noms et la date relative d'un grand nombre d'artistes. Si la peinture en Égypte ne nous a pas été révélée par des œuvres aussi originales que l'architecture et la sculpture, ce n'est pas que la science des couleurs lui fît défaut ; c'est parce que, toujours subordonnée aux deux autres arts, elle borna son ambition à compléter le travail des statuaires, à orner les bas-reliefs des hypogées royaux et à décorer magnifiquement les murailles des temples.
Les Égyptiens n'ignoraient pas non plus la musique ils la tenaient d'Osiris et de Toth ou Hermès, suivant les Grecs. Un jeune égyptologue, qui est en même temps un habile musicien, M. Victor Loret, a réuni de curieuses informations sur leurs talents et leurs connaissances en ce genre. Il a trouvé dans leurs tombeaux des spécimens des instruments dont ils se servaient pour leurs concerts et leurs danses ; ils en avaient beaucoup et de toutes les espèces instruments à vent (trompettes, cornets et flûtes), instruments à cordes (harpes, trigones, lyres et cithares), instruments à percussion (tambours, cymbales, sistres, crotales, tambours de basque).
Le même auteur s'est amusé à retracer tous les détails de la toilette et les délicatesses de la vie aristocratique en Égypte, et 
l'on sait combien y contribuaient les arts de luxe, la céramique, le travail du bois, l'orfèvrerie, la joaillerie.
En résumé, on a pu de nos jours faire l'histoire de l'art égyptien sous toutes ses formes, en étudier les changements, et, au lieu de l'uniformité et de la monotonie que tout le monde lui attribuait, on a pu y constater une diversité, une variété, une liberté dont jusqu'alors on ne se doutait pas. On sait maintenant combien la race égyptienne était richement douée, et avec quelle spontanéité, avant l'âge historique des autres nations, elle fit son évolution plastique et cultiva les arts auxquels elle dut en grande partie sa brillante civilisation. La grandeur, la noblesse et l'originalité de son architecture, les mérites éminents de ses sculpteurs et de ses peintres, la fécondité prodigieuse de ses artisans, l'élégance et le goût raffiné dont ils ont fait preuve assurent une place à part dans l'histoire de l'art "au premier peuple qui en ait eu vraiment le goût et le sens", et qui, sans avoir rien reçu du dehors, a exercé une très notable influence dans le monde ancien. Mais, comme on l'a remarqué justement, "c'est l'architecture religieuse, c'est le temple qui donne la plus haute et la meilleure idée du génie de l'Égypte".


extrait de La philosophie ancienne et la critique historique, 1904, par 
Charles-Pendrell Waddington (1819-1914), ancien élève de l'École normale, docteur ès lettres, professeur d'histoire de la philosophie ancienne à la faculté des lettres de Paris, membre de l'Académie des sciences morales et politiques.