mercredi 31 octobre 2018

"Les grands Thébains ont mérité que leur capitale occupe, pendant trente siècles de l'histoire du monde, une place de premier plan" (Jean Capart, Marcelle Werbrouck)

photo Gaddis, extraite de l'ouvrage de J. Capart et M. Werbrouck
"Maintenant que nous avons parcouru, en les interrogeant, tous les monuments de Thèbes, retournons à ce pylône de Karnak où nous étions montés à la tombée du soir. C'était à la fin de notre première visite du grand temple d'Amon. Et, tandis que les ruines se laissaient progressivement envahir par les ombres, une pensée presque lancinante s'implantait dans notre esprit : "Quels étaient donc ces hommes qui construisaient de tels monuments ?"
Revenus au même endroit, nous ne regardons plus le temple comme une énigme ; il nous paraît, au contraire, la synthèse normale de cette puissante civilisation. Les grands Thébains ont mérité que leur capitale occupe, pendant trente siècles de l'histoire du monde, une place de premier plan. 
Pouvons-nous accepter quelques instants cette doctrine égyptienne suivant laquelle les âmes désincarnées restent attachées aux statues, aux figures gravée sur les murailles ? En ce cas, il existerait peu d'endroits au monde où se retrouverait une telle congrégation d'esprits. Ces glorieux pharaons, ces grands personnages, ces riches bourgeois, ces simples ouvriers que nous avons vus à leurs occupations journalières sont tous là, réunis encore, attachés à ces ruines qui les empêchent de s'évanouir dans le néant. 
Si d'autres points de l'univers produisent sur le visiteur une impression analogue par la succession de grands événements qu'ils évoquent, il n'en est guère où la reconstitution du passé soit plus complète ; car la plupart des ruines célèbres sont muettes. À Thèbes, au contraire, les monuments sont couverts de textes ; des millions d'hiéroglyphes s'étalent partout, en plein soleil sur le mur des temples, dans l'obscurité la plus profonde au cœur des hypogées. Il suffit de les faire parler. Mais, pendant longtemps, après les catastrophes au milieu desquelles la civilisation égyptienne avait sombré, après l'oubli pendant des siècles, de toute tradition, cela parut impossible aux forces humaines. 
Un labeur considérable rendit possible l'éclair de génie par lequel Champollion trouva la clef du mystère. Le 14 septembre 1822, au moment où il comprenait enfin le mécanisme des hiéroglyphes, Champollion restituait à l'humanité ses premières annales qui, sans lui, seraient peut-être restées illisibles. Grâce lui, les ruines ont rompu leur long silence ; nous pouvons écouter ces innombrables voix du passé qui s'élèvent comme un chœur sur les rives du Nil.
Nous entendons les paroles divines avec la solennité des oracles, nous recueillons l'écho des discours des pharaons ; les scribes vantent les bienfaits dont les grands rois ont comblé les dieux et leurs sujets. Ces hautes clameurs c'est le récit des expéditions étrangères, l’énumération des villes vaincues, le dénombrement des tributs payés par les étrangers à la capitale. Nous surprenons les Thébains chez eux, au milieu de leurs fêtes, nous écoutons les chants des harpistes. Même le langage des classes populaires arrive jusqu’à nous, avec les plaisanteries et les joyeuses réparties des ouvriers au travail.
Toutes ces voix s'élèvent simultanées ; à certains moments nous ne savons lesquelles sont les plus importantes. Il faudrait des appareils spéciaux permettant de les dissocier du grand ensemble.
Champollion a trouvé le "détecteur", pour accorder nos appareils ; nous devons découvrir "les longueurs d’ondes", en apprenant les particularités de chaque époque, le sens divers que les mots ont pris au cours du long développement de la langue égyptienne."
 

extrait de Thèbes, 1925, par Jean Capart (1877-1947), égyptologue belge) et Marcelle Werbrouck (1889-1959), égyptologue belge

mardi 30 octobre 2018

La statue de Khéphren au musée du Caire : "Rarement la majesté royale a été rendue avec autant de largeur" (Gaston Maspero)

statue de Khéphren - musée du Caire
"Il y a toujours, dans les œuvres les plus achevées des thinites, un je ne sais quoi de guindé et d'anguleux : les artistes memphites que les Pharaons appelèrent dans les ateliers royaux y perdirent vite leur gaucherie, mais conservant la tendance à la rondeur qui perce dans leurs productions premières, ils se firent une touche grasse et souple qui les distingua de leurs maîtres. Ils eurent, ainsi que la loi religieuse les y contraignait, le souci de la vérité matérielle ; toutefois ils ne se refusèrent pas la faculté d'idéaliser les traits de leurs modèles autant qu'il était compatible avec les nécessités de la ressemblance.
Ils atténuèrent délicatement certaines courbes du menton ou du nez qui leur semblaient disgracieuses ; ils remplirent les joues, ils évitèrent de trop enfoncer l'œil dans l'orbite, ils abaissèrent légèrement les épaules, et ils adoucirent la saillie des muscles sur les bras ou sur les jambes comme sur le buste. Les meilleurs d'entre eux réussirent ainsi à composer des statues ou des groupes d’une facture harmonieuse et noble, où l'énergie ne manquait pas à l'occasion. Leurs qualités éclatent dès le milieu de la IVe Dynastie, dans l'admirable série d'effigies royales que possède le Musée du Caire.
Le grand Chéphrên, que Manette découvrit en 1859 au temple du Sphinx, est en diorite, substance ingrate s'il en fut, mais qui a été attaquée avec tant de hardiesse qu'elle paraît avoir perdu sa dureté ! Pas plus que la plupart des statues en pierre sombre, granit noir et rouge ou brèche verte, elle n'avait été peinte entièrement : seuls certaines parties de la face, les yeux, les narines, les lèvres, et certains détails du costume avaient été rehaussés de rouge et de blanc. Le poli et la multiplicité des glacis qu'il détermine masquent donc un peu le modèle : il faut l'étudier longtemps et sous des lumières très diverses pour en percevoir la perfection et la simplification savante. Et que dire de la façon dont il est posé sur son fauteuil à dossier bas, et dont l'épervier perché derrière lui étend les ailes pour lui abriter la tête et le cou ? Rarement la majesté royale a été rendue avec autant de largeur. Le sculpteur, tout en reproduisant avec fidélité les traits du Pharaon particulier qui régnait alors, a réussi à en dégager l'idée de la souveraineté même : ce n'est pas seulement Chéphrên qu'il évoque à nos yeux, c'est Pharaon en général."

extrait de Égypte, 1912, par Gaston Maspero (1846-1916), égyptologue français, professeur au Collège de France (1874), membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1883), successeur de Mariette, en janvier 1881, à la direction du Service des antiquités égyptiennes et du musée d’Archéologie égyptienne de Boulaq.

lundi 29 octobre 2018

"Sakkarah est assurément un des lieux les plus captivants d'Égypte" (Mohammed Zakaria Goneim)

 
auteur et date de ce cliché non mentionnés

"Pour quiconque s'intéresse aux temps anciens, Sakkarah est assurément un des lieux les plus captivants d'Égypte ; aussi est-il très regrettable que la plupart des visiteurs qui s'arrêtent aux pyramides de Gizeh ne fassent jamais un détour de quelques kilomètres vers le sud pour voir la plus grande nécropole des rois memphites. 

Imaginons qu'après avoir admiré la Grande Pyramide, nous revenions vers la route pour prendre ensuite la direction de Sakkarah, en suivant le plateau désert qui s'allonge sur notre droite. Tandis que la voiture cahote le long d'une route étroite, on croise des gens qui, çà et là, vaquent à leurs occupations. Ici, un homme conduit une charrue tirée par deux vaches attelées au même joug ; là, un autre en longue robe, coiffé d'un turban blanc, se penche sur un primitif appareil qui amène l'eau d'un canal à l'autre. Ce spectacle est presque resté le même depuis le temps des constructeurs de pyramides. On retrouve des scènes identiques sur les peintures ou les sculptures des tombeaux. 
Une vallée plate et verdoyante s'étale à notre gauche, ponctuée du vert plus sombre des palmiers. Sur le fond de l'horizon, au-delà du fleuve, s'élèvent les falaises des confins du désert oriental ; là sont les carrières où les constructeurs trouvaient leur matériau. À droite, à quelques centaines de mètres en avant, se profile un groupe de pyramides, celui des "Abousir", bâti par quatre rois de la Ve dynastie, Neferefra, Nieuserra, Neferirkara et  Sahura. À peine ont-elles disparu derrière nous que la pyramide à degrés de Djeser apparaît, puis d'autres à gauche, tandis que, semblable à un géant dans le lointain, l'énorme construction de Snefrou à Dahchour élève sa masse presque aussi imposante que celle de Chéphren. 
Bientôt, les terres cultivées sont dépassées et les roues de l'automobile ne sillonnent plus qu'un sable léger. Tout le long de la piste, des trouées profondes ou des monticules de poteries témoignent d'un siècle d'excavations. Car la nécro- pole de Sakkarah est l'un des sites les plus fouillés d'Égypte. Après avoir quitté la voiture, on s'avance tant bien que mal dans le sable mou, à travers un vent froid qui balaye le ras du sol. Vers l'ouest s'étend un désert aussi stérile et désolé qu'au temps des pharaons. En bordure, l'imposante pyramide de Djeser oblige à s'arrêter. Ce monument est aussi la première des grandes constructions de pierre existant au monde."
 

extrait de La Pyramide ensevelie, 1957 (traduction par Françoise Noël), de l'archéologue égyptien Mohammed Zakaria Goneim (1905-1959) qui a découvert en 1951 à Saqqarah, près du Caire, une pyramide identifiée comme celle de Sekhemkhet, quatrième souverain de la IIIe dynastie (2780-2720). 

dimanche 28 octobre 2018

La statue du Sphinx "indique la grandeur d'un art arrivé à la possession de tous ses moyens" (guide des Chemins de fer de l'État égyptien)

photo datée de 1900 - auteur non mentionné
"À gauche de Ména on suit sur la colline un chemin tournant qui conduit aux Pyramides. Le voyageur est frappé de la grandeur de ces monuments restés immuables au milieu des siècles. Leur grande masse dépouillée de leurs anciens revêtements, excepté pour la deuxième où on en voit encore une partie, est fort imposante. Ce sont des monuments d'un aspect un peu rude, car le temps, malgré tout, a fait son œuvre de destruction, mais ils laissent un souvenir in oubliable. 
Le Sphinx est encore plus impressionnant avec son regard extatique sondant les profondeurs de la voûte céleste, semblant chaque matin contempler le lever du soleil. On ne sait pas exactement son âge ; cependant dans un travail récent très documenté, Monsieur Daressy, le savant conservateur du Musée du Caire, lui attribue 5500 ans environ. II existait déjà quand Kephren construisit sa pyramide. 
Ce qui est certain, c'est que Thoutmès IV le fit désensabler après un ordre qui lui fut donné en rêve. Une stèle nous apprend que la Princesse Honitsen, fille de Chéops, le constructeur de la Grande Pyramide, vit de son temps un temple construit tout au près. 
Cette colossale statue monolithe est actuellement mutilée. Les anciens auteurs arabes en parlent comme d'une figure étrangement belle, et nous les croyons sans peine, car, malgré ses mutilations, elle donne une des impressions d'art les plus fortes qu'un homme puisse ressentir. C'est certainement un des monuments les plus anciens du monde, indiquant la grandeur d'un art arrivé à la possession de tous ses moyens. Nous devons nous incliner devant la beauté de ces vestiges des anciennes civilisations. 
Le petit temple en granit qui se trouve à une courte distance au sud-est du Sphinx est connu sous le nom de "Temple du Sphinx". On dit qu'il a été le sanctuaire de Sokaris Osiris. Il est très ancien et offre un intérêt considérable, pour les égyptologues. Il est formé de grands blocs de granit si parfaitement juxtaposés entre eux qu'on ne pourrait passer une aiguille dans les joints."


extrait de Comment visiter l'Égypte, 1911, par un groupe de fonctionnaires des Chemins de fer de l'État égyptien

samedi 27 octobre 2018

"L'orgueil d'un luxe inutile" : Volney, à propos des monuments égyptiens

Tombeau de Volney, cimetière du Père Lachaise (division 41), Paris.
Photo de Marc Baronnet (source : Wikipédia Commons)
"La main du temps, et plus encore celle des hommes, qui ont ravagé tous les monuments de l'antiquité, n'ont rien pu jusqu'ici contre les pyramides. La solidité de leur construction et l'énormité de leur masse les ont garanties de toute atteinte, et semblent leur assurer une durée éternelle. Les voyageurs en parlent tous avec enthousiasme, et cet enthousiasme n'est point exagéré. L'on commence à voir ces montagnes factices, dix lieues avant d'y arriver. Elles semblent s'éloigner à mesure qu'on s'en approche ; on en est encore à une lieue, et déjà elles dominent tellement sur la terre qu'on croit être à leur pied ; enfin l'on y touche, et rien ne peut exprimer la variété des sensations qu'on y éprouve : la hauteur de leur sommet, la rapidité de leur pente, l'ampleur de leur surface, le poids de leur assiette, la mémoire des temps qu'elles rappellent, le calcul du travail qu'elles ont coûté, l'idée que ces immenses rochers sont l'ouvrage de l'homme si petit et si faible, qui rampe à leurs pieds ; tout saisit à la fois le cœur et l'esprit d'étonnement, de terreur, d'humiliation, d'admiration, de respect ; mais, il faut l'avouer, un autre sentiment succède à ce premier transport. Après avoir pris une si grande opinion de la puissance de l'homme, quand on vient à méditer l'objet de son emploi, on ne jette plus qu'un œil de regret sur son ouvrage ; on s'afflige de penser que pour construire un vain tombeau, il a fallu tourmenter vingt ans une nation entière ; on gémit sur la foule d'injustices et de vexations qu'ont dû coûter les corvées onéreuses et du transport, et de la coupe, et de l'entassement de tant de matériaux. On s'indigne contre l'extravagance des despotes qui ont commandé ces barbares ouvrages : ce sentiment revient plus d'une fois en parcourant les monuments de l'Égypte ; ces labyrinthes, ces temples, ces pyramides, dans leur massive structure, attestent bien moins le génie d'un peuple opulent et ami des arts, que la servitude d'une nation tourmentée par le caprice de ses maîtres. Alors on pardonne à l'avarice, qui, violant leurs tombeaux, a frustré leur espoir : on en accorde moins de pitié à ces ruines ; et tandis que l'amateur des arts s'indigne dans Alexandrie, de voir scier les colonnes des palais, pour en faire des meules de moulin, le philosophe, après cette première émotion que cause la perte de toute belle chose, ne peut s'empêcher de sourire à la justice secrète du sort, qui rend au peuple ce qui lui coûta tant de peines, et qui soumet au plus humble de ses besoins, l'orgueil d'un luxe inutile." 


extrait de Voyage en Égypte et en Syrie pendant les années 1783, 1784 et 1785, par Constantin-François Chassebœuf de La Giraudais, comte Volney, dit Volney (1757-1820), membre de l'Institut

Description de l'Égypte, par Amrou Ibn el-'Âs, qui dirigea la conquête musulmane de ce pays en 640

village au bord du Nil - photo datée de 1880 (auteur non mentionné)

Omar Ibn al-Khattâb :
"Ô Amrou, fils d’el-'Âs, ce que je désire de toi, à la réception de cette lettre, c’est que tu me fasses de l'Égypte une peinture assez exacte et assez vive pour que je puisse m'imaginer voir de mes propres yeux cette belle contrée. Salut."

Amrou Ibn al-'Âs :
"Ô prince des fidèles ! peins-toi un désert aride, et une campagne magnifique au milieu de deux montagnes, dont l'une a la forme d’une colline de sable, et l’autre du ventre d’un cheval étique ou du dos d’un chameau : voilà l'Égypte ! Toutes ses productions et toutes ses richesses, depuis Asouan (Syène) jusqu’à Menchâ, viennent d'un fleuve béni qui coule avec majesté au milieu d'elle. 
Le moment de la crue et de la retraite de ses eaux est aussi réglé que le cours du soleil et de la lune ; il y a une époque fixe dans l’année où toutes les sources de l'univers viennent payer à ce roi des fleuves le tribut auquel la Providence les a assujetties envers lui. Alors les eaux augmentent, sortent de son lit, et couvrent toute la face de l'Égypte pour y déposer un limon productif. Il n'y a plus de communication d’un village à l’autre, que par le moyen de barques légères, aussi nombreuses que les feuilles de palmier.
Lorsqu’ensuite arrive le moment où ses eaux cessent d'être nécessaires à la fertilité du sol, ce fleuve docile rentre dans les bornes que le destin lui a prescrites, pour laisser recueillir le trésor qu’il a caché dans le sein de la terre.
Un peuple protégé du ciel, et qui comme l'abeille ne semble destiné qu'à travailler pour les autres, sans profiter lui-même du prix de ses sueurs, ouvre légèrement les entrailles de la terre, et y dépose des semences dont il attend la fécondité du bienfait de cet être qui fait croître et mûrir les moissons. Le germe se développe, la tige s'élève, l'épi se forme par le secours d’une rosée qui supplée aux pluies, et qui entretient le suc nourricier dont le sol est imbu. À la plus abondante récolte succède tout à coup la stérilité. 

C’est ainsi, ô prince des fidèles ! que l'Égypte offre tour à tour l'image d'un désert poudreux, d’une plaine liquide et argentée, d'un marécage noir et limoneux, d’une prairie verte et ondoyante, d'un parterre orné de fleurs variées, et d’un guéret couvert de moissons jaunissantes : béni soit le créateur de tant de merveilles !
Trois choses, ô prince des fidèles ! contribuent essentiellement à la prospérité de l'Égypte et au bonheur de ses habitants. La première, de ne point adopter légèrement des projets inventés par l’avidité fiscale, et tendant à accroître l'impôt ; la seconde, d'employer le tiers des revenus à l'entretien des canaux, des ponts et des digues ; la troisième, de ne lever l'impôt qu'en nature, sur les fruits que la terre produit. Salut."

Correspondance entre le khalife Omar Ibn al-Khattâb, compagnon du prophète Mahomet et Amrou Ibn al-'Âs, "capitaine de l'islamisme" (mort en 42 de l'hégire (662-663), qui dirigea la conquête d'Alexandrie et fit creuser un canal joignant la mer Rouge à la Méditerranée.
Texte repris par Constantin-François de Chasseboeuf Volney, dans Voyage en Égypte et en Syrie pendant les années 1783, 1784 et 1785




vendredi 26 octobre 2018

Le Caire, à la fin du XIXe siècle, par Lucien Trotignon

 
Le Caire - photo datée de 1885 - auteur mon mentionné
"Deux villes existent au Caire, bien distinctes. La ville arabe, la seule intéressante, très curieuse encore malgré sa décrépitude, peut-être même un peu à cause de cela. La ville européenne, moderne et banale, agrandie surtout par le khédive Ismaïl. De celle-ci pas grand bien à dire. Sa première attraction, c'est l'Ezbékyeh. Un jardin public, superbe jadis, paraît-il, dans le désordre de sa végétation luxuriante, et devenu aujourd'hui un vulgaire square, peigné, ratissé, tiré au cordeau, un parfait modèle du genre.
On y voit des grottes artificielles, un kiosque à musique, des cafés, un atelier de photographe, et d'ignobles aloès en zinc peinturlurés d'où émergent des becs de gaz. Ces aloès en zinc sont assez la caractéristique du goût égyptien contemporain.
Le jour de mon arrivée, j'aperçus en passant une musique militaire qui s'installait sous le kiosque. J'attendis son premier morceau. Elle joua En R'venant de la Revue !
De l'Ezbékyeh jusqu'au Nil s'étend le quartier aristocratique, la plaine Monceau du Caire ; de longues avenues bordées d'arbres, de grandes maisons qui s'isolent au fond de jardins invisibles, deux par deux pour la plupart, l'une réservée au maître, le sélamlik, l'autre pour les femmes et les enfants, le harem. Beaucoup sont construites à l'italienne, comme à Alexandrie.
Au lieu de copier le vieux style indigène, au lieu de s'inspirer de cette belle architecture sarrazine, pure et sévère, si parfaitement logique avec les mœurs et le climat du pays, on a voulu faire moderne, à l'instar de l'Europe, toujours. D'ailleurs, il faut le dire une fois pour toutes, l'art, dans l'Égypte actuelle, est absolument lettre morte. On en trouve à chaque pas de tristes exemples.
Une visite aux bazars va nous ramener en Orient. Ils forment à peu près la moitié du quartier arabe.
Ce sont des ruelles étroites et tortueuses, se croisant, se mêlant, s'enchevêtrant parfois en un dédale inextricable, quelques-unes entièrement couvertes, les autres abritées de distance en distance par des auvents qui se rejoignent par des
toiles tendues, par des paillassons qui tamisent la lumière et entretiennent la fraîcheur.
Là, dans un demi-jour mystérieux, au fond des boutiques minuscules, toutes pareilles et séparées par une simple cloison, les marchands se tiennent accroupis, majestueux et graves, savourant béatement leur narghileh et attendant les acheteurs ; les ouvriers travaillent, silencieux, entourés de leurs apprentis, des gamins à la mine éveillée et aux grands yeux noirs. Ils sont tous rangés par corporation. Chaque métier, chaque commerce occupe ses rues spéciales, un peu au hasard et sans ordre apparent. (...)

On ne peut parcourir les bazars sans être appelé et racolé fréquemment par les marchands. Veut-on acheter quelque bibelot, ils s'empressent avec de grands salamalecs, vous  font asseoir devant leur boutique, vous apportent une tasse de café et commencent par demander un prix exorbitant, quatre ou cinq fois la valeur de l'objet. Il faut discuter, se débattre, au besoin revenir deux ou trois fois, et l'affaire se conclut après des pourparlers interminables."
 


extrait de En Égypte : notes de voyage, 1890, par Lucien Trotignon (1860-19..)