mercredi 30 janvier 2019

"On ne peut se former qu’une idée bien imparfaite de l’étendue immense des ruines de Thèbes" (Giovanni Battista Belzoni)

Philibert-Louis Debucourt, "Ruines du Temple de Carnak à Thèbes"
"Nous continuâmes notre voyage et nous arrivâmes le 21 au soir à Gamola. Le 22, nous aperçûmes, pour la première fois, les ruines de la Grande-Thèbes, et nous débarquâmes à Louxor. Je ferai observer, d’abord, qu’on ne peut se former qu’une idée bien imparfaite de l’étendue immense des ruines de Thèbes, même d’après les descriptions des voyageurs les plus exacts et les plus habiles. Il est absolument impossible de s’imaginer un aspect aussi imposant, sans l’avoir eu sous les yeux ; et les plus grands modèles de notre architecture moderne ne sauraient nous faire concevoir ces formes, ces proportions, ces masses colossales. 
En approchant des ruines, il me semblait que j’entrais dans une ancienne ville de géants, qui n'avaient laissé que ces temples pour donner à la postérité une preuve de leur existence. Ces longues propylées décorées de deux obélisques et de statues colossales, cette forêt de colonnes énormes, ce grand nombre de salles qui environnent le sanctuaire, ces beaux ornements qui couvrent de tous côtés les murs et les colonnes, et qui ont été décrits par M. Hamilton ; tout cela est un sujet de stupeur pour l'Européen conduit au milieu de ces débris immenses, qui, au nord de Thèbes, dominent, comme de vieilles tours, un bois de palmiers. 
Des restes de temples, des colonnes, des colosses, des sphinx, des portails, enfin des débris d’architecture et de sculpture sans nombre, couvrent le sol à perte de vue. Leur variété infinie décourage le voyageur qui voudrait en décrire l’ensemble. Sur le bord occidental même du Nil , ces antiques merveilles se prolongent sur un espace considérable.  
De ce côté, les temples de Gournah, Memnonium et Medinet-Abou, attestent, par le grandiose de leur architecture, qu’ils ont fait partie de la grande cité, à laquelle ont appartenu aussi ces belles figures colossales qui sont encore debout dans les plaines de Thèbes, ces tombes nombreuses, taillées dans le roc, et celles de la grande vallée des rois, décorées de peintures et sculptures, et renfermant des sarcophages et des momies. 
Une réflexion frappe l’étranger au milieu de cette cité déserte : comment se fait-il qu’un peuple, qui semble avoir bâti pour l’éternité, ait disparu de la terre sans laisser à la postérité le secret de sa langue et de son écriture ?
Après avoir jeté un coup d’œil rapide sur Louxor et Carnak, où ma curiosité m’avait conduit immédiatement après mon débarquement, je traversai le Nil pour me rendre sur la rive gauche et je me dirigeai en droite ligne sur le Memnonium. En passant devant les deux figures colossales qui s’élèvent dans la plaine, je payai à ces monuments gigantesques, mais mutilés, un tribut d’admiration ; le premier objet que j’aperçus ensuite, ce fut le Memnonium même. Élevé au-dessus de la plaine, cet édifice n’est point atteint par les débordements annuels du Nil ; les eaux du fleuve n’arrivent qu’aux propylées, dont la situation est beaucoup plus basse que celle du temple. Il faut que le lit du Nil se soit fort exhaussé depuis que le Memnonium a été construit, puisqu’il n’est pas vraisemblable que les Égyptiens aient voulu exposer aux inondations les propylées qui servaient d’entrée au temple, et les rendre par conséquent impraticables pendant les débordements. 

D’autres preuves fortifient la probabilité de cette conjecture (...). Les assemblages des colonnes, et les tombes creusées dans les rochers qui s’élèvent derrière l’édifice excitèrent en moi un nouvel étonnement, par la singularité de leur aspect. En approchant des ruines, mes regards rencontrèrent le colosse représentant ou Memnon ou Sesostris, ou Osymandias, ou Phaménoph, ou peut-être quelque autre roi d'Égypte ; car les opinions sur cette statue varient tellement qu’à force d’avoir reçu des noms, elle n’en a pas du tout.
On peut seulement présumer que c’était une des statues les plus vénérées des Égyptiens ; car autrement on n’aurait pas transporté d’Assouan à Thèbes un bloc de granite semblable, plus difficile à déplacer que la colonne de Pompée à Alexandrie."


extrait de Voyages en Égypte et en Nubie... suivis d'un voyage sur la côte de la Mer Rouge et à l'oasis de Jupiter Ammon, 1821, par Giovanni Battista Belzoni (1778 - 1823), explorateur et égyptologue italien.

lundi 28 janvier 2019

"Quel chef-d’œuvre que cette chambre intérieure de la grande pyramide !" (Ernest Renan)

photo extraite de kheops-project.com
"La pyramide n’est autre chose que la "maison éternelle" des rois ou des personnes de la famille royale. Toutes les particularités en apparence bizarres et parfois encore inexpliquées de ces dernières constructions n’ont qu’un but, dissimuler soigneusement la place du cadavre, créer une chambre introuvable où le corps attende en repos le jour de la résurrection. De là ces entrées habilement bouchées et qu’on a soin de ne jamais placer au milieu des faces du monument, de là ces couloirs intérieurs remplis de blocs, ces ruses, ces efforts pour dépister le profanateur et l’éloigner de la cellule royale, ces échappées en forme de puits, ménagées afin de faire sortir les ouvriers qui avaient travaillé au dedans à combler les couloirs. 
Les précautions étaient si bien prises, que, pour la grande pyramide, la chambre de Chéops n’a été trouvée que sous le kalife Mamoun. Chéops y a donc reposé en paix, selon son désir, plus de cinq mille ans. Tout ici respire en effet la haute antiquité, tout est simple, fort, naïf, exagéré quant au choix des moyens, scrupuleux dans l’exécution. 
Quel chef-d’œuvre que cette chambre intérieure de la grande pyramide ! Le poli et le jointoiement des blocs de granit rose qui lui servent de revêtement ne le cèdent en rien aux ouvrages les plus parfaits de l’antiquité. Malgré l’épouvantable poids que porte cette chambre, elle n’a pas fléchi d’un millimètre ; le fil à plomb n’y accuse pas la moindre déviation. Pas un ornement ; la beauté n’est demandée qu’à la seule perfection de l’exécution. 
Sincérité absolue ; nul ne devait entrer dans cette chambre ; tout le soin qu’on a pris de la construction est uniquement par respect pour le mort. Au milieu de la chambre est le sarcophage en granit, colossal, sans aucun ornement. La partie conservée du revêtement de la seconde pyramide porte également le cachet d’un art primitif, ne donnant rien à l’ostentation ni à l’apparence, supposant un sérieux parfait, ne trichant ni avec Dieu ni avec les morts."

extrait de "Les Antiquités égyptiennes et les Fouilles de M. Mariette, souvenirs de mon voyage en Égypte", par Ernest Renan (1823 - 1892), écrivain, philologue, philosophe et historien français, in Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 56, 1865

vendredi 18 janvier 2019

"Ils trônent en silence, étrangers au jour qui passe, étrangers à notre monde, absorbés dans l'éternel" (André Chevrillon, à propos des Colosses de Memnon)

ancienne carte postale
"Peu à peu, les colosses ont grandi, et ils surgissent maintenant, assis sur leurs sièges de pierre, et leur masse énorme nous accable. Autour deux, on ne voit plus le paysage. Eux seuls sont là, profilés très haut sur le ciel, effaçant, abolissant tout par leur présence, terribles à force d'impassibilité mystérieuse. Jaunis, rendus rugueux par l'âge, exactement de la même couleur dorée que la montagne sur laquelle leurs genoux se détachent, on dirait qu'ils en sont un morceau, un morceau qui aurait pris les formes de la vie, mais sans souplesse encore, réduit à des lignes droites, simple de la simplicité pesante du monolithe, ayant gardé l'indifférence, la fixité morne et dure, le silence, la grandeur accablante et nue de l'éternelle matière. Un fellah grimpe sur l'un des piédestaux ; il s'appuie au pied du monstre, et sa tête ne dépasse point le niveau de la cheville. 
Mais, plus encore que la masse, ce qui saisit comme une chose religieuse pleine d'un sens caché que l'on ne comprend pas, c'est la similitude absolue de ces attitudes imperturbables, ce dédoublement, pour ainsi dire, du même être colossal. Ils sont deux, et par là l'impression de majesté suprême n'est pas seulement multipliée : elle s'approfondit de mystère. Il y a quelque chose de significatif qui trouble dans cette répétition voulue du même geste immobilisé. Geste simple de repos jusqu'à la fin des temps. Sur leurs sièges de pierre, ils trônent, les Amenhoteps, face à l'orient, les deux torses dressés tout droits, les deux pschents retombant sur les épaules, les quatre bras venant poser avec le même angle du coude sur les quatre genoux que les mains couvrent, étendues, tranquilles pour toujours ; et les quatre jambes descendent à terre, en lignes parallèles, simplement verticales. Ils trônent en silence, étrangers au jour qui passe, étrangers à notre monde, absorbés dans l'éternel. Leurs figures sont mutilées ; ils n'ont plus d'yeux, et pourtant ils regardent encore, d'un regard fixe, tendu au-dessus de nos têtes, comme le rigide rayon d'un phare passe dans le ciel au-dessus des régions trop voisines, - d'un regard qui ne voit pas la verte plaine, ni le fleuve, ni la riche vallée, ni rien des apparences vivantes qui s'y poursuivent, mais qui s'élance, inflexible, vers le monde immuable du désert, et ne se pose que très loin, sur les montagnes, sur les triangles roses, d'où Râ, leur père, leur semblable, le Soleil auguste, revient jaillir tous les matins."

extrait de Terres mortes : Thébaïde, Judée, par André Chevrillon (1864-1957), neveu d’Hippolyte Taine par sa mère, grand voyageur, collaborateur à La Revue des deux mondes, élu à l’Académie française le 3 juin 1920

lundi 7 janvier 2019

"L'Égypte est entrée la première dans la voie de la nudité artistique" (Léon et Jacques Heuzey)


Une reine ou une déesse - IIIe siècle av. J.-C.  - diorite -  musée du Louvre
Le costume égyptien
"Le caractère principal du costume consiste dans l'emploi dominant, souvent même exclusif, des étoffes fabriquées avec des matières végétales, surtout avec le lin, que sa légèreté, sa fraîcheur et la facilité des lavages rendaient cher à ce peuple pour qui la propreté était une vertu , et comme une partie de la pureté. Les tissus de laine, au contraire, étaient considérés comme impurs, par un préjugé qui tient sans doute au culte des animaux, et dont on peut encore aujourd'hui constater la puissance sur les populations de l’Inde. 
Même au temps d'Hérodote, le formalisme égyptien ne tolérait la laine que pour les manteaux : encore l'usage en était-il strictement interdit aussi bien dans les temples que dans les tombeaux. Les prêtres poussaient le scrupule jusqu'à porter des sandales, non de cuir, mais de papyrus. Le luxe était dans la finesse des toiles de lin, mousselines parfois presque impalpables comme celles qui parviennent jusqu’à nous dans les trousseaux des momies.
Ces étoffes étaient blanches. L'habileté des ouvriers à tisser l'or et les couleurs ne se montre que dans la fabrication des ceintures, des écharpes, qui tranchaient sur la valeur de l’ensemble. Ainsi les habitants de l'Égypte, longtemps avant les Grecs et les Romains, attribuaient à la couleur blanche un caractère sacré : ils ne croyaient pouvoir mieux montrer leur supériorité sur les Asiatiques que par cette simplicité immaculée qui revêtait la nation tout entière du symbole de la pureté.
Une autre observation générale, c’est que le costume ne répond pas, en Égypte, à un besoin aiguisé par la rigueur du climat. Plus près de la rude éducation primitive, l'Égyptien a, comme le nègre, la peau endurcie aux ardeurs du soleil tropical ; l'instinct de la décence l’amène, seul, à se couvrir en partie le corps. L'habitude de cette nudité presque complète fit que le nu tint toujours une grande place dans les ajustements, même les plus compliqués, du costume égyptien, et y resta la principale expression de la beauté humaine. De là une prédilection marquée pour les étoffes diaphanes qui laissent transparaître autant que possible la coloration des chairs. On peut dire que l'Égypte est entrée la première dans cette voie de la nudité artistique qui, plus tard, a exercé sur l’art grec une si profonde influence."


extrait de Histoire du costume dans l'antiquité classique. L'Orient, 1935, par Léon Heuze et son petit-fils, Jacques Heuzey
(1896-1986), licencié es lettres, historien
Léon Heuzey était un archéologue français, membre de l'Académie des beaux-arts, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres et de l'École française d'Athènes ; directeur du Département des antiquités orientales du Louvre.

Le Caire et ses bazars, par Édouard Schuré

The Carpet Bazaar, Cairo, by William James Müller (1812–1845)

"Laissons-nous pousser par le torrent jusqu'aux entrailles mêmes de la cité africaine, dans le labyrinthe des bazars. Par les interstices de nattes tendues entre les toits, un jour louche glisse en des ruelles tortueuses, tapissées de petites boutiques qui regorgent de tous les luxes de l'Orient.
Ici s'ouvrent de grands magasins de meubles sculptés et incrustés de nacre avec un papillotement de lumière blanche : là étincellent les cuivres ouvragés, plateaux, vases, aiguières ; d'énormes et innombrables lampes en bronze forgé et ajouré pendent du plafond comme des encorbellements de mosquées ; les brûle-parfums se dressent comme des minarets évoquant un rêve d’Alhambra, pendant que les ouvriers travaillent au fond des ateliers et que des centaines de marteaux battent le métal. Les marchands de tapis sont les grands seigneurs de céans et vous reçoivent avec une politesse pleine de dignité dans leurs salons aux vastes divans tendus de haut en bas des merveilles de Smyrne, de la Perse et du Cachemire.
Vous continuez votre promenade, ébloui, inquiété par toute cette fantasmagorie de l'art décoratif. Voici les laines entassées et les soies ruisselantes. Dans la ruelle, les vendeurs déroulent sous vos yeux des écharpes tentatrices. Un regard donné au marchand ou à la marchandise, et vous êtes perdu : ils vous barrent le passage, vous drapent et vous coiffent de leurs richesses avec des regards enjôleurs et des sourires d’admiration, pendant qu'un petit gamin sorti de terre vous présente une tasse bouillante du plus exquis café arabe. Si vous n'êtes un manant, vous achèterez la douzaine. Sous les tarbouchs et les turbans de tous ces marchands indolemment accroupis dans le demi-jour de leur boutique, il y a des yeux qui vous guettent comme une proie ; vous êtes la mouche qui passe entre ces toiles d’araignée. On longe des montagnes de selles arabes, des portiques de pantoufles aux formes les plus extravagantes. Quelquefois, sur un sordide monceau de bric-à-brac, des foulards précieux se mêlent à d'ignobles loques, et des gravures parisiennes de 1830 moisissent sur des icônes byzantines. Sous le flamboiement farouche des trophées de fusils, de poignards, de lames incrustées de pierres précieuses, s'ébauche une vision rapide de toute l'épopée sarrasine ; sous le frôlement des dentelles, des zibelines, des plumes d'autruche, le souffle tiède des harems vous effleure la joue. Puis, des fleuves de parfums vous suffoquent : musc, santal, benjoin et gingembre. Et le marchand criera : "Fleurs de henné parfums du paradis !" Celui d'en face agitera un flacon d'huile de rose en disant : "La rose était une épine, elle a fleuri de la sueur du Prophète !" Et ce sera parmi les fruitiers voisins un prolongement de métaphores joyeuses et d'offres alléchantes : "Des oranges douces comme le miel ! - Les melons consolent celui qui est dans la peine ! - Dieu allégera les paniers !" (...)

Pour l'Européen, le commerce est un froid calcul, une spéculation savante, l'âpre gain de tous les jours. Pour l'Oriental, pour l'Arabe surtout, c’est d’abord une paresse contemplative ; c’est aussi une aventure, un jeu de ruses et de surprises, historié d'un conte des Mille et une Nuits.
Sans doute il cherchera à gruger le plus possible son client, il écorchera fabuleusement l'acheteur naïf et enthousiaste. Mais comptez-vous pour rien sa fatigue, son éloquence et l'illusion qu'il vous a donnée ? Tel marchand de tapis qui, pendant une après-midi entière, aura étalé devant vous la moitié de son magasin et vous aura vendu des tentures étonnantes de l'Inde ou de la Perse, qui peut-être viennent de Paris, ne vous en aura pas moins promené du Cachemire à Téhéran, et il aura meublé sous vos yeux des palais dignes d’être éclairés par la lampe d'Aladin. N'est-ce donc rien ? Et ce parfumeur qui vous a vendu au poids de l'or l'essence de rose ou de jasmin en un flacon pailleté d'or, il a, pendant une heure, au fond de ce miroir persan encadré de fines peintures, évoqué tout le harem de Méhémet-Ali. Et ce bijoutier qui a vendu si cher à une femme turque un prétendu diamant de Golconde ou un rubis de Giamschid lui a persuadé qu'il avait une vertu magique ; mais en la suggestionnant il lui a donné la foi ; et le diamant attirera et le rubis brûlera. 
Affaires, politique, passions humaines, toute la vie matérielle non transfigurée par la conscience de l'âme et de son but divin fut-elle jamais autre chose qu'un rêve, une illusion et une duperie ? Dans les bazars du Caire, on a la sensation exacerbée de ce miroitement trompeur de la grande Maïa des sens. C'est pour cela qu'on en sort avec une sorte de vertige et de mélancolie, quand on a le malheur de n'être ni économiste ni maniaque de bibelots."

extrait de Sanctuaires d'Orient Égypte, Grèce, Palestine, 1907, par Édouard Schuré (1841-1929), écrivain, philosophe et musicologue français

Quand le matin se lève sur "le grand mur lumineux de la chaîne thébaine", par André Chevrillon

par John Maler Collier (1850-1934)

À Thèbes - Karnak 

"Le matin, vers six heures, quand nous ouvrons nos volets, c'est un paysage si étrange et si beau qu'on ne se croirait pas sur la Terre. Une lumière glacée, une solitude, un silence sacrés. Tout de suite, ce qui étonne, ce qui saisit presque à la façon d'une vision, c'est le grand mur lumineux de la chaîne thébaine, ce haut mur de lumière, cet écran peint de rose, d'un rose vif, cru, sans une ombre, par le soleil levant qui l'éclaire également de face et l'a rapproché d'une façon surprenante. Cela éclate, cela domine tout, effaçant presque le paysage entier. On dirait un morceau de quelque autre monde subitement apparu là, au-dessus du Nil qui traîne, large et lisse, comme une blonde coulée de clarté liquide. Parfois, de hautes voiles blanches, montant en longues ailes d'hirondelle sur le grand décor rose, passent avec une lenteur extrême, presque immobiles. Et sur tout cela, devant nous, au premier plan, un jardin enchanté détache ses fleurs, ses tamarins veloutés, ses palmes, ses hautes palmes fraîches et lustrées de reflets d'or...
Ces heures-là, nous les passons toujours de la même façon, sur la berge déserte qui n'est que poudre sèche avec des traînées d'herbe pauvre. D'abord, pendant que tout est encore d'une pureté si virginale, nous allons paisiblement nous asseoir sur une terrasse blanche au bord du fleuve, derrière le petit mur de chaux qui ferme le jardin, et nous restons là, les yeux demi-clos, les paupières traversées par la jeune gloire du jour, laissant simplement le silence et la paix des choses descendre peu à peu jusqu'au fond de notre être. Une fine senteur vient d'une haie de cassies derrière nous, de leurs petites boules d'or, de leur jaune duvet poudreux, et cet arôme nous pénètre aussi, mêlé à la suavité de l'air. (...)
En face, la noble chaîne libyenne qui se relève au-dessus de Thèbes, en terrasse symétrique, large et bien assise, comme pour porter les dieux. L'ardente et proche vision du premier matin s'est apaisée, s'est éloignée. Il reste ces hauteurs d'albâtre nu qui se mirent dans les eaux, y mettant vaguement du blond, de l'or pâle, un peu de rose. Elles s'en vont, les hauteurs d'albâtre, plus vaporeuses, plus irréelles à mesure que le soleil monte ; elles fuient vers le nord avec quelques détours, en s'abaissant, très modérées, bleuissant un peu, procession délicate, tout aérienne et qui flotte avec tant de légèreté que l'on dirait seulement un peu de la lumière éparse dans le grand ciel qui s'est rassemblée là, au-dessus de la fine bande verte, de la région des orges et des palmes où fleurit toujours un peu d'antique vie humaine..."




extrait de Terres mortes : Thébaïde, Judée, par André Chevrillon (1864-1957), neveu d’Hippolyte Taine par sa mère, grand voyageur, collaborateur à La Revue des deux mondes, élu à l’Académie française le 3 juin 1920

"Je me sentais heureux de naviguer sur ce beau fleuve, de parcourir cette merveilleuse contrée que j'avais tant de fois appelée dans mes projets rêveurs" (comte de Marcellus)

A Sketch on the Nile 1869, by Sanford Robinson Gifford (1823-1880)
"Je mis pied à terre pendant que ma kandje passait du canal dans le fleuve. Le soleil venait de se coucher, et jetait encore quelques teintes lilas sur la cime des palmiers. Avec le crépuscule, au chant de bécassines et des courlis cachés dans les joncs, commença ma navigation sur le Nil.
La nuit fut admirablement belle. Je la vis s'écouler presque tout entière sans pouvoir quitter le pont de la barque. Tantôt, la tête renversée, je cherchais dans le ciel ces étoiles qui m'étaient familières, et que, dans mon enfance, je m'exerçais à reconnaître par-dessus le toit de la maison paternelle, en même temps qu'on me faisait apprendre ces vers d'un poète religieux :  

"Le peuple qui du Nil cultivait les rivages,  
Les observa longtemps sous un ciel sans nuages." (Racine) 
Et c'est ce même peuple contemplateur qui donna aux diverses constellations les premiers noms qu'elles portent encore. Tantôt, ramené vers la terre par les bruits presque insensibles des flots que fendait notre proue, ou qu'elle refoulait vers la grève, je jouissais des haleines embaumées de la rive. La brise délicieuse qui avait succédé à la chaleur du jour cessa vers minuit ; on dut replier la voile, et avoir recours aux avirons. Bientôt deux de mes Arabes entonnèrent un chant à trois notes, passant alternativement du majeur au mineur : chant mélancolique et mesuré, qui ramenait en cadence le temps où il fallait peser sur les rames. Je l'ai noté ; il est plus harmonieux, et d'un caractère plus nautique, si j'ose dire ainsi, que la plupart des chansons de nos marins. La voix des rameurs vibrait sur les ondes silencieuses ; mais rien ne les répétait au loin ; car, sur ces bords plats et sablonneux, il n'y a pas d'écho. 
Nous dépassâmes dans la nuit Koumschérif et le port de Damanhour ; nous étions vers l'aube près de Schabor. À l'heure où le soleil se leva, je contemplai avec ravissement le Nil et ses campagnes. Je l'avoue, quelque idée que m'eût donnée de l'Égypte tout ce que j'avais avidement lu des anciens historiens et des voyageurs modernes, ma pensée ne s'élevait pas à la hauteur de la réalité ; et je désespère de pouvoir retracer ces éternels miracles d'une nature unique. Une vallée de cent cinquante lieues, large de quatre à sept jusqu'au Delta ; puis une vaste plaine de trente lieues sur toutes ses faces, arrosée par mille canaux, et s'étendant jusqu'à la mer ; voilà l'Égypte fertile et vivante, partout ailleurs le désert et la mort. Là où le flot du fleuve bienfaisant s'arrête, commence la plus nue stérilité ; dans cette heureuse vallée, fécondée par le Nil, naissent presque sans soins, et croissent éparses les productions de tous les climats. Le blé, le dourah, le maïs, tous les légumes, le coton, le chanvre, la canne à sucre, l'indigo. La population de ces riches campagnes est trop faible sans doute, mais les bras manquent à la récolte, et point à la culture. Tous les fruits de l'Europe mûrissent sous ce beau ciel ; et en outre, la datte, le délicieux kichté, la banane. "Aucune terre, dit Théocrite, ne produit autant que la plaine de l'Égypte, quand le Nil, l'inondant, brise et fait fondre sous ses eaux les glèbes humides." Néanmoins dans cette abondance, une poignée de dourah, quelques dattes que l'Arabe détache à coups de pierres de la cime des palmiers, et l'eau bourbeuse du Nil suffisent à sa sobriété. Je me sentais heureux de naviguer sur ce beau fleuve, de parcourir cette merveilleuse contrée que j'avais tant de fois appelée dans mes projets rêveurs ; mais que rien de ce que j'avais vu jusqu'alors n'aurait pu me faire comprendre telle qu'elle est."



extrait de Souvenirs de l’Orient, tome 2 (1839), par Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac, comte de Marcellus (1795-1861), diplomate.