mardi 28 juin 2022

"On ne naît pas égyptologue, on le devient : c'est affaire de patience et d'expérience, de longueur de temps et d'études, d'entêtement même" (Textor de Ravisi - XIXe s.)

L'archéologue allemand Bollacher,
enregistrant des hiéroglyphes au temple de Medinet Habou

"Ce n'est pas un mince mérite pour les égyptologues que de ne pas garder un peu, dans leurs personnes ou dans leurs oeuvres, le pli et comme la ride de l'effort soutenu. Si nous cherchions, en effet, à rendre notre sentiment par une image, nous comparerions l'égyptologie à un vaste atelier encombré d'outils, où se prépare pièce à pièce, avec une activité toujours croissante, au milieu de la fumée et du bruit, le matériel d'une immense construction future. Les ouvriers sont dans tout le feu du travail, et ils ont tant à faire !
Si les femmes savent tout, suivant un ancien, (et quel moderne oserait le contredire ?) les égyptologues sont moins heureux : ils doivent tout apprendre. D'un côté, leur science est nouvelle, et sur aucun point ils ne trouvent la besogne achevée ; d'un autre côté, leurs ressources sont limitées, et aucun sujet ne leur fournit assez de matière pour les occuper longtemps. Force leur est donc de toucher à tous les détails de l'antique civilisation qui fait l'objet de leurs études : or, comment traiter d'un art ou d'un métier sans s'en rendre compte ?
 (...)
Nous avons fait une autre remarque. Il existe entre tous les égyptologues une véritable confraternité, et ils sont pleins d'indulgence pour les néophytes et pour les amis de l'égyptologie : Sinite parvulos ad me venire. Nulle part la collaboration n'est aussi fréquente que chez eux : Chabas a collaboré avec Goodwin et Birch, Pleyte avec Rossi, Brugsch avec Dümichen, Guieyesse avec Lefébure, Grébaut avec Pierret, Ebers avec Stern... Nous ne disons rien de Salvolini qui collaborait de la manière que l'on 
sait avec Champollion. (...)
Nous n'affirmerons pas assurément qu'il n'a jamais existé dans la famille égyptologique d'autre sentiment que celui de la bienveillance -, les luttes de Chabas nous réfuteraient ; mais si pour pour être égyptologue on n'en reste pas moins homme, ce n'est pas ici du moins, avouons-le, que les coteries ont été 
inventées. (...)
On ne naît pas égyptologue, on le devient : c'est affaire de patience et d'expérience, de longueur de temps et d'études, 
d'entêtement même. (...)
Nous venons de mentionner la patience des égyptologues : c'est leur grande qualité. Il n'est pas de science où les matériaux soient aussi disséminés, ni où l'on doive par suite, compulser plus de livres et faire plus de recherches. Les textes sont classés par dynasties dans un recueil, par villes dans un autre, par sujets dans un troisième, si bien qu'il faut réunir, planche par planche, 
des documents épars de tous côtés, quand on étudie un règne, un monument ou un fait, ce qui nécessite la tenue de véritables répertoires correspondant à de volumineux index. Des difficultés du même genre existent sans doute dans d'autres branches de l'archéologie, mais elles se compliquent ici d'une façon particulière.
En premier lieu, suivant que le manque de temps, les obstacles matériels et l'ensablement des édifices ont plus ou moins gêné les copistes, les mêmes textes sont plus ou moins complets dans les différents recueils : - éternel sujet de perquisitions et de comparaisons, - éternel sujet, aussi, de précieuses découvertes, procurant ces joies d'antiquaire que Walter Scott a si bien comprises.
De plus, et c'est là un inconvénient bizarre dont il faut pourtant tenir compte, on n'étudie guère les hiéroglyphes qu'à la force du poignet. (...) Nous défions n'importe quel égyptologue de faire la monographie complète d'un seul mot sans compulser presque tous ses livres, et par conséquent sans manier, en détail, un poids d'au moins mille kilogrammes. (...)
Si nous avions voix consultative dans le cénacle égyptologique, nous rappellerions trois desiderata qui sont dans la bouche de tous, concernant la conservation, la reproduction et la vulgarisation des monuments égyptiens.
Que les mutilations et les dévastations des splendeurs pharaoniques restées debout malgré les efforts des temps et des hommes s'arrêtent donc enfin ! Lord Elgin enlevant les marbres du Parthénon a eu des modèles et des imitateurs en Égypte, à toutes les époques anciennes et modernes, et les débris des palais et des temples des Pharaons ornent les musées, les collections et les places publiques de tous les peuples. Ils y figurent sans doute magnifiquement, mais la photographie et la lottinoplastie nous enlèvent actuellement toute excuse pour continuer ce cruel vandalisme. Des photographies exactes et grossies, ou des moulages de grandeur naturelle (si facilement exécutables avec les procédés de Lottin de Laval et d'un prix de revient si minime) ne rappelleraient-ils pas suffisamment leurs originaux ?
Nous avons pu apprécier par nous-même en revenant de l'Inde par l'Egypte (1863) avec quelle déplorable facilité on pouvait, pour quelques pièces d'or et même d'argent, se procurer avec les Arabes des débris de monuments, des papyrus et des objets de toutes sortes qu'ils ont enlevés aux tombeaux et aux hypogées, peut-être même volés aux fouilles dirigées par les agents du Vice-Roi et à ses propres musées !"


extrait de L'égyptologue, par le baron Anatole-Arthur Textor de Ravisi (1822-1902), officier supérieur de l'Infanterie de Marine, puis percepteur de 1863 à 1885 ; officier de la Légion d'Honneur ; président du premier Congrès provincial des Orientalistes français ; président, vice-président et membre de plusieurs sociétés académiques, françaises et étrangères.

vendredi 24 juin 2022

"Il garde encore malgré ses blessures une sérénité puissante et terrible qui frappe et saisit jusqu'au fond du cœur" (G. Gaillot, XIXe s., à propos du Sphinx)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"On traverse le Nil au vieux Caire, près de l'ile Rodah, tout éclatante de verdure, et on aborde à Gizeh, à quelque distance du village d'Embabeh où les Mamelucks furent si rudement culbutés par l'infanterie française.
L'herbe verte pousse partout dans les plaines et sous les palmiers qui abritent les dômes blanchis de quelques cheiks vénérés.

Tout à coup, la verdure cesse brusquement et le sable commence ; on aperçoit les pyramides, à mesure que l'on s'en approche, elles grandissent et on en distingue les assises ; le sphinx apparaît. Enfoui jusqu'au poitrail, rongé, camard, dévoré par l'âge, tournant le dos au désert et regardant le fleuve, ressemblant par derrière à un incommensurable champignon et par devant à quelque divinité précipitée sur terre des hauteurs de l'Empyrée, il garde encore malgré ses blessures une sérénité puissante et terrible qui frappe et saisit jusqu'au fond du cœur.
Les Arabes l'appellent "le Père de l'épouvante". Avant-garde de pyramides, impassible sous le ciel, que fait-il là depuis 50 siècles au milieu des solitudes ? Les Pharaons, les Ethéopiens (sic), les Perses, les Romains, les conquérants Arabes, les Mamelucks, les Turcs, les Français ont dormi sous son ombre ; les temps, les nations, les religions, les mœurs, les lois ont défilé devant lui ; chaque mot de l'histoire a frappé sa large oreille entourée de bandelettes sacrées ; on est tenté de lui dire : Oh ! si tu pouvais parler.
Est-il la muette sentinelle du désert de Libye ?  Est-il l'immobile gardien de ces montagnes bâties à mains et à existence d'hommes ?
Est-il le symbole toujours cherché et toujours introuvé de l'inconnu qui nous sollicite et nous attend ? Ou n'est-il seulement qu'un fantôme grandiose et majestueux d'un roi des temps passés qui voulait perpétuer son nom que nul ne sait plus aujourd'hui ? Enraciné aux rochers de la chaine de Libye dans lesquels on l'a taillé en abaissant les terrains voisins de toute sa hauteur, il disparaît chaque jour sous les sables envahissants, sa croupe, son dos, ses pattes en sont couverts ; devant lui à son ombre, les Bédouins viennent souvent s'étendre et les vautours fatigués se reposent sur sa tête.
On est frappé d'admiration à la vue des pyramides, écrasé devant leur masse dont les mesures mathématiques peuvent seules donner une idée."

extrait de Le Nil, l'Égypte et la Nubie, 1881, par G. Gaillot, capitaine au 1er régiment de chasseurs à pied, capitaine à l'Institut cartographique militaire de Bruxelles.

"Hâtez-vous de courir vers ces magiques contrées !" (Léon-Daniel de Joannis, XIXe s., à propos de Denderah)

par David Roberts (1796-1864)

"Je termine là ces petits incidents de notre voyage, pour arriver à Denderah, et de là à Thèbes, douze lieues plus haut.
Le Luxor se traînait péniblement sous une faible brise, tombant de plus en plus ; les ruines de l'ancienne Tintyris nous apparaissaient au travers des bois de doum, dont le rivage était bordé, et nous brûlions d'envie de les visiter.
C'était le premier temple qui se trouvât sur notre route ; aussi appelions-nous le calme de tous nos voeux. Il ne se fit pas longtemps attendre : l'on mouilla.
Comme le vent pouvait s'élever d'un instant à l'autre, nous partîmes en toute hâte, le fusil sur l'épaule, pour aller repaître nos regards avides de ce magnifique spectacle. Oh ! que je voudrais pouvoir donner une idée d'une si belle chose ! que je voudrais pouvoir faire passer dans l'imagination de mes lecteurs les vives impressions que nous ressentîmes en face de ces admirables colonnes aux dimensions colossales, entièrement couvertes d'hiéroglyphes le plus finement ciselés ; en face de ces chapiteaux couronnés par quatre têtes d'Isis, accompagnés de draperies pendantes, de ces longues lignes droites des architraves, et de ce grand zodiaque peint en deux bandes au plafond du portique ! Allez donc, allez donc, artistes et hommes de loisir, hâtez-vous de courir vers ces magiques contrées ; car, un jour plus tard, le sol d'Égypte pourrait s'entr'ouvrir sous ces merveilles, et vous ne les auriez pas vues. Si des voix nationales viennent réclamer pour nos productions architecturales, je répondrai toujours : Partez, allez sur celte terre de géants ! et comparez, si vous l'osez, ses ruines aux créations bâtardes de nos jours !"


extrait de Campagne pittoresque du Luxor, 1835, par Léon-Daniel de Joannis (1803-1868), officier de marine, lieutenant de vaisseau, commandant en second du bateau 'Louxor', affrété pour le transport depuis Thèbes de l'obélisque qui sera érigé place de la Concorde à Paris.

mardi 21 juin 2022

Le Nil est "le père de l'Égypte et le secret de sa neuve espérance" (Marcelle Capy)

par Charles-Théodore Frère, 1877

"Le Nil est unique au monde. C'est le fleuve des prodiges. Il s'allonge sur 6.000 kilomètres, traverse la forêt tropicale et le désert ; abreuve le lion, le  singe, l'éléphant, la gazelle, l'hippopotame, le crocodile, le dromadaire, la vache aux cornes retroussées, l'âne au pelage argenté, et tous les oiseaux du paradis terrestre.
Il est le père de l'Égypte et le secret de sa neuve espérance.
Il porta la barque des Pharaons, le berceau de Moïse, le bateau à vapeur, l'hydravion à moteur, et de lui jaillira, dans un avenir proche, l'inépuisable écoulement de la force électrique.
On connaît sa source depuis moins de cent ans. Il a fallu pour la découvrir, l'étudier et en tracer les premières cartes, soixante explorateurs appartenant à quatorze nations.
Il a été adoré et un proverbe dit : qui a goûté de son eau veut en boire encore.
Aucun fleuve n'a été autant aimé, vénéré, remercié. Aucun n'a exercé pareille fascination.
On le croyait tombé du firmament et les Anciens l'appelaient "fleuve du Paradis".
Au commencement des temps, dit la légende, la déesse Isis s'avança jusqu'à la barrière du ciel, s'y accouda et pencha la tête vers la terre. Ce qu'elle vit désola son cœur pitoyable. Partout du sable, des roches calcinées, l'immobilité de la mort.
Pas un arbre, pas une herbe, l'infinie nudité du désert.
Isis pleura. Ses larmes firent pleuvoir sur l'étendue désertique la rosée miraculeuse de la céleste miséricorde.
Ainsi naquit le Nil, artère qui relie le cœur obscur de l'Afrique à la transparence de la pensive Méditerranée."

Extrait de L'Égypte au coeur du monde, 1950, de Marcelle Capy, pseudonyme de Marcelle Marquès (1891-1962), journaliste, écrivaine, militante syndicaliste, pacifiste et féministe libertaire française, directrice de la Ligue des droits de l'homme

samedi 18 juin 2022

"L'esprit demeure accablé sous le poids de la grandeur égyptienne" (le duc de Raguse - XVIIIe-XIXe s. - visitant Karnak)

photo d'Antonio Beato, vers 1880

"Les ruines de Louqsor, quoique présentant une énorme masse et qu'elles soient d'un beau caractère, ne firent pas tort aux souvenirs que nous avaient laissés celles de Médynet-Abou ; mais il ne devait pas en être de même des ruines de Karnak, qui sont placées à une demi-lieue plus bas.
Ici la plume échappe. Qui pourrait décrire les merveilles rassemblées sous ses yeux ! L'imagination ne saurait créer un pareil tableau, et le langage est insuffisant pour en reproduire la plus faible partie. C'est un amas de palais, de temples, qui couvrent une surface immense et dont cinq ou six monuments comme le Louvre, réunis, n'approcheraient pas encore. L'esprit demeure accablé sous le poids de la grandeur égyptienne ; il faut contempler dans le silence de l'admiration ses créations majestueuses. Tout ce que j'essaierai, ce sera de donner quelques notions succinctes de ces magnifiques ruines.
On ne peut douter qu'elles ne se composent des restes de plusieurs palais ; mais on reconnaît facilement ce qui formait le palais principal. (...)
Il est certain que les monuments de Karnak sont l'ouvrage de plusieurs rois. Quels que fussent les moyens d'exécution, de pareils travaux ont dû exiger une longue suite d'années. (...)
Tel est en abrégé le coup d'oeil que présente Karnak. En voyant ces immenses ruines, on serait tenté de croire que les palais dont elles sont les restes ont été bâtis et habités par des hommes d'une nature supérieure à la nôtre. Tout y a un caractère de grandeur qu'on ne retrouve nulle part au monde. C'était un jeu pour les Égyptiens de cette époque que de réunir les masses les plus lourdes, d'exécuter les travaux les plus difficiles, et d'entreprendre les constructions les plus gigantesques."


extrait de Voyage en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée et sur les bords de la mer d'Azoff, à Constantinople et sur quelques parties de l'Asie Mineure, en Syrie, Palestine et en Égypte, Volumes 4 à 5, 1841, par Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de Marmont (1774-1852), Duc de Raguse. Ce Maréchal de France participa aux campagnes de Napoléon, le "trahit" à Fontainebleau en 1814, puis servit les Bourbons, dut défendre les ordonnances en 1830 comme commandant de l'armée de Paris, et volontairement s'exila, voyageant en Autriche, en Syrie, en Palestine et dans les États de Venise.

"Le peuple égyptien, voué aux travaux rudes, montra qu'avec des gestes, des mouvements du corps, on peut exprimer toute la Pensée" (Georges Migot - XXe s.)

Tombe de Rekhmirê, fabrication de briques

"En opposant l'Art égyptien à l'Art grec, opposition que nous serons obligés de faire à chaque instant, nous remarquons immédiatement le souci de l'analyse du détail affirmé dans les œuvres grecques, opposé tout à fait en cela aux œuvres égyptiennes. Celles-ci se caractérisent par un esprit de synthèse, ne conservant que les directives générales et caractéristiques dégagées de l'interprétation de l'Homme et de la Nature.
Cette notation des caractères de la race égyptienne fut si exacte qu'à 4.000 ans de distance nous en retrouvons encore des exemplaires dans les types égyptiens subsistants : les Fellahs.
Avec le magnifique réalisme dont sont empreints les portraits, réalisations individuelles, les artistes égyptiens nous font laisser dé côté l'idée de primitivité pour nous faire réaliser toute la valeur esthétique de leur conception synthétique de l'Homme et de la Nature, dans la fresque sculptée par exemple.
Il est même assez curieux de noter le peu de personnalité dégagée par le "portrait grec" comparé au portrait égyptien.
L'analyse grecque faiblit devant la synthèse égyptienne.
Géométrique, l'esprit grec est analytique.
Esthétique, l'esprit égyptien est synthétique. Oserons-nous répéter : la Science c'est l'analyse, l'Art c'est la synthèse ?
Avec ce même instinct esthétique tout à fait supérieur qui leur a permis la synthèse, jusqu'à la limite de compréhension et de conservation de la personnalité des quadrupèdes et des oiseaux pour créer l'écriture hiéroglyphique, les Égyptiens ont réussi la synthèse de l'Homme et de l'homme égyptien. En ce faisant ils ont perfectionné jusqu'au plus haut point un moyen d'expression. Ils se sont créé une "écriture" esthétique splendide et souple.
Splendide puisque parfaitement adéquate à tout ce qui fait leur milieu et leur race, leur psychologie et leur physiologie.
Souple puisque variable à l'infini ; n'étant pas entravée par la réalisation des détails secondaires, dont la suppression même augmentait la possibilité d'exprimer toute chose.
Dégagés de ce souci des détails, les Égyptiens ont pu réaliser librement et parfaitement toutes les eurythmies.
Ils ont compris que dans un groupe l'homme en tant qu'individu était secondaire ; que ce qu'il apportait d'essentiel était son mouvement, son rythme, se joignant aux autres pour créer l'eurythmie.
Les détails personnels supprimés, l'homme ne s'isolait plus du groupe en attirant à lui le centre eurythmique.
Le centre lui était extérieur. Il y allait.
De là cette impression de mouvement, de vie esthétique dégagée des eurythmies du groupe par les rythmes de chacun allant vers ce centre.
Cette impression de mouvement est accentuée encore par la non-symétrie chère aux Égyptiens et par les têtes en profil des personnages.
Devant la merveille de mouvements combinés et eurythmiques qu'est la fresque sculptée égyptienne, l'art égyptien tout entier, on peut se demander quelle a été la raison qui leur a permis de concevoir et de noter la vie avec cette intensité de mouvement esthétique.
Est-ce le caractère de leurs institutions politiques et sociales ?
Alors que les Grecs ne conçurent la vie que sous la forme intellectuelle, à un tel point qu'ils appliquèrent cette conception au développement du corps humain lui-même en créant l'athlétisme et les jeux olympiques, le peuple égyptien voué aux travaux rudes, montra qu'avec des gestes, des mouvements du corps, on peut exprimer toute la Pensée.
Quelle différence en effet entre le personnage égyptien, si "pensant" dans le geste qu'il accomplit, et la statue de l'athlète grec, superbe bête humaine, sans pensée, isolé du groupe, négation même de son utilité, s'exprimant complètement à lui seul et limité, puisque sa possibilité d'expression est elle-même limitée à ce pour quoi il a été créé.
Que nous sommes loin du personnage égyptien qui s'aidant des autres, par la division même du travail, arrive au groupe, c'est-à-dire à la pluralité des images, des rythmes que contient chaque mouvement pour exprimer un ensemble.
Un déclic de la volonté fait mouvoir l'athlète et lui seul.
Chez l'Égyptien, le mouvement d'un personnage est fonction, cause et résultante des mouvements de la série des personnages composant une fresque ou un bas-relief.
C'est un dynamisme eurythmique.
N'est-ce pas la vie même de labeur en commun, en foule, de tous ces travailleurs dont les rythmes individuels créaient les eurythmies d'ensemble, puisqu'ils étaient guidés par une immense et patiente mélopée, clepsydre vivante, des cent mille voix de ceux qui dressèrent les Pyramides
et bordèrent dans son lit le fleuve divin.
Réalisation splendide d'une perception eurythmique des mouvements.

extrait de Essais pour une esthétique générale, 1920, par Georges Migot (1891-1976), compositeur, pianiste, peintre et graveur français

jeudi 16 juin 2022

"La figure humaine tient dans l'art égyptien une place exceptionnelle" (Paul Richer - XXe s.)

mastaba de Mererouka - nécropole de Saqqarah
photo extraite du site OutoftheTombs

"Toute la civilisation égyptienne n'est qu'un long effort, une longue lutte contre l'anéantissement. Elle a à sa base la croyance en une survie indéfinie après la mort. Au moment où le moribond rend le dernier soupir, quelque chose de lui persiste qui est comme un second exemplaire du corps en une matière légère et éthérée qui le reproduit trait pour trait. C'est le "double", continuation quasi immatérielle de l'être dont la nouvelle vie mystérieuse n'en est pas moins assujettie aux mêmes servitudes qu'autrefois.
Aussi les survivants sont-ils tenus de subvenir à tous ses besoins. Ils doivent mettre à sa disposition, dans la pièce du tombeau où ils ont accès, des mets et des boissons réels ou en images. De plus, cette sorte de dédoublement du corps terrestre ne saurait subsister sans s'appuyer sur la dépouille matérielle qu'elle vient de quitter, d'où la pratique des embaumements et la construction des tombeaux, qui sont de véritables forteresses, depuis les mastabas jusqu'aux pyramides, au plus profond desquels la momie, en son sarcophage de bois, de pierre, de granit ou de porphyre, devait reposer cachée et ignorée de tous, à l'abri des indiscrets et des voleurs.
Dans ce concours de circonstances exigées pour la survie du défunt, l'on comprend le rôle fort important qui revenait aux figurations matérielles que nous rangeons aujourd'hui au nombre des manifestations artistiques.
Il fallait d'abord, au cas où toutes les précautions prises seraient déjouées par la destruction de la momie, créer, en matière indestructible, des images fidèles du mort - véritables portraits en ronde-bosse - qui, en nombre plus ou moins grand, étaient également enfermées et murées dans le secret du tombeau. Ces effigies devaient avoir une ressemblance aussi complète que possible avec le mort au temps de sa vie terrestre, afin que le "double" pût s'y tromper.
De plus, il fallait faire revivre et fixer pour toujours les conditions et les circonstances de l'existence de celui qui n'était plus, même ses pérégrinations outre-tombe sous la protection et la direction des dieux, etc., afin que le "double" pût continuer dans les ténèbres de la tombe la même vie qu'il avait menée au grand jour. À cet effet, sur les murs du tombeau ou du temple, étaient retracées, en des bas-reliefs ou des peintures, les scènes civiles, militaires ou religieuses les plus nombreuses et les plus variées.
Dans ces vastes compositions toutes enluminées, car les bas-reliefs étaient également peints, l'art égyptien avait choisi, pour le nu de ses personnages, des teintes idéales bien que se rapprochant de la nature, pour la femme, la couleur lumineuse par excellence, le jaune, pour l'homme, le ton puissant et éteint du rouge-brun. (...)
C'est ainsi que les arts plastiques furent amenés à traiter les sujets les plus divers, et à embrasser dans son entier, depuis l'humble besogne du fellah attaché à la glèbe, jusqu'au commerce mystique du Pharaon avec les dieux, tout le cycle de la civilisation égyptienne.
Les tombeaux nous ont livré des statues, images des gens du peuple ou de la haute société, les temples, les portraits des souverains. Les murs des premiers sont les pages intimes où nous lisons les mœurs du peuple, les usages et les coutumes de la vie civile. Les murs des seconds sont les feuillets grandioses où sont retracés les hauts faits de son histoire religieuse ou militaire.
La figure humaine tient donc dans l'art égyptien une place exceptionnelle. La sculpture et la peinture en font le thème habituel de leurs représentations. Elle est employée dans la décoration des objets familiers. Dans l'architecture même, on ne peut nier le rôle que jouent les statues colossales assises à la porte des temples ou debout adossées aux piliers de l'intérieur. Elles font en quelque sorte partie de l'édifice lui-même.
Si la figure complètement nue est rare, le vêtement est toujours sommaire. Pour l'homme, c'est la schenti, sorte de pagne qui recouvre la partie inférieure du bassin et les cuisses et parfois se trouve réduit à une simple ceinture. Pour la femme, c'est une robe retenue sous les seins par deux bandelettes en forme de bretelles et descendant plus ou moins bas, mais toujours si bien modelée sur le nu qu'elle le cache à peine, ou bien encore ce sont de longues robes tellement légères et transparentes qu'elles ne voilent plus rien.
L'œuvre peinte ou sculptée de l'Égypte est immense. Elle remplit le tombeau, elle envahit le temple, elle recouvre les objets usuels et les bijoux.
Et pour remplir cette tâche considérable, l'art n'a eu que des moyens d'expression réduits. Il a su faire tenir l'infinie variété des aspects multiples d'une vie intense dans le cadre étroit d'une formule inflexible dont il ne s'est jamais départi.
L'artiste, d'ailleurs, n'était point ce qu'il est aujourd'hui. L'idée que nous devons nous en faire est tout autre. Il ne poursuivait pas la réalisation d'un idéal quelconque, d'une certaine idée de beauté ; il était simplement un ouvrier comme un autre, accomplissant une tâche purement utilitaire avec plus ou moins de soin ou d'habileté. Et de même qu'il y avait une méthode, des règles, des modèles pour construire des maisons, des temples, des instruments ou des meubles, de même il en existait pour bâtir la figure humaine.
Ainsi est née une formule dont l'effet a été, pour l'art, à la fois funeste et heureux. Elle a gêné, il est vrai, son libre développement en ne permettant l'initiative individuelle que dans les limites d'un cadre fixé d'avance, mais elle a été pour lui une cause d'unité et de grandeur. Elle a été ainsi comme une solide armature qui l'a maintenu. Elle a répondu, en somme, aux aspirations de tout un peuple, en étant pour l'art une condition de durée."

extrait de Nouvelle anatomie artistique du corps humain. Cours supérieur ("suite"). Le nu dans l'art. 1. Les arts de l'Orient classique. Égypte, Chaldée, Assyrie, par le Dr Paul Richer (1849-1933), neurologue, anatomiste, historien de la médecine, illustrateur, sculpteur et médailleur français. Professeur d'anatomie artistique à l'École des Beaux-arts.