jeudi 16 juin 2022

"La figure humaine tient dans l'art égyptien une place exceptionnelle" (Paul Richer - XXe s.)

mastaba de Mererouka - nécropole de Saqqarah
photo extraite du site OutoftheTombs

"Toute la civilisation égyptienne n'est qu'un long effort, une longue lutte contre l'anéantissement. Elle a à sa base la croyance en une survie indéfinie après la mort. Au moment où le moribond rend le dernier soupir, quelque chose de lui persiste qui est comme un second exemplaire du corps en une matière légère et éthérée qui le reproduit trait pour trait. C'est le "double", continuation quasi immatérielle de l'être dont la nouvelle vie mystérieuse n'en est pas moins assujettie aux mêmes servitudes qu'autrefois.
Aussi les survivants sont-ils tenus de subvenir à tous ses besoins. Ils doivent mettre à sa disposition, dans la pièce du tombeau où ils ont accès, des mets et des boissons réels ou en images. De plus, cette sorte de dédoublement du corps terrestre ne saurait subsister sans s'appuyer sur la dépouille matérielle qu'elle vient de quitter, d'où la pratique des embaumements et la construction des tombeaux, qui sont de véritables forteresses, depuis les mastabas jusqu'aux pyramides, au plus profond desquels la momie, en son sarcophage de bois, de pierre, de granit ou de porphyre, devait reposer cachée et ignorée de tous, à l'abri des indiscrets et des voleurs.
Dans ce concours de circonstances exigées pour la survie du défunt, l'on comprend le rôle fort important qui revenait aux figurations matérielles que nous rangeons aujourd'hui au nombre des manifestations artistiques.
Il fallait d'abord, au cas où toutes les précautions prises seraient déjouées par la destruction de la momie, créer, en matière indestructible, des images fidèles du mort - véritables portraits en ronde-bosse - qui, en nombre plus ou moins grand, étaient également enfermées et murées dans le secret du tombeau. Ces effigies devaient avoir une ressemblance aussi complète que possible avec le mort au temps de sa vie terrestre, afin que le "double" pût s'y tromper.
De plus, il fallait faire revivre et fixer pour toujours les conditions et les circonstances de l'existence de celui qui n'était plus, même ses pérégrinations outre-tombe sous la protection et la direction des dieux, etc., afin que le "double" pût continuer dans les ténèbres de la tombe la même vie qu'il avait menée au grand jour. À cet effet, sur les murs du tombeau ou du temple, étaient retracées, en des bas-reliefs ou des peintures, les scènes civiles, militaires ou religieuses les plus nombreuses et les plus variées.
Dans ces vastes compositions toutes enluminées, car les bas-reliefs étaient également peints, l'art égyptien avait choisi, pour le nu de ses personnages, des teintes idéales bien que se rapprochant de la nature, pour la femme, la couleur lumineuse par excellence, le jaune, pour l'homme, le ton puissant et éteint du rouge-brun. (...)
C'est ainsi que les arts plastiques furent amenés à traiter les sujets les plus divers, et à embrasser dans son entier, depuis l'humble besogne du fellah attaché à la glèbe, jusqu'au commerce mystique du Pharaon avec les dieux, tout le cycle de la civilisation égyptienne.
Les tombeaux nous ont livré des statues, images des gens du peuple ou de la haute société, les temples, les portraits des souverains. Les murs des premiers sont les pages intimes où nous lisons les mœurs du peuple, les usages et les coutumes de la vie civile. Les murs des seconds sont les feuillets grandioses où sont retracés les hauts faits de son histoire religieuse ou militaire.
La figure humaine tient donc dans l'art égyptien une place exceptionnelle. La sculpture et la peinture en font le thème habituel de leurs représentations. Elle est employée dans la décoration des objets familiers. Dans l'architecture même, on ne peut nier le rôle que jouent les statues colossales assises à la porte des temples ou debout adossées aux piliers de l'intérieur. Elles font en quelque sorte partie de l'édifice lui-même.
Si la figure complètement nue est rare, le vêtement est toujours sommaire. Pour l'homme, c'est la schenti, sorte de pagne qui recouvre la partie inférieure du bassin et les cuisses et parfois se trouve réduit à une simple ceinture. Pour la femme, c'est une robe retenue sous les seins par deux bandelettes en forme de bretelles et descendant plus ou moins bas, mais toujours si bien modelée sur le nu qu'elle le cache à peine, ou bien encore ce sont de longues robes tellement légères et transparentes qu'elles ne voilent plus rien.
L'œuvre peinte ou sculptée de l'Égypte est immense. Elle remplit le tombeau, elle envahit le temple, elle recouvre les objets usuels et les bijoux.
Et pour remplir cette tâche considérable, l'art n'a eu que des moyens d'expression réduits. Il a su faire tenir l'infinie variété des aspects multiples d'une vie intense dans le cadre étroit d'une formule inflexible dont il ne s'est jamais départi.
L'artiste, d'ailleurs, n'était point ce qu'il est aujourd'hui. L'idée que nous devons nous en faire est tout autre. Il ne poursuivait pas la réalisation d'un idéal quelconque, d'une certaine idée de beauté ; il était simplement un ouvrier comme un autre, accomplissant une tâche purement utilitaire avec plus ou moins de soin ou d'habileté. Et de même qu'il y avait une méthode, des règles, des modèles pour construire des maisons, des temples, des instruments ou des meubles, de même il en existait pour bâtir la figure humaine.
Ainsi est née une formule dont l'effet a été, pour l'art, à la fois funeste et heureux. Elle a gêné, il est vrai, son libre développement en ne permettant l'initiative individuelle que dans les limites d'un cadre fixé d'avance, mais elle a été pour lui une cause d'unité et de grandeur. Elle a été ainsi comme une solide armature qui l'a maintenu. Elle a répondu, en somme, aux aspirations de tout un peuple, en étant pour l'art une condition de durée."

extrait de Nouvelle anatomie artistique du corps humain. Cours supérieur ("suite"). Le nu dans l'art. 1. Les arts de l'Orient classique. Égypte, Chaldée, Assyrie, par le Dr Paul Richer (1849-1933), neurologue, anatomiste, historien de la médecine, illustrateur, sculpteur et médailleur français. Professeur d'anatomie artistique à l'École des Beaux-arts.

mardi 14 juin 2022

"Le plus beau morceau qui soit resté du nouvel empire est la statue de Ramsès II qui se trouve au Musée de Turin" (Henri Motte - XIXe s.)


Ramsès II - Museo Egizio de Turin

"Les plus belles productions de la sculpture égyptienne appartiennent au nouvel empire, si nous admettons que la beauté dans cet art soit proportionnelle à la grandeur des œuvres. La sculpture égyptienne est toute monumentale.
Nous ne saurions trop admirer les colosses de cette époque si nous songeons aux difficultés qu'a dû présenter la mise en œuvre d'un bloc de calcaire comme celui où est taillé Ramsès.
Cette statue colossale mesurait 13 mètres ; elle était placée à l'entrée du temple de Pthah et devait produire une impression profonde sur les visiteurs du temple.
L'emplacement en avait été bien choisi : évitant les erreurs des modernes, les Égyptiens avaient placé le colosse dans un endroit limité où l'on ne pouvait découvrir de toutes parts la figure, ce qui forçait le spectateur à en saisir immédiatement la grandeur. Aujourd'hui dans des espaces sans limites on place un colosse ; on le voit de très loin mais c'est lui seul qu'on voit ; de telle sorte que son aspect à distance ne produit que l'effet d'un homme de grandeur normale. Les objets n'ont de grandeur que par comparaison avec les personnes ou les objets réels. Le colossal n'a de caractère que par son rapprochement avec l'homme. Dans une disposition comme celle où se trouve Ramsès, près d'une porte où passe continuellement la foule, et à côté d'un monument où se trouvent des bas-reliefs de grandeur humaine avec des pierres de dimensions normales, l'échelle s'indique d'une façon très saisissante.
Le plus beau morceau qui soit resté du nouvel empire est la statue de Ramsès II qui se trouve au Musée de Turin ; c'est la sculpture la plus délicate, celle où le ciseau s'est montré le plus habile. On peut trouver plus de souplesse dans le modèle de cette période, mais, en somme, c'est toujours le même art raide comme attitude et peu ingénieux dans la composition.
On s'est demandé avec raison comment les artisans égyptiens étaient venus à bout de la taille des pierres dures qu'ils avaient à travailler, car ils ne possédaient pas le marbre statuaire qui offre tant d'avantage au sculpteur. On est arrivé à conclure que leurs instruments étaient d'abord de bronze mou, mais qu'ils ont dans la suite connu la trempe. La pierre dure était taillée à la pointe puis écrasée au marteau ; cet instrument avait une frappe carrée à pointes de diamant comme celui des paveurs.
Le modelé s'obtenait par un polissage au grès en poudre, qu'on frottait avec une planche trouée afin de pouvoir arroser. Quand on taillait le calcaire, on le dégrossissait au ciseau ; mais cet instrument s'émoussait sur la pierre dure. Hérodote, en parlant de l'embaumement, nous raconte qu'on ouvrait les corps avec des pierres tranchantes : ces pierres ont dû servir pour le travail des calcaires, qui devait être long et pénible.
L'emploi de la pierre dure a peut-être eu une influence sur le style de la sculpture égyptienne, et l'on peut attribuer à la difficulté du travail l'attitude toujours engoncée des statues dont les bras et les jambes ne sont jamais détachés du bloc. La tête elle-même ne repose pas sur le cou complètement nu, car celui-ci eût paru trop mince ; elle est reliée au corps par une perruque ou une coiffure, et par la barbe elle-même, qui l'attache aux pectoraux.
La production de la sculpture en Égypte a dû être considérable ; chez aucun peuple on n'en a fait autant usage, et l'artiste reste stupéfait devant les découvertes faites dans un seul temple : 572 statues en granit noir de la déesse Setchet à tête de lion, ayant toutes la même attitude. Quelle éducation artistique avaient pu recevoir les 572 sculpteurs qui ont consenti à se livrer à ce travail ! L'imagination devait leur faire totalement défaut, et on peut arriver à cette conclusion qu'une seule de ces statues était l'œuvre d'un artiste, et que les 571 autres ont été exécutées par de tailleurs de pierre d'une habileté surprenante.
En outre, les lois du pays et les rites religieux devaient interdire les recherches des variantes ; celui qui était pris du désir d'inventer était probablement exposé à des peines terribles."


Extrait de Petite histoire de l'art, 1896, par Henri Motte (1846-1922), peintre, architecte, illustrateur notamment, avec vingt-quatre grandes compositions, de l'Iliade, de Homère (traduction par Émile Pessonneaux).

dimanche 12 juin 2022

Karnak, une des plus belles merveilles du monde, par Lambert de la Croix


salle hypostyle, 1895 - aucune mention d'auteur de ce cliché

"Karnak est certainement le plus merveilleux amas de ruines que l'on puisse voir et que l'on ne puisse pas décrire.
Tout ce que le travail absolument humain, - car les échafaudages étaient à peu près inconnus et on n'élevait les énormes blocs de pierre qui ont servi à ces constructions qu'à force de montages de sable correspondant à la hauteur désirée et sur lesquelles on les roulait, - tout ce que le travail humain, dis- je, laisse supposer de possible, a certainement été tenté et réussi pour la construction de ce Karnak qui a vu les barbares de l'antiquité la plus reculée se ruer, pour les détruire, sur ces merveilles qui semblent renaître de leurs cendres plus splendides que jamais, puisque, après trois mille ans, nous pouvons encore rester éblouis par ce qu'il en reste.
Il est impossible, ai-je dit, de décrire Karnak. En effet, plus d'ensemble, plus de suite ; des pylônes, des sphinx, des colonnades, des obélisques, tout cela enrichi de dessins et de peintures, mais tout cela en ruines, tout cela rongé par le sel de nitre qu'y dépose le Nil, ou plutôt les infiltrations du Nil, car le dallage du temple est de 1 m 90 au-dessous du niveau général de la plaine environnante. Et quel temple ! Une de ses salles, la salle hypostyle, compte à elle seule 134 colonnes. Une autre, à ciel nu, renfermait quatre obélisques ; deux sont encore debout, dont celui qui porte le nom d'obélisque d'Ahtasou ; c'est le plus grand des obélisques connus : il mesure 33 m 20 de hauteur, et est admirable de taille et de pureté. Tout le monde sait que l'obélisque de la place de la Concorde n'a que 22 m 80 de hauteur.
Ce qui reste de Karnak n'est pas moins beau ; on sent qu'il a fallu des tremblements de terre pour bouleverser ainsi de pareilles masses de pierres ; c'est donc avec peine qu'on voit un esprit élevé comme celui de Mariette-Bey admettre tranquillement la destruction de ce qui reste sous prétexte que les infiltrations du Nil rongeant tous les ans, par exemple, les 134 colonnes de la salle hypostyle, elles doivent tomber. Mais c'est par trop musulman cela ! Restaurez, monsieur, que diable ! et conservez au monde une de ses plus belles merveilles."

extrait de L'Égypte... cinq minutes d'arrêt !, 1870, par Lambert de la Croix.
L'auteur, membre de la société de Géographie, a parcouru l'Égypte à l'invitation du vice-roi pour l'inauguration officielle du canal de Suez, et a envoyé la relation de ce voyage au Moniteur universel, dont il fut le secrétaire général.

samedi 11 juin 2022

"Les ânes d'Égypte sont réellement étonnants !" (Albert le Play, XXe s.)

âniers du Caire - gravure du XIXe s.

"Le moyen de transport le plus original, bien spécial au Caire, à l'Égypte en général, le plus en faveur en tous cas auprès des touristes, est l'âne. Il n'est pas besoin d'attendre bien longtemps pour avoir quelques-uns de ces intéressants animaux, surtout auprès des grands hôtels, autour de l'Ezbekiyeh : il suffit de s'arrêter un instant sur les bords du trottoir et de lever la tête ; aussitôt, de tous côtés, apparaissent comme par enchantement, chargeant sur vous à grands cris, de jeunes fellahs, guidant leurs inséparables compagnons : ce sont les âniers du Caire, paillards et braillards ; ils crient tous à la fois : "bon boûdi (bon baudet) ! good donkey !" pour être plus sûrs d'être compris ; comme ils ne peuvent tous trouver place devant vous, ils se battent pour avoir votre clientèle ; cette concurrence permet, moyennant la somme de douze à quinze sous de l'heure, d'avoir un bon animal qui galope tout le temps, comme d'ailleurs l'ânier qui l'accompagne à pied. Celui-ci ne quitte jamais son âne, l'excitant de la voix et de la courbache, courant toujours à côté de lui, la main droite appuyée sur sa croupe, le bord antérieur de sa gandourah bleue dans sa bouche, pour ne pas être gêné. Ils peuvent ainsi faire plusieurs kilomètres sans le moindre essoufflement.
Ces ânes d'Égypte sont réellement étonnants ! Ils ont une souplesse, une résistance et une sûreté de marche remarquables ; ils connaissent admirablement le trot d'amble si agréable pour ceux qu'ils portent ; c'est à juste titre qu'on a vanté leurs qualités qui en font une race unique. Ils sont d'ailleurs indispensables dans ce pays où ils sont employés à tous les travaux et à toutes les besognes ; on ne conçoit pas un fellah sans son âne. 
Leur exportation est interdite ; ainsi, un grand armateur de Marseille ayant voulu à toutes forces en posséder deux, fut obligé d'employer le stratagème suivant : après avoir eu les plus grandes difficultés à se les procurer, il dut les faire embarquer clandestinement par un de ses bateaux sur la côte du désert arabique, dans la mer Rouge. Ces animaux, transplantés, n'auraient d'ailleurs pas montré à Marseille les qualités qu'ils déploient dans le pays des Pharaons. Les ânes commencent à disparaître du Caire, à cause du développement des autres moyens de locomotion, voitures à chevaux, tramways électriques, omnibus, automobiles. (...)
En même temps qu'ils frappent à tour de bras les malheureuses bêtes, les âniers ne cessent de crier pour les exciter et pour dire aux gens de se garer : "riglak" gare aux pieds ! La circulation est fort difficile dans cette rue très encombrée, proche du bazar, et il y a forcément quelques pieds écrasés, d'autant plus que, suivant un usage très oriental, le passant, même prévenu de l'obstacle, ne se détourne du droit chemin qu'à la dernière seconde. Ceux qui ont été blessés ou même bousculés ne sont pas les seuls à crier, leurs voisins se mêlent au concert pour invectiver les âniers qui sont déjà loin. À certains moments, la situation devient très compliquée : c'est lorsque la route est envahie par un cortège matrimonial, une procession de circoncision ou un convoi funèbre : dans ce dernier cas, le vacarme est indescriptible, car, au bruit des litanies chantées par les hommes, aux hurlements des pleureuses, aux cris des gens qui ont le pied sensible et aux vociférations des autres se joint souvent le braiment des ânes."


extrait de Notes et croquis d'Orient et d'Extrême-Orient, 1908, 
par le Dr Albert-E. Le Play (1875-1964), docteur en médecine, biologiste, lauréat de la Société de géographie

Les embarras du Caire, "après Constantinople, la plus grande et la plus belle ville de l'empire ottoman", par Jean-Baptiste Gal (XIXe s.)

Street Scene near the El Ghouri Mosque in Cairo
John Frederick Lewis (1805–1876)

"Les principales rues du Caire sont plus populeuses et plus encombrées que celles de Paris, mais la circulation y est bien différente et ne présente rien de régulier ; ici, la rue est obstruée par un groupe de musiciens autour desquels se pressent des badauds ; là, un marchand ambulant attire la foule en montrant les étoffes qu'il porte sur l'épaule ; un autre, les doigts chargés de bagues à vendre, les fait miroiter pour attirer les chalands ; souvent on est arrêté par des troupeaux de moutons et de chèvres ou par des chameaux chargés de bois de construction qui vous heurtent au passage.
La plupart des passants sont montés sur des ânes. Bien souvent, dans les rues du Caire, j'ai vu se reproduire la scène représentée par le célèbre tableau de la fuite en Égypte ; sur un âne une femme voilée, ayant un enfant dans ses bras, à côté, un homme à barbe blanche, en grande robe, tenant d'une main un long bâton et appuyant l'autre sur le col de l'animal pour le diriger et le presser. Il est un point, cependant, par où le tableau vivant dont je parle diffère du tableau que l'on connaît, c'est qu'en Orient les femmes ne s'asseyent pas sur leur monture, mais elles l'enfourchent comme font les hommes. Quand elles sont à pied, elles portent, d'ordinaire, leurs enfants à califourchon sur l'épaule gauche, et le marmot s'appuie des deux mains sur la tête de sa mère.
On voit au Caire un nombre extraordinaire d'ânes qui stationnent sur les places et aux coins des rues ; on dit qu'il y en a environ quarante mille. Chaque bête a sa selle, des étriers et un gamin qui l'accompagne. On enfourche le premier qui se trouve et l'on indique au garçon la direction qu'on veut prendre. Tous les deux se mettent en marche, d'un pas accéléré, au milieu d'un nuage de poussière suffocante. Les rues du Caire ne sont pas pavées, elles sont si encombrées d'allants, de venants, de chameaux chargés, qu'on est obligé de passer, à chaque instant, tantôt à droite, tantôt à gauche. Les ânes du Caire sont si petits que, si l'homme, qui les monte, a de longues jambes, il n'a qu'à les étendre, après avoir lâché les étriers, pour se trouver debout. Ces pauvres bêtes reçoivent plus de coups de bâton que de poignées de foin, aussi sont elles très maigres et la plupart ont des plaies sur le train de derrière. (...)
Les portes des maisons au Caire sont ce qui attire le plus l'attention : on les bariole de couleurs éclatantes et on inscrit au dessus quelques versets du Coran.
Il n'y a pas de fenêtres semblables aux nôtres, excepté dans les maisons construites et habitées par les Européens. Les ouvertures qui en tiennent lieu sont closes de cages de bois, découpées à jour et faisant saillie sur la rue. Grâce à ces treillis, les habitants de la maison voient ce qui se passe dans la rue sans être aperçus de dehors. L'usage de ces treillis existait déjà en Orient dans les anciens temps. Le cantique de Debora, dans: le Livre des Juges, représente la mère de Sisara attendant le retour de son fils qu'elle croit vainqueur, et cherchant à voir par les treillis si son char arrive. Salomon dit aussi dans le livre des Proverbes : "Comme je regardais à ma fenêtre par mes treillis, je vis un jeune homme qui passait dans la rue." (...)
Le Caire a 71 portes, qui sont la plupart dans la ville, parce qu'on a construit hors des remparts des édifices qui prolongent les rues. La ville forme un carré oblong. C'est, après Constantinople, la plus grande et la plus belle ville de l'empire ottoman.
Elle a été bâtie par Goyher, général des sultans fatimites, après avoir conquis l'Égypte au nom de son souverain El-Moëz. Elle est située à une petite distance à l'orient du Nil."

extrait de Voyage en Palestine, Phénicie et dans l'archipel, 1881, par Jean-Baptiste Gal (1809 ? - 1898 ?), docteur en droit, directeur du journal la Liberté, diplomate français, chef de section de 1re classe au département des Affaires étrangères

jeudi 9 juin 2022

"L'esprit est écrasé en présence de cette accumulation de documents qui représentent tout un long défilé de siècles" (Maurice Landrieux, XIXe s., visitant le musée de Boulaq)

le Sheikh El Balad
par Hippolyte Délié, Émile Béchard


"Nous arrivons de bonne heure à Boulaq. C'est l'étape du matin. Le musée, aménagé depuis la chute d'Ismaïl-Pacha dans les magnifiques constructions où l'infortuné khédive avait rêvé d'associer, au bénéfice de sa volupté, le faste d'un nabab au confort d'Occident, est le résultat d'un demi-siècle de fouilles intelligentes dirigées par deux de nos compatriotes, Mariette et Maspero. (...)
Il faudrait beaucoup de temps et beaucoup de science pour examiner avec intérêt tous ces sarcophages, ces sphinx, ces stèles couvertes d'hiéroglyphes, ces cartouches où se retrouve le scarabée sacré, ces objets de toute nature, poteries, armes, bijoux, instruments usuels, statues de rois ou de dieux, bizarres ou farouches, à figures d'homme, de vache, de chat, etc., en bronze, en granit, en porphyre, qui sortent un à un du tombeau, après plusieurs milliers d'années, pour contrôler notre science moderne, à son détriment souvent, et rassurer notre foi en nous parlant du passé. (...)
Voici, sur ces faces de momies, des portraits peints, vieux déjà du temps de Moïse, que l'on croirait sortis hier de l'atelier de nos meilleurs artistes ; puis des papyrus, déroulés par un prodige de patience et d'habileté, avec des dessins et des peintures d'une finesse et d'un coloris étonnants ; des suaires de lin d'un tissu délicat, véritable mousseline, tirés tels quels des sarcophages, et qui semblent entièrement neufs et nouvellement blanchis, etc., etc.
Voici, entre vingt autres, un bas-relief qui représente des oies picorant et marchant à la file indienne. La pose est aisée, le dessin d'une rare fidélité et la structure anatomique parfaitement observée. Ce petit chef-d'oeuvre ferait honneur à nos meilleurs animaliers. 
Voici enfin le fameux sheik el beled, monsieur le maire ! remarquable statue en bois de sycomore qui représente un inspecteur des travaux, un maître de chantier, tenant en main son bâton de commandement. Ce morceau de sculpture enfoui depuis cinq mille ans a une expression si naturelle et si vivante que les bédouins de Mariette lorsqu'ils l'exhumèrent crurent reconnaître le portrait du cheik de leur tribu : c'est le maire du village ! dirent-ils. Et le nom est resté. (...)
Une vitrine qui retient longtemps les dames, jeunes et vieilles, jusqu'aux pieuses filles détachées du monde et de tout, c'est celle où sont exposés les bijoux de la reine Ahotep : bracelets finement travaillés, bagues, épingles, diadèmes, colliers, mille objets de parure d'or et d'ivoire, des pierreries, tout un écrin qui serait remarqué chez nos joailliers en renom.
Joseph l'a vue peut-être, ou Moïse, ainsi parée, belle, fière, admirée.
Sa momie, qui dort dans la salle voisine, au fond de son cercueil vitré, et qu'une misérable toile défend mal contre les rayons du soleil, n'excite guère que la pitié ou le dégoût. Ses cheveux, roussis de parfums, sont roulés encore, et le henné qui rougit ses ongles a résisté au temps. Les Hébreux, qui avaient conservé la coutume de se teindre les ongles, ont dû la prendre en Égypte.
Ces engins de coquetterie délient singulièrement les langues, et les gardiens sont assaillis de questions auxquelles ils ne savent que répondre.
Mais l'esprit est écrasé en présence de cette accumulation de documents qui représentent tout un long défilé de siècles et remettent au jour une civilisation que les vieux patriarches de la Bible trouvèrent déjà à son apogée, presqu'à son déclin, deux mille ans avant Jésus-Christ.
Plus on recule dans cette histoire, plus on s'enfonce dans cette antiquité, jusqu'à perdre pied dans le passé, plus aussi on constate le progrès, comme si ce peuple était arrivé du premier coup à une perfection d'où il n'a pu que descendre ensuite. Chose étrange, cette race si vivace et si féconde semble n'avoir eu de préoccupation que pour les mystères de la mort et de l'autre vie. Les monuments qu'elle a construits sont tous des tombeaux."


extrait de Au Pays du Christ : études bibliques en Égypte et en Palestine, 1895 (prix Juteau-Duvigneaux de l’Académie française en 1898), par Maurice Landrieux (1857-1926), prélat catholique français, évêque de Dijon.

mardi 7 juin 2022

"L'Égypte accepte la mort, mais elle lui défend de détruire" (Paul de Saint-Victor, XIXe s.)

Image: Abram Powell Australian Museum

"Le paganisme hellénique consume le corps sur un bûcher triomphal ; du cadavre, il fait une belle flamme. L’homme se dissout comme le diamant, sans laisser après lui aucune des scories de la destruction. La mort n’apparaît dans le pur climat de la Grèce que sous sa forme la plus légère. Elle souffle la vie comme le flambeau symbolique que ses Génies funèbres foulent sous leur pied, et qui expire dans une molle fumée. Elle livre ses restes à l’élément qui efface et qui purifie ; elle n’en extrait qu’un résidu diaphane, presque aérien, une poignée de cendres blanches : la poussière des ailes du papillon de Psyché.
Le judaïsme et le christianisme traitent plus durement la dépouille humaine : ils rendent la chair à la terre ; ils la jettent nue et sans défense à la vermine du tombeau. Job dit à la pourriture : "Tu es ma mère !" et aux vers du sépulcre : "Vous êtes mes frères et mes sœurs !"
L’Égypte seule entreprit de lutter contre la destruction. Ce cadavre, que les autres peuples livrent à la terre qui souille, au feu qui dévore, elle le satura d’incorruptibles parfums ; elle enchaîna sous les bandelettes sa forme précaire, et l’arracha, en la séquestrant, aux métamorphoses de la corruption. Du mort elle fit une Momie, c’est-à-dire une statue pétrie dans un bloc de baumes.
C’est un phénomène unique entre tous, que celui de ce peuple occupé pendant des siècles à s’embaumer lui-même, à se creuser d’éternels sépulcres. Pénétrez dans le quartier funèbre de Thèbes : la ville de la mort s’étale au milieu de la ville vivante ; silencieuse comme un sépulcre, active comme un laboratoire. Des salles immenses s’y succèdent : leur perspective prolongée à perte de vue semble se perdre dans l’éternité. Là, sous la surveillance de prêtres lugubres, ceints de peaux de panthères, coiffés de masques de chacals, la caste des embaumeurs vaque silencieusement à ses travaux funéraires. Là, des milliers de cadavres, que des mains savantes élaborent, s’élèvent lentement à la dignité de momies, en passant par toutes les phases de la chrysalide transformée et de la statue dégrossie. Les uns, vidés de leurs entrailles, s’emplissent d’aromates ; les autres plongent dans une chaudière de bitume, Styx lustral qui doit les rendre invulnérables à la corruption. Ceux-ci s’allongent sous des spirales de minces bandelettes ; ceux-là, entrés déjà dans leur gaine de carton, n’attendent plus que le pinceau du scribe et du vernisseur.
La ville funèbre a ses hiérarchies ; les momies ont leur aristocratie, leur bourgeoisie et leur plèbe. Un groupe de perruquiers, de peintres et d’orfèvres s’attache au corps du roi, du prêtre et du riche ; ils le coiffent de cheveux postiches, ils attachent à son menton la barbe tressée, ils insèrent des yeux d’émail dans les cavités de son masque ; ils le parent, pour la tombe, comme pour la chambre nuptiale d’une divinité. Cette toilette funèbre redouble envers les femmes de délicatesse et de luxe : elles ont leur gynécée dans la ville mortuaire, et leurs formes charmantes, ouvragées par des mains d’artistes, s’y métamorphosent en un vague mélange de parfums et d’orfèvrerie. On dore leurs seins comme des coupes, leurs ongles comme des bagues, leurs lèvres comme des colliers. L’embaumeur les sculpte dans de gracieuses et chastes attitudes : presque toutes croisent pieusement leurs bras sur leur poitrine ; il en est d’autres qui voilent des deux mains les mystères de leur beauté ; Vénus de Médicis du tombeau. Plus touchante encore, une mère exhumée à Thèbes serre sur son cœur une petite momie d’enfant nouveau-né. Ici l’embaumement surpasse la sculpture : ce n’est pas dans une matière insensible, c’est dans la vie même, dans la chair, dans ce qui souffrit et qui palpita que fut taillé ce groupe maternel.
Les momies de seconde classe sont enfermées dans des boîtes moins riches et sous des suaires plus grossiers ; les pauvres et les esclaves, empaquetés à la hâte dans des corbeilles de branches de palmier. On a souvent comparé les bibliothèques à des cimetières ; on pourrait ici retourner la comparaison et l’appliquer strictement à la nécropole égyptienne. Ne sont-ce pas des livres que les momies adossées le long de ses murs, avec leurs suaires de papyrus et leurs étuis couverts d’écritures et de hiéroglyphes ? Les unes, magnifiquement reliées, racontent les gloires de la royauté et les mystères du sacerdoce ; les autres, revêtues de cartonnages vulgaires, ne renferment que les secrets de la vie commune ; les dernières, enfin, brochées sous une vile enveloppe, ne disent que la misère et la nudité de l’esclavage perpétuées par-delà la tombe.
Mais il est une égalité que la vieille Égypte reconnaît : c’est celle de la conservation dans la mort. L’embaumement saisit le pauvre comme le riche ; l’esclave qui travaille, sous le fouet de l’inspecteur pour un salaire de trois oignons crus, à la pyramide, comme le Pharaon qui la fait construire pour y loger son cercueil. Les estropiés, les lépreux, les êtres déformés par l’éléphantiasis n’échappent pas à cette saumure implacable ; ils ont leur maladrerie dans la ville funèbre, où des embaumeurs spéciaux salent et préparent leurs chairs purulentes. Le fœtus même se momifie : ce qui n’a pas vécu fait semblant de survivre. Que dis-je ? cette folie sacrée franchit le règne animal ; elle s’étend aux bêtes, aux oiseaux, aux poissons, aux insectes, à ce qui passa dans le monde sans y laisser d’autres traces qu’une empreinte sur le sable, qu’un nid sur la branche, qu’un sillage sur le flot du Nil. On embaume les chats, les chiens, les crocodiles, les rats, les scarabées, les musaraignes, les œufs des serpents. La plus petite, la plus fugitive goutte de vie, fixée par une atmosphère d’aromates, se cristallise, devient éternelle. L’Égypte s’insurge contre cette loi de la nature qui veut que tout rentre, que tout se dissolve dans l’universelle chimie qui renouvelle la matière ; elle accepte la mort, mais elle lui défend de détruire. À sa puissance de corruption elle oppose une pharmacie énergique, un acharnement séculaire, une théologie 
qu’on pourrait définir : l’hygiène sacrée du cadavre.
Mais où parquer ces générations immobiles qui tiennent, après leur mort, autant de place que de leur vivant ? L’Égypte ne recula pas devant le problème ; ce peuple embaumeur se fit fossoyeur : il inventa une architecture souterraine qui répétait en les grossissant les énormités de son architecture extérieure. Imaginez un homme dont le regard percerait le sol ; il aurait, en Égypte, l’effroyable vision d’un monde souterrain correspondant au monde du dehors, dix fois plus vaste, cent fois plus profond, mille fois plus peuplé. Chaque ville se répercute en nécropole ; chaque maison bouche un puits mortuaire ; sous le pied de chaque homme qui passe s’étend, comme sa racine, dans les entrailles de la terre, une file superposée de momies dont le bout plonge dans des profondeurs insondables. L’Égypte n’est que la façade d’un sépulcre immense ; ses pyramides sont des mausolées, ses montagnes des ruches de tombeaux ; le terrain sonne creux dans ses plaines, épiderme de vie drapé sur un charnier gigantesque. Pour loger ses cadavres, elle s’est convertie elle-même en cimetière ; elle s’est dédiée, en quelque sorte, à la Mort."

Extrait de Hommes et dieux (1867), de Paul-Jacques-Raymond Binsse de Saint-Victor, plus connu sous le nom de Paul de Saint-Victor (1827-1881), essayiste et critique littéraire français