samedi 2 juillet 2022

"Les pyramides peuvent être regardées avec raison comme les plus étonnantes productions de l'art, et le Nil comme la plus grande curiosité naturelle de ce pays" (Henry Rooke - XVIIIe s.)

photo de Pascal Sébah (1823-1886)

"Le passage du Caire à Rosette par le Nil est charmant. La verdure, la fertilité, l'abondance du Delta vous enchantent. Sous ce nom les Romains désignaient le pays situé entre les fourches du fleuve qui se divise en deux branches quelques milles au dessous du Caire, et qui forme avec la mer une figure semblable au Delta des Grecs. Ces deux principales branches en ont une foule d'autres qui divisent la contrée voisine. Cette rivière bienfaisante après avoir répandu la fertilité sur la terre, l'espace de plusieurs centaines de milles, se jette dans la mer par sept embouchures, les deux principales sont celles de Damiette et de Rosette. La première est l'Ostium Pathmeticum des anciens, et la seconde l'Ostium Bolbitinum.
Les pyramides peuvent être regardées avec raison comme les plus étonnantes productions de l'art, et le Nil comme la plus grande curiosité naturelle de ce pays. Pour suppléer à la rareté des pluies, la nature a ordonné un débordement annuel de ce fleuve qui arrose et enrichit la terre, de manière qu'on trouve ici l'abondance et la verdure sans le secours des nuages ; ainsi en parlant de l'Égypte, Tibulle a eu raison de dire :
Te propter nullos tellus tua postulat imbres,
Arida nec pluvio supplicat herba Jovi.

La terre sous ton climat n'a pas besoin de pluie, et l'herbe desséchée n'importune pas Jupiter pluvieux. (...)
Le fleuve se répand dans la contrée où il couvre plusieurs lieues de terrain, et il ressemble à une mer. Les endroits trop éloignés de l'inondation y participent cependant par le moyen des canaux. On conjecture que par les saignées et les autres pertes que le Nil fait dans son cours, la dixième partie de ses eaux n'arrive pas à la mer.
L'Égypte offre alors une perspective bien étrange et bien curieuse. En montant sur un édifice élevé on découvre une immense plaine d'eau, du sein de laquelle s'élèvent des villes et des villages ; çà et là sont quelques chaussées, des bocages sans nombre, des arbres fruitiers dont on n'aperçoit que la cime. Quand les eaux se retirent, elles laissent beaucoup de poissons, et ce qui est beaucoup plus précieux, un limon qui forme un excellent engrais pour fertiliser la campagne.
Ces couches de limon agrandissent et élèvent le sol de l'Égypte ; plusieurs places situées autrefois sur le bord de la mer, se trouvent aujourd'hui dans les terres, telle est Damiette. Le Nil charrie sa bourbe plusieurs lieues dans la mer, et comme elle s'accumule tous les ans le pays s'accroît insensiblement."


extrait de Voyage sur les côtes de l'Arabie Heureuse, sur la Mer Rouge et en Égypte, 1788, par Henry Rooke (1750-1800), écuyer, major d'infanterie ; traduit de l'anglais, d'après la 2e édition

Sur les sentiers du Sinaï, le chamelier Djema : portrait par Léon Cart

le chamelier Djema - illustration extraite de l'ouvrage de l'auteur

"Mon chamelier s'appelle Djema. Un type, ce Djema. Caractère altier, dominateur ; il marche la tête haute, sous une calotte noire bien appliquée sur l'occiput ; on voit qu'il foule un sol qui est à lui ; le désert lui appartient. Il y promène ses regards comme on contemple un pays conquis. Je pense qu'un paladin des Croisades, posant le pied sur la Terre Sainte, ne pouvait être ni plus fier, ni plus hautain. Évidemment Djema sait qu'il est quelqu'un.
Sa parole est brève, saccadée, hachée ; il procède par monosyllabes ; jamais il ne s'emporte, jamais il ne crie comme ses compagnons ; il a le verbe court, impérieux, et le geste grand seigneur. Mais son équipement laisse à désirer et n'a rien de chevaleresque ; une chemise sale, à hauteur des genoux, usée et si transparente qu'on aperçoit les cuisses au travers ; là-dessus, un abayé qu'il relève sur le crâne quand le soleil est trop chaud ; un sabre antédiluvien, à poignée couverte de gros clous jaunes, misérable tige de fer rouillée dans un fourreau de bois fendu en cent endroits et rongé à son extrémité ; il le porte en bandoulière, retenu sur l'épaule par un cordon de laine. Toutefois, quand il juge que cette arme n'est pas indispensable à sa gloire, il la suspend à la selle du chameau sur la peau de mouton qui lui sert de couverture pour la nuit, et c'est là que j'ai pu examiner, avec soin, la vénérable Durandal de ce Roland d'Arabie.
Sa chaussure est indescriptible ; deux lambeaux de cuir ou de carton élimés, pantelants, qui traînent dans le sable, n'étant fixés aux pieds que par une méchante ficelle ; ce sont, à ses yeux, des sandales de prix, car il les ménage ; quand il rencontre un peu d'humidité sur le sol, il les enlève et les jette sur le dos où elles font pendant avec la redoutable épée.
Djema fume. À cet égard, la civilisation moderne l'a fortement contaminé ; il a une pipe, si l'on peut appeler de ce nom un tronçon de tuyau mâché depuis des années, suant le rogomme et terminée par un fourneau aux trois-quarts brûlé ; mais le pauvre hère n'a pas de tabac, du moins pas beaucoup, ni d'allumettes. Aussi, quand il veut satisfaire sa passion, il se rapproche du chameau d'où je l'observe à la dérobée ; il amorce la conversation par un Quois djemel (c'est un bon chameau) retentissant, à quoi je réponds, invariablement, Aïoua (certainement) ; au bout d'un instant, il me montre sa pipe, fait des signes d'amitié, minaude, m'enveloppe d'un regard si doux, si plein de désirs ; sa barbiche noire frétille. Je me laisse toujours attendrir et lui donne une pincée de tabac qui fait une tache réséda dans ses deux mains de ramoneur, serrées l'une contre l'autre et tendues vers moi. Alors, il bourre sa pipe avec amour et, comme il a souvent trop de tabac, il enveloppe le reste dans un coin de sa chemise, au centre d'un gros nœud. O simplicitas !
Djema est un incorrigible causeur. La faconde de cet homme a confondu mon imagination. Sans interruption, il jacasse de sa voix basse, explosive, monotone ; qu'il se tienne à côté de sa bête, ou devant, ou derrière, je l'entends bourdonner. Même quand il est seul, il parle. À un certain moment, nous étions restés en arrière, Djema et moi, je ne sais plus pour quelle raison et j'espérais que cet isolement forcé l'obligerait au silence pendant quelques instants, mais pas du tout ; il monologuait avec acharnement ou plutôt, intrigué par cet étrange soliloque, je remarquai que Djema donnait la réplique à ses compagnons placés en tête de la caravane, à une grande distance ; secondé par une finesse d'ouïe vraiment extraordinaire, il percevait les lointaines paroles qui lui étaient adressées, attrapait au vol les arguments que le vent lui apportait, lançait dans l'air ses objections et la discussion se poursuivait par-dessus les dos des chameaux.
Je m'abîme dans mes réflexions pour saisir l'objet de cette dispute. Dans le flot des paroles, un mot revient souvent, surnage à la surface : (k)hamsin dînar (cinquante francs). Lui aurait-on, dans le payement, fait tort d'une telle somme ? ou bien, y eut-il quelque irrégularité dans le partage des honoraires ? ou bien encore compte-t-il sur un plantureux bakchich ? Toutes les suppositions sont permises. Quoi qu'il en soit, chaque jour, dès que l'Aurore montre ses "doigts de rose", Djema jette sur le tapis la question des (k)hamsin dînar ; la nuit n'apaise pas son esprit agité ; il récidive, malgré nos éclats de rire, qui le laissent du reste parfaitement froid. Lorsque ses interlocuteurs paraissent fatigués, il va ranimer leur zèle, les secoue par le pan de leur tunique, provoque des conciliabules mystérieux, furette sans répit. Et cela dure jusqu'à notre arrivée au Sinaï, soit pendant une douzaine de jours. À l'heure qu'il est, je me demande si le débat est clos."


extrait de Au Sinaï et dans l'Arabie Pétrée, 1915, par Léon Cart (1869-1916), professeur d'Archéologie biblique à la Faculté de théologie protestante de l'Université de Neuchâtel

Les âniers du Caire : la "sympathie complète de malice entre le maître et l'animal", par Arthur de Gobineau - XIXe s.

photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"Je ne crois pas qu'on puisse trouver dans le monde un lieu où la vie soit plus douce qu'au Caire. Sur les places, et principalement sur l'Esbekyeh, un peu trop européanisé à mon goût (mais heureusement le mal ne s'étend pas encore beaucoup plus loin), stationnent des troupeaux d'ânes escortés de leurs conducteurs. Ce sont les fiacres du pays. 
Ces ânes contribuent très fort au bonheur qu'on peut se faire. Ils sont petits, blancs pour la plupart, et pourvus d'une physionomie malicieuse et entendue, que leur donnent assurément leurs habitudes de vagabondage. Ce ne sont pas là ces animaux dégénérés de nos climats, dont les plus grands admirateurs, dans leur tardive équité, ne peuvent vanter que la patience, la modération, la sagacité, la sobriété et autres vertus bourgeoises. 
L'âne du Caire mérite de différents éloges. Je ne sais s'il est sobre, mais il est tapageur, intrépide, toujours en course et plus volontiers au galop qu'au trot. Quant au pas, il le dédaigne. À chaque instant, on en rencontre quelqu'un dans les rues, hardiment débarrassé du lourdaud qui le montait, poursuivant sa course, enchanté de son exploit, l'œil sarcastique, l'oreille chiffonnée, et suivi plutôt que poursuivi par son ânier, riant
de tout son cœur. Car il y a une sympathie complète de malice entre le maître et l'animal.
Je ne suis pas certain que les âniers du Caire soient restés tels que je les ai connus, car la composition de leur corps venait précisément, lorsque nous sommes arrivés, de subir une importante modification. L'École polytechnique égyptienne ayant été licenciée, un assez grand nombre de mathématiciens avaient embrassé cette profession, et il n'est pas impossible que cette adjonction influe sur l'esprit de la compagnie. Mais alors elle était telle probablement que les siècles passés l'avaient connue. La légation distingua parmi ses membres deux ou trois petits hommes de la plus belle espérance, et nommément un certain Abdoulnaby, garçon de douze à quatorze ans, fin et joli dans ses membres comme une petite fille, l'air effronté d'un trompette de hussards, parlant avec volubilité un langage composé d'un peu d'italien, d'un peu de français, d'un peu d'anglais et même d'un peu d'allemand, le tout sur un fond arabe.
Il était d'une agilité sans bornes, courant du matin au soir derrière son âne, toujours au galop, connaissant toutes les rues, toutes les boutiques, tous les marchands, et tous les moyens d'entrer dans tous les endroits quelconques, pour saints, sacrés, fermés et défendus qu'ils pussent être. Je ne sais s'il n'eût pas eu le talent, au cas où on le lui aurait demandé, de nous conduire à la Mecque et de nous en ramener. D'une activité effrayante pour sa force, on voyait à ses yeux pétillants d'intelligence lorsqu'on lui expliquait quelque chose en français, qu'il avait dix fois plus d'esprit que vous, quel que vous fussiez, et il s'en servait pour exercer une sorte de domination consentie sur ses collègues, dont les uns avaient huit ans et quelques autres plus de quarante. Ses suprêmes délices nous parurent être de tourner sur des espèces de chevaux de bois du pays, ce qui le mettait hors des gonds d'enthousiasme. Il joignait aussi à cette passion inoffensive le goût de l'opium. Il était un peu voleur, et tout ce qu'il gagnait légitimement ou illégitimement, il le donnait à son père vieux et infirme. Autant il était câlin et amusant quand (cela) lui plaisait, autant il devenait insolent dans ses moments d'humeur. Mais avec quelques bonnes paroles on le faisait éclater de rire après une bouderie de deux ou trois jours. Alors, il se fût mis en quatre pour vous servir. Tout ce qu'il faisait ou disait était spontané, sauf la ruse. Comme il avait plu à chacun, le ministre lui offrit de le prendre avec lui et de l'emmener ; mais après avoir roulé dans sa petite tête, pendant quelque temps, les rêves d'ambition qui le séduisaient, il ne put se résigner à quitter sa famille, et, refusant, resta ânier."

extrait de Trois ans en Asie : de 1855 à 1858. Tome 1, par le Comte Arthur de Gobineau (1816-1882), diplomate, journaliste, philosophe, romancier.

"Rien ne peut rivaliser avec les peintures exécutées sous la XVIIIe et la XIXe dynasties" (Georges Bénédite, à propos de l'art égyptien)

tombe de Nakht - TT 52 - Vallée des Nobles - photo Marie Grillot

"La peinture, art auxiliaire et d'un emploi presque illimité, était tributaire de l'architecture, de la sculpture, de l'ébénisterie et de la céramique. Elle a débuté par le procédé le plus simple
et s'y est très généralement tenue : la teinte plate. Les parois lisses, divisées en zones ou registres formant tableaux, étaient peintes par le même procédé, consistant en un dessin au trait exécuté au pinceau et le champ ainsi cerné était recouvert après coup de teintes plates. Ce n'est pas tout : des retouches venaient reprendre le détail en traits d'un ton soutenu. (...)
Mais rien, dans l'état actuel des découvertes, ne peut rivaliser - en ce domaine, - avec les peintures exécutées sous la XVIIIe et la XIXe dynasties pour la décoration murale des tombes civiles de la nécropole thébaine à Cheikh Abd-el-Qournah, à l'Assassif, à Deir el-Médineh. Le peintre, qui était ici son propre dessinateur, s'est attaqué aux sujets les plus charmants ; et, avec ses procédés sommaires, les a rendus mieux que nous ne saurions faire avec le modelé savant de la fresque. La variété des attitudes et des mouvements, mise en valeur par la simplicité de la composition, nous a valu des scènes tellement typiques qu'on les gâterait
certainement en voulant transposer les sujets qu'elles représentent en des tableaux exécutés selon les formules d'ailleurs toujours discutées de notre peinture occidentale.
Dans ces peintures, on se rend compte que l'artiste, ayant à rendre la transparence des tissus dont étaient vêtues les dames thébaines, fut amené à chercher un procédé qui devait l'entraîner hors de la teinte plate traditionnelle. La blancheur du lin s'additionnait en effet de la couleur des chairs, là ou l'adhérence au corps était complète. D'autre part, les plis du tissu qui interrompaient la transparence posaient un autre problème. Le peintre s'en est bien tiré dans le premier cas, il a affaibli par un mélange des couleurs le ton des chairs vues en transparence ; dans le second, il en a interrompu plus ou moins la visibilité en revenant progressivement au blanc pur correspondant à la couleur normale du tissu.
C'est seulement, avons-nous dit, sous le Nouvel-Empire que le peintre prend goût à ces nuances. Il est même allé plus loin : il a non seulement pratiqué les dégradés qui rendent aux vêtements de lin une apparence de réalité, mais il a eu recours à l'emploi des ombres (mélange de blanc et de noir) pour donner du relief aux plis ; et, sous la XIXe dynastie, on le surprend à réchauffer la carnation des joues des Thébaines élégantes dans les tableaux de harem par des retouches qui font penser à nos peintures du XVIlIe siècle, et à modeler le corps sous la transparence du vêtement.
Mais dans ce pays de lumière aveuglante où la magie du soleil illumine les couleurs les plus sombres et abolit toutes les relations de la gamme, le vieux procédé traditionnel se suffisait à l'extérieur. Pour ce qui est de l'intérieur des chambres, la pénombre, chère aux peuples des pays chauds, arrivait au même résultat par un moyen opposé. C'est bien d'ailleurs à propos de la peinture que l'on peut dire que chaque peuple a eu l'art de sa lumière."

extrait de L'art égyptien dans ses lignes générales, 1923, par Georges Bénédite, conservateur des antiquités égyptiennes du Louvre, professeur à l'École du Louvre

vendredi 1 juillet 2022

"L'art égyptien ne procède point d'une inspiration librement créatrice" (Wilhelm Lübke - XIXe s.)

temple de Ramsès III - Medinet Habou - photo Marie Grillot

"Pendant plus de trois mille ans la sculpture, compagne fidèle de l'architecture, a couvert l'Égypte de monuments qui ne le cèdent en rien aux œuvres grandioses de la construction. Elle fournit le même spectacle étonnant d'une pratique figée dès sa naissance dans des formes invariables, poursuivie à travers trente siècles sans révolution organique et presque sans modifications. Quelque légères divergences que les investigations modernes aient pu découvrir dans la conception des figures, la sculpture et la peinture sont restées dans l'esprit et dans la lettre, dans leurs rapports intimes, dans leurs types même et leurs modes d'exécution, immobiles et immuables autant que la nature du pays. Ce phénomène frappant résulte de la position dépendante qui leur fut assignée dans l'art égyptien. Soit en effet qu'elles couvrent de tableaux et de bas-reliefs les parois immenses, les colonnes, les plafonds des monuments, soit qu'elles s'adossent aux piliers, qu'elles s'assoient aux portes ou qu'elles trônent dans les sanctuaires, elles sont restées exclusivement et constamment les vassales de l'architecture. (...)
ll est intéressant de constater (...) que les premières œuvres de la statuaire égyptienne, restes antiques du royaume de Memphis, ont un caractère accentué de réalisme. Telles les deux remarquables statues de Prêtres et le Scribe accroupi du Musée du Louvre ; telles les grandes figures assises que Mariette a déterrées au pied de la pyramide de Chéfrem, et données au nouveau musée du Caire. Telle encore et surtout la statue en bois déposée au même musée (...).
Les tendances si réalistes de cet art naissant devaient être les prémisses d'une plastique pleine d'indépendance et de vie. Mais il n'en fut rien. La sculpture égyptienne, née dans le temple avec les hiéroglyphes, resta soumise à l'architecture et à la religion, qui lui imposèrent, l'une, des lignes austères, l'autre, une symbolique rigide. Les prêtres en outre interdirent sévèrement la pratique et même l'étude de l'anatomie ; en sorte que les Égyptiens, bien que familiarisés de longue date avec les formes du corps humain, peu ou point vêtu, furent réduits et astreints de bonne heure à l'emploi d'un canon fixé une fois pour toutes. Ce canon subit à la vérité quelques modifications ; on le vit devenir plus élancé sous les Ptolémées, et plus tard, sous les Romains, dessiner les os et les muscles ; mais ce ne furent que des questions d'écoles, de modes, au milieu desquelles le principe ne varia point. La sculpture égyptienne fut donc assujettie dès le début à deux principes absolus : le sacrifice du détail à l'ensemble et le symbolisme. (...)
La plupart des sculptures égyptiennes en ronde bosse sont colossales. Cela tient d'une part à la grandeur des constructions qu'elles accompagnaient, d'autre part à ce symbolisme naïf, commun à l'enfance de tous les peuples, qui exprime par le développement du signe la grandeur de la chose signifiée. Il n'est pas rare en effet de trouver parmi les allées de sphinx et de colosses, ou les Pharaons assis, des statues hautes de 6 à 9 mètres. Les six colosses dressés devant le petit temple d'lbsamboul mesurent 10 mètres 50 ; les quatre statues de Rhamsès II assises devant le temple principal du même lieu ont 18 mètres. Le Memnon et son frère géant dominent de 21 mètres les ruines de Médinet-Habou, et le sphinx de Memphis s'étend sur une longueur de 42 mètres. Tous ces colosses sont les œuvres d'une observation intelligente, d'une pensée concise et d'un ciseau énergique ; mais la vie leur fait défaut, par ce qu'elles représentent des types et non pas des individualités. À part cela, on peut admirer sans réserve l'étonnante habileté et la patience infatigable qui ont taillé sans aucune défaillance les matériaux les plus durs, marbres, granits, basaltes, et couvert les murs, les piliers, les colonnes, les sarcophages et les obélisques d'hiéroglyphes sans nombre et sans défauts.
Si considérables que soient les œuvres de la statuaire égyptienne, elles disparaissent dans l'étonnante profusion de bas-reliefs qui recouvrent à l'envi les parois de tous les monuments. Cette sculpture, qui forme le complément et à certains égards l'envers de l'art solennel de la ronde-bosse, paraît dès la plus haute antiquité absolument fixée dans ses lois, ses types et ses modes d'expression, a pour objectif l'histoire ou plutôt la chronique de la vie égyptienne, divisée en chapitres distincts correspondant à la nature des espaces décorés. (...)
La composition de ces scènes prouve une fois de plus que l'art égyptien ne procède point d'une inspiration librement créatrice. Encore ne sont-elles pas composées dans le sens propre du terme ; mais elles ont de l'allure, du style même et une sorte de rythme conventionnel qui trouve sa principale expression dans le parallélisme des membres et des mouvements et dans la "répétition". L'observation de ces lois, jointe à une interprétation intelligente et concise de la forme, suffit à les rendre intéressantes et grandes. Mais il est à remarquer que ces images mouvementées de la vie n'ont au fond pas plus de vie réelle que les statues raides et graves de la ronde-bosse. Si la majesté passive de celles-ci n'est que l'expression d'une inertie voulue, l'action multiforme de celles-là ne sait donner que l'idée du mouvement : aux unes comme aux autres il manque encore et toujours cette notion de l'individualité qui peut seule engendrer la vie. C'est ainsi que, sous les apparences les plus actives du mouvement, l'art oriental n'arrive à produire que des images d'immobilité ; que figé dans la pensée et dans le signe, il n'a que des oscillations, des hauts et des bas, mais pas de phases de développement proprement dites. Il ne peut y avoir de développement que lorsqu'une conception nouvelle éclate sous une nouvelle forme."

extrait de Essai de l'histoire de l'art, 1886, de Wilhelm Lübke (1826-1893), traduction par C. Ad Koëlla.
Wilhelm Lübke était un historien de l'art allemand, né à Dortmund. Il a étudié à Bonn et à Berlin ; a été professeur d'architecture à la Bauakademie de Berlin et professeur d'histoire de l'art à l'École polytechnique de Zurich, à l'École polytechnique de Stuttgart et à la Technische Hochschule de Karlsruhe. (source : Wikipedia)

Lorsque "les fouilleurs de tombeaux, les directeurs de musées et les amateurs d'antiquités (auront) à répondre de leurs œuvres", par Mme H. D. -XIXe s.

photo Abdullah Frères

"Une partie de la matinée du 16 fut consacrée au musée d'antiquité qui se trouve provisoirement à Boulaq, le port du Caire. Dans les diverses, salles et vestibules de ce vieux bâtiment, nous sommes de nouveau transportés à plusieurs milliers d'années en arrière, entourés de souvenirs des antiques monarchies égyptiennes. (...)
Devant les traits desséchés d'une jeune femme, je m'arrêtai en me demandant : "Était-elle par hasard une beauté, il y a six mille ans ? Faisait-elle le bonheur d'un mari ? Quel fut son roman ? Ces lèvres ont souri, cette bouche a parlé, ces bras ont peut-être serré un petit enfant sur son cœur !" 
La voix de mon compagnon de voyage vint me distraire de ma rêverie en me criant du fond de la salle : "Viens donc, ne t'arrête pas si longtemps devant chaque momie, ce n'est pas pour la première fois que tu en vois, je pense ; elles sont toutes la même chose !"
Et moi qui les trouvais toutes différentes ; elles exerçaient sur moi une étrange fascination, et tous les autres objets du musée n'avaient à mes yeux qu'un intérêt très secondaire. J'avais pitié de ces pauvres gens, exposés aux regards indiscrets de l'univers entier, eux qui avaient tant désiré rester cachés jusqu'au jour de la résurrection.
Souvent depuis lors, je songe combien ces mêmes corps, si un jour leur âme vient les ranimer, seraient étonnés, en se réveillant de leur long sommeil, de se trouver dans les froids musées de l'Europe, loin de leur pays natal. C'est alors que les fouilleurs de tombeaux, les directeurs de musées et les amateurs d'antiquités auraient à répondre de leurs œuvres !
Nos divinités, nos amulettes, nos bijoux, où sont-ils ? s'écrieront ensemble toutes les momies.
Tel corps, dans le musée britannique de Londres, réclamera son bras, qui se trouve à Paris dans la vitrine d'un antiquaire ; tel autre ne pourra marcher, ses pieds faisant en Allemagne la joie d'un collectionneur, et l'on verra peut-être le désespoir d'un corps dont le crâne est une des curiosités d'un musée bien connu. Il y aura de pauvres âmes qui, après la terrible scène du jugement, ayant été déclarées pures, viendront chercher leurs corps pour s'unir de nouveau à eux ; après de longues recherches, elles finiront par les trouver, mais elles chercheront en vain à les ranimer du souffle de la vie car le scarabée qui leur tenait lieu de cœur a disparu, et fait l'ornement principal du collier d'une grande dame.
Quelles scènes déchirantes il y aura !
Malgré la ferme croyance des Égyptiens à une résurrection en chair et en os, en vue de laquelle ils se sont donné tant de peine pour conserver et pour cacher leurs corps, espérons pour les uns et les autres qu'elle n'aura pas lieu d'une manière aussi matérielle.
À Boulaq, les momies n'ayant plus l'attrait de la nouveauté, je ne fais que les saluer comme de vieilles amies pour porter toute mon attention sur les autres objets de l'antique civilisation égyptienne, qui, depuis notre excursion à Saqqarah, ont pour nous un double intérêt."

extrait de Six semaines bien employées. Souvenir d'un voyage en Orient, 1879, par Madame H. D. (aucune information disponible sur cette auteure)

"L'art égyptien visait avant tout à l'impression de grandeur" (Antoine Salliès)

photo MC

"Il n'est pas surprenant que la vue de cette nature grave, reposée, sévère malgré tout, quoique riante, ait profondément pénétré ceux qui l'avaient constamment sous les yeux. De fait, nulle part peut-être, plus qu'en Égypte, l'influence du milieu ne s'est fait sentir sur l'art ; nulle part l'artiste ne s'est plus inspiré des modèles que lui fournissait la vie extérieure ; nulle part aussi, sa pensée et son sentiment esthétique ne sont plus faciles à saisir.
Régularité des lignes, éclat de la couleur, voilà ce qui frappe avant tout dans la nature égyptienne ; voilà aussi les traits dominants de l'art égyptien. Comment naquit cet art ? Quand ? D'où est sortie la civilisation qui s'est épanouie sur cette terre
privilégiée, et dont les origines se confondent avec celles même de l'humanité ? Ce sont là autant de questions, dont la réponse est encore incertaine, et qu'il faut peut-être renoncer à voir jamais résoudre. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'aussi loin que nous reculions les bornes de l'histoire, par delà les limites de l'horizon que nous sommes habitués à parcourir, à l'heure où les peuples de l'antiquité classique n'étaient pas encore sortis du néant, au temps fabuleux peut-être de la Tour de Babel, quinze siècles avant la guerre de Troie, deux mille ans avant la fondation de Rome, bien longtemps avant Moïse, il y avait dans la vallée du Nil, une société organisée, polie, raffinée, dont les monuments encore debout attestent l'état florissant et la prodigieuse activité, qui possédait déjà la plupart des notions recueillies ou retrouvées plus tard par ceux que nous nommons aujourd'hui les Anciens, et dont personne, si ce n'est les Grecs, n'a jamais dépassé l'éclat. (...)
Les reproches qu'on adresse à la peinture et à la sculpture égyptienne, s'appliquent aussi sans doute à l'architecture et à la statuaire. La plastique en est souvent un peu sommaire ; l'anatomie du corps humain n'y est ni très approfondie, ni très nettement indiquée. Les cariatides drapées, surmontées de coiffures énormes, sont bien massives, avec leurs poses éternellement les mêmes, leurs visages souriants aux traits largement ébauchés. Les colonnes, tantôt formées d'une seule tige, tantôt composées d'une série de tiges réunies en faisceau, invariablement terminées par le calice du lotus épanoui, ou par le bouton épais et ramassé de la même fleur, manquent souvent de grâce, presque toujours de légèreté. Mais j'ai dit que l'art égyptien visait avant tout à l'impression de grandeur. Les lignes en étaient dépourvues de sveltesse, parce que la nature, où il prenait ses modèles, était faite ainsi : pour uniforme qu'il fût, un tel style ne manquait pas de beauté. Le sphinx qui dort depuis 6000 ans au pied des Pyramides, n'a jamais approché, pour la perfection des formes, de la plus vulgaire des figurines grecques, et pourtant il est presque sublime. Cette statue, ou mieux, comme l'a dit Charles Blanc, ce rocher transformé en statue, dont le visage seul atteint des proportions invraisemblables, dont la bouche mesure 2 mèt. 32, l'oreille 1 mèt. 80 de haut, et le nez près de 2 mètres, produit encore, tout mutilé qu'il est, un effet qu'aucune expression ne peut traduire. Qu'on songe à ce que devait être, par exemple, le temple de Karnak, quand la vie circulait au milieu de son vaisseau gigantesque, long de 350 mètres, quand les pointes dorées des obélisques miroitaient au soleil, quand les mâts plantés dans les mâchicoulis des pylônes faisaient flotter leurs banderoles sur l'azur limpide et profond du ciel, quand les barques aux proues sculptées, peintes des plus riches couleurs, évoluaient sur le lac sacré, quand les cortèges fabuleux, dans leur appareil éblouissant, au son des instruments, défilaient à l'ombre des 134 colonnes de sa salle hypostyle, dont les plus grandes, celles de la nef centrale, avec leurs 12 mètres de circonférence et leurs 22 mètres de hauteur, pouvaient porter cent hommes assis à l'aise sur chacun de leurs chapiteaux ! L'art seul était capable de réaliser de semblables merveilles : l'Égypte qu'il avait ébloui, n'en rêva jamais de plus beau. Les princes qui recueillirent la succession des dynasties thébaines, s'attachèrent à le copier servilement, et les monuments que nous retrouvons plus tard, jusqu'à Cléopâtre inclusivement, qu'ils fussent l'œuvre des souverains d'origine persane, ou des rois de la race des Ptolémées, ont tous été inspirés par le même idéal."

extrait de "L'Art égyptien", conférence faite au Cercle de Lyon, le 21 décembre 1891, par Antoine Salliès (1860-1943), conseiller général du Rhône, député du Rhône (1928-1942), avocat à la Cour d'appel de Lyon ; auteur d'ouvrages sur la musique ; membre de l'Académie de Vaucluse ; président de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon et de la Société historique, archéologique et littéraire de Lyon.