mercredi 10 avril 2019

"Le style de cette architecture est grave comme le caractère et les mœurs du peuple qui l'avait adoptée" (Wolfradine Auguste Luise von Minutoli, à propos de Karnak)

circa 1897
"Nous arrivâmes à Thèbes le 17 de janvier, à cette Thèbes dont l'antiquité remonte aux temps fabuleux de l'histoire, et dont les ruines imposantes et gigantesques attestent encore la grandeur passée. (...)
Mes yeux s'arrêtaient sur un amas confus de décombres, de colosses mutilés et de colonnes brisées, qui ne permettent plus de se former une idée juste de l'ensemble de ce bel édifice, mais qui, dans leur état actuel de dégradation, offrent encore les traces de grandeur imposante imprimées à toutes les constructions de l'architecture égyptienne, et dont les dimensions extraordinaires semblent avoir été produites par la volonté toute-puissante d'un génie supérieur, plutôt que par la main de l'homme.
Le style de cette architecture est grave comme le caractère et les mœurs du peuple qui l'avait adoptée ; tout y est simple, imposant, austère et sublime à la fois. Il est évident que les idées religieuses des Égyptiens sur l'immortalité et sur le retour de l'âme dans ce monde, les ont portés à donner à leurs constructions cette solidité et ce caractère grandiose, qui distinguent leurs ouvrages de ceux des Grecs et des autres peuples de l'antiquité. Ils voulaient survivre à la postérité, ils croyaient travailler pour l'éternité  et cependant, ces monuments magnifiques, ces temples consacrés aux Divinités protectrices de la nature, s'ils ne sont pas tombés en poussière comme la main qui les éleva, ils n'en sont pas moins dans un état de dégradation qui atteste l'impuissance de l'homme à éterniser l'œuvre de ses mains. Tel est le sort général des choses d'ici-bas ! C'est sur les ruines de Thèbes que toutes les ambitions de cette terre, même la plus noble de celles qui enflammèrent le génie et l'imagination, se trouvent réduites à leur juste valeur ; c'est là qu'il faut venir méditer sur les destinées des peuples, et sur le néant des puissances de la terre ! Cependant, tout en se pénétrant de l'inutilité des efforts de l'homme dans sa lutte avec le temps, la contemplation de ces ruines est loin d'inspirer un découragement complet ; et l'on se dit que l'être capable de si sublimes conceptions et de si grands travaux, est appelé à de plus hautes destinées et à une plus noble ambition ! Le génie survit ici à la destruction, et, semblable au phénix de la fable qui renaissait de ses cendres, l'âme s'élève victorieuse du sein des tombeaux même vers le séjour de l'immortalité. 
Nous quittâmes les ruines de Karnak, plongés dans ces méditations et pénétrés d'un sentiment de respect religieux difficile à définir. C'est ainsi que se termina le premier jour passé à Thèbes."

extrait de Mes souvenirs d'Égypte, Volume 1, 1826, par Wolfradine Auguste Luise von Minutoli (1794-1868), épouse de l’archéologue prussien, le général Heinrich Menu von Minutoli (1772-1846), qu’elle a accompagné lors de ses missions de fouilles en Égypte.

lundi 8 avril 2019

"Le sentiment du grand et du majestueux nous envahit tout entiers" (Émile Dormoy, à propos de Karnak)

photo de Zangaki - circa 1880
"Thèbes fut probablement la plus grande et la plus belle ville de l'ancienne Égypte. Elle remonte à des temps moins reculés que Héliopolis, Memphis et Thinis, qui furent les premières capitales du pays, à l'époque où la civilisation ne s'étendait encore que sur la partie inférieure de la vallée du Nil. Les rois des XIe et XIIe dynasties y fondèrent une monarchie indépendante de Memphis, de 2900 à 2500 avant l'ère chrétienne ; et, sous les Pharaons de la XIIIe dynastie, Thèbes devint la capitale reconnue de toute l'Égypte. Elle garda ce rang souverain jusqu'à la fin de la XXe dynastie, 1100 ans avant notre ère, ce qui explique pourquoi elle est seule nommée dans Homère, tandis que Memphis ne l'est pas.
Tous les souverains qui s'y succédèrent tinrent à honneur d'y élever des temples, des palais, de magnifiques monuments. Elle avait, au temps de sa splendeur, d'après une notion que l'on trouve rapportée dans Diodore, 140 stades ou 26 kilomètres de tour, c'est-à-dire la même dimension qu'avait Paris avant 1860. Homère la nomme fréquemment Thèbes aux cent portes, non qu'elle ait eu cent portes d'entrée, mais sans doute à cause des nombreux pylônes qui décorent l'entrée de ses temples, et qui sont comme autant de portes monumentales, ou d'arcs de triomphe. 
Il nous reste de Thèbes des ruines nombreuses et imposantes ; aussi la visite de cette ville forme-t-elle toujours pour les voyageurs le but principal, quelquefois le but unique, d'un voyage dans la Haute-Égypte. 
Notre première pensée, en arrivant le soir à Louqsor, est d'aller jeter un coup d'œil sur le grand temple de Karnak. Nous sommes impatients d'admirer le plus vaste et le plus beau monument, non seulement de Thèbes, mais de l'Égypte entière. Il fait nuit ; mais la clarté de la lune nous suffira pour jeter un coup d'œil d'ensemble sur les ruines, auxquelles elle doit prêter un caractère merveilleux. 
Du village de Louqsor, nous nous rendons à pied à Karnak, trois amis et moi. Au bout d'une demi-heure de marche, nous arrivons en vue d'une masse imposante de constructions ; nous nous approchons, et nous nous trouvons bientôt au pied d'un immense pylône, qui précède l'ensemble des édifices, et qui se dresse dans le ciel comme un arc de triomphe gigantesque. Nous montons, non sans peine, et en nous aidant des mains et des genoux, sur la terrasse qui le surmonte, et qui est grande elle-même comme une vaste cour. Placés sur ce piédestal, nous dominons tout l'ensemble, et nous restons confondus d'admiration devant le plus merveilleux amas de ruines que l'on puisse voir. Les arcs de triomphe, les statues colossales, les sphinx accroupis, les forêts de colonnes, les obélisques, les grandes salles des temples, se déroulent à nos yeux éblouis, à la vive clarté de la lune, qui ajoute encore à leur aspect fantastique. 
C'est ainsi qu'il faut voir Karnak pour la première fois. Nous ne nous lassons pas de parcourir les terrasses supérieures du monument, de redescendre dans les salles des temples, d'en mesurer les énormes colonnes, et de parcourir d'un œil curieux les longues pages de bas-reliefs, à jamais incrustés dans les murailles. Nous entrons ainsi, guidés par le hasard, dans la grande salle hypostyle, la merveille des merveilles. Une forêt de colonnes gigantesques nous entoure, et la fin de leurs longues avenues se perd dans l'obscurité. La clarté de la lune en frappe quelques-unes ; une de ces colonnes a chancelé sur sa base, et est venue s'appuyer sur sa voisine. Des blocs énormes forment le plafond ; plusieurs d'entr'eux se sont écroulés et gisent à terre devant nous ; mais nous n'arrivons même pas à la moitié de leur hauteur. 
Quelles mains puissantes ont donc élevé jusqu'aux cieux ces masses énormes de pierre ? à quels dieux a-t-on pu ériger un temple aussi colossal ? Le sentiment du grand et du majestueux nous envahit tout entiers. Une partie de la nuit s'était écoulée dans cette contemplation."

par Émile Dormoy, extrait de la Revue contemporaine, Volume 111, 1870.
 
Émile Dormoy (1829-1903 ? - s’agit-il de l’ingénieur géologue présenté ici ?) se trouvait en Égypte pour y assister à l'inauguration du canal de Suez. Puis il rejoignit le Caire et, sur invitation du vice-roi, fit partie d'une “expédition” qui remonta le Nil jusqu'à la première cataracte.

"Lorsque vous touchez presque au pied de la grande pyramide, vous êtes saisi d'une émotion vive et puissante" (Edme-François Jomard)

photo Marc Chartier
"L'aspect général de ces monuments (les pyramides de Giza) donne lieu à une observation frappante : leurs cimes, vues de très loin, produisent le même genre d'effet que les sommités des hautes montagnes de forme pyramidale, qui s'élancent et se découpent dans le ciel. Plus on s'approche, plus cet effet décroît. Mais quand vous n'êtes plus qu'à une petite distance de ces masses régulières, une impression toute différente succède, vous êtes frappé de surprise, et dès que vous gravissez la côte, vos idées changent comme subitement ; enfin, lorsque vous touchez presque au pied de la grande pyramide, vous êtes saisi d'une émotion vive et puissante, tempérée par une sorte de stupeur et d'accablement. Le sommet et les angles échappent à la vue. Ce que vous éprouvez n'est point l'admiration qui éclate à l'aspect d'un chef-d’œuvre de l'art, mais c'est une impression profonde. L'effet est dans la grandeur et la simplicité des formes, dans le contraste et la disproportion entre la stature de l'homme et l'immensité de l'ouvrage qui est sorti de sa main ; l’œil ne peut le saisir, la pensée même a peine à l'embrasser. C'est alors que l'on commence à prendre une grande idée de cet amas immense de pierres taillées, accumulées avec ordre à une hauteur prodigieuse. On voit, on touche à des centaines d'assises de 200 pieds cubes du poids de 30 milliers, à des milliers d'autres qui ne leur cèdent guère, et l'on cherche à comprendre quelle force a remué, charrié, élevé un si grand nombre de pierres colossales, combien d'hommes y ont travaillé, quel temps il leur a fallu, quels engins leur ont servi ; et moins on peut s'expliquer toutes ces choses, plus on admire la puissance qui se jouait avec de tels obstacles.
Bientôt un autre sentiment s'empare de votre esprit, quand vous considérez l'état de dégradation des parties inférieures ; vous voyez que les hommes, bien plus que le temps, ont travaillé, à leur destruction. Si celui-ci a attaqué la sommité, ceux-là en ont précipité les pierres, dont la chute en roulant a brisé les assises. Ils ont encore exploité la base comme une carrière ; enfin le revêtement a disparu, sous la main des barbares. Vous déplorez leurs outrages, mais vous comparez ces vaines attaques au massif de la pyramide, qu'elles n'ont pas diminué peut-être de la centième partie, et vous dites avec le poète : "Leur masse indestructible a fatigué le temps." Suspendons ici nos réflexions sur ce monument, et achevons de jeter un coup d’œil général sur l'ensemble des lieux.
Dès qu'un voyageur arrive sur le plateau des pyramides, c'est comme un besoin pour lui d'en faire le tour au moins de la première ; et cette promenade lui donne encore de celle-ci une plus grande idée ; elle demande au moins un quart d'heure en marchant vite, à cause des monticules de sable et de débris accumulés à la partie inférieure de chaque face.
Quiconque vient ici payer un tribut de curiosité à ces monuments, mais qui n'y apporte pas des opinions faites à l'avance, n'est frappé que du spectacle qu'il a devant lui ; il ne cherche pas à maîtriser ses impressions par des réflexions vagues sur la destination des pyramides, parce qu'elle lui est inconnue ; sur ce qu'elles ont coûté aux peuples de fatigues et de sacrifices, parce qu'il l'ignore, et qu'il ne s'en rapporte pas aux assertions sans preuve des esprits prévenus ni aux incertitudes des étymologies. Il observe, il compare, ne jugeant que des faits qu'il a sous les yeux ; il voit que les auteurs, quels qu'ils soient, de la Grande pyramide, ont construit le monument le plus durable et le plus élevé sous le ciel ; et il conclut que, sous ce rapport et par ce fait seul, les Égyptiens se sont placés au premier rang des peuples de la terre. En donnant à ces masses, comme Pline, le nom de prodigieuses, portentosoe moles, il se garde de décider avec lui que c'est le fruit d'une vaine et folle ostentation de la richesse des rois ; enfin il s'abstient de prononcer, avec Bossuet, que ces ouvrages ne sont rien que des tombeaux, parce qu'il sait que ce grand écrivain a voulu surtout faire sortir de son sujet une grande pensée morale, sans songer à l'histoire des arts chez les Égyptiens et à leurs progrès dans les sciences, chose qu'il n'a pu connaître."



Texte d'Edme-François Jomard (1777-1862, ingénieur-géographe et archéologue français, membre l’expédition française en Égypte de 1798), extrait de L'art antique : Choix de lectures sur l'histoire de l'art, l'esthétique et l'archéologie accompagné de notes explicatives, historiques et bibliographiques, de Gaston Cougny (1857-1908), avocat et historien français.

lundi 25 mars 2019

Le Caire, une capitale “fascinante en raison de sa longue histoire si mouvementée” (Mahmoud Ismail)

cliché : hossam.abbas.photography 
“Le Caire figure parmi ces villes que rien n'empêcha jamais d'exister, de séduire, de s'étendre et de fronder. Située aux portes de l'Orient, reliée par le Nil tant à l'Afrique qu'à la Méditerranée et par la même à l'Occident, la ville du Caire jouit d'une situation géographique exceptionnelle et, bien qu'entourée de toutes parts de solitudes désertiques, elle est une ville de contacts et de confluences. Avec ses quelque 30 000 hectares de surface et ses 20 millions d'habitants, elle prend place parmi les mégapoles les plus importantes de la planète, au cœur du monde arabe. Fascinante en raison de sa longue histoire si mouvementée, étonnante par sa capacité de résistance aux contraintes d'un milieu difficile, elle sait s'adapter aux difficultés nouvelles qui résultent du poids énorme d'une démographie galopante.
C'est indiscutablement ce que l'on appelle une capitale et pas seulement pour des raisons administratives et politiques, mais également et surtout pour ces mystérieuses raisons socioculturelles qui, du monde pharaonique à nos jours, président à l'éclosion de ces foyers culturels que sont les villes égyptiennes. Le destin de ces sortes de ville est impénétrable et surprenant. Contrairement à toute autre ville islamique, le Caire à indiscutablement sa position comme capitale quatorze siècles durant, sans interruption. À certaines périodes, il s'agissait seulement d'une capitale provinciale : cependant, sous les Fatimides et les Mamelouks, c’était pour des siècles une capitale impériale. Pour l'Égypte, le Caire fut toujours la capitale. Différent de la Syrie, de l'Andalousie, du Maroc, de la Perse, etc., où plus d'une ville avaient de la grandeur urbaine ou architecturale à afficher, en Égypte, le Caire a toujours été le centre de tout, des arts comme des activités. Les nouvelles fondations urbaines par les émirs, les sultans ou les khédives ont toujours eu lieu dans la région du Caire. Même Muhammad ‘Ali, qui n'a pas hésité à changer les traditions locales et les règles esthétiques, ne pensa pas à fonder une nouvelle capitale. Il a préféré transformer le Caire, comme l'ont fait ses successeurs.
Arrivant dans la ville en 1325, le voyageur marocain Ibn Battûta décrit le Caire : "maîtresse de régions étendues et de pays riches, atteignant les dernières limites du possible par la multitude de sa population et s'enorgueillissant de sa beauté et de son éclat. C'est le rendez-vous des voyageurs, la station des faibles et des puissants. … On dit qu'il y a au Caire douze mille porteurs d'eau et trente mille ‘mocâri’ (loueurs de bêtes de charge) ; que l'on y voit sur le Nil trente-six mille embarcations appartenant au sultan et à ses sujets, lesquelles ne font qu'aller et venir, remontant le fleuve vers le ‘Sa'îd’ ou le descendant vers Alexandrie et Damiette, avec toutes sortes de marchandises.”
Aujourd'hui, elle apparaît avant tout comme une cité, populeuse, cosmopolite, à l'atmosphère bruyante et toujours animée ; protéiforme, elle est l'héritage d'un passé prestigieux et sans cesse recomposé. Métropole dévorante sujette aux méfaits d'une pollution parfois accablante, menacée aussi par l'uniformisation accentuée d'un tissu urbain qui s’étend démesurément, elle est dynamisée depuis les récentes années par un étonnant développement économique ; poursuivant chaque jour sa croissance, elle étend actuellement au-delà même du Ring Road construit pour l'enserrer.”

(extrait de Le Caire : Une cité mère à sauver - Culture, urbanisme, société, par Mahmoud Ismail (*), éditions L'Harmattan, 2010


(*) ingénieur-architecte, directeur du Centre culturel d'Égypte à Paris de septembre 2000 à décembre 2013, trésorier, vice-président puis président du Forum des Instituts culturels étrangers à Paris de mai 2001 à février 2014, maître de conférences à l’Université française d'Égypte, 2014-2015, aujourd'hui architecte et urbaniste de l'État, architecte des Bâtiments de France à Fontainebleau (77)

"Après avoir vu Karnak le jour, à l’ardente lumière du soleil, il faut, si le temps est favorable, y retourner la nuit" (Jean Capart, Marcelle Werbrouck)

photo PxHere
"Lorsqu'on a (...) parcouru Karnak, il faut, vers la fin de la journée, escalader et attendre la tombée du soir. Le spectacle est saisissant : le soleil qui descend à l’horizon incendie le ciel et le Nil, et, tandis que la montagne thébaine se marbre de pourpre et de violet, l’ombre monte dans les ruines ; toute la
partie inférieure du temple est déjà noyée dans l'obscurité alors que le sommet des murs, les chapiteaux des grandes
colonnes reçoivent encore les rayons de l’astre qui décline. Et cependant l'impression n'est pas encore totale. Après avoir vu
Karnak le jour, à l’ardente lumière du soleil, il faut, si le temps est favorable, y retourner la nuit et contempler le monument au clair de lune. (...)
Par une nuit semblable, il faut pénétrer dans le grand temple d’Amon. L’impression est toute différente de celle que l’on éprouve pendant le jour. On croit que les ombres nocturnes grandissent les constructions et que celles-ci n'ont pas en réalité ces proportions colossales. Au bout d’un certain temps l’on s'aperçoit que ce n’est pas une illusion et qu’il fallait la lumière atténuée du clair de lune pour permettre de comprendre les dimensions réelles de l'édifice : c’est pendant le jour que l’on n’avait pu ni les saisir ni les mesurer d’une manière exacte. Il faut aller directement aux pieds des obélisques, se hisser sur la base du monolithe d’Hatshepsout et étendre les bras pour essayer de toucher en même temps les deux arêtes. On éprouve un véritable choc en s’apercevant
que la chose est impossible et que l’obélisque, de près de 30 mètres de haut, paraît plonger dans l’infini du ciel étoilé. L’émotion est indicible ; tandis qu’on parcourt le champ de ruines, l’obsession augmente et l’on s’en va en murmurant : "Quels étaient donc ces hommes qui construisaient de tels monuments ?" 



extrait de Thèbes, 1925, par Jean Capart (1877-1947), égyptologue belge, et Marcelle Werbrouck (1889-1959), égyptologue belge

samedi 16 mars 2019

"Il nous fallut sept semaines pour vider l'antichambre. On imagine notre soulagement qu'aucun désastre ne se soit produit au bout du compte" (Howard Carter)

L'enlèvement du lit funéraire en bois doré en présence d'Howard Carter. [Roger-Viollet - Collection Roger-Viollet ]

"Le 27 décembre, tous nos préparatifs étaient terminés. Nous pouvions commencer à vider la tombe. Nous nous étions réparti le travail. Burton prenait d’abord des photos des groupes d'objets numérotés. Hall et Hauser se chargeaient alors de faire le plan à l'échelle de la chambre, chaque objet étant dessiné en projection. Callender et moi établissions ensuite les premières notes et supervisions le transport des objets jusqu'au laboratoire. Là, Mace et Lucas les enregistraient, notaient leurs particularités en détail et s’occupaient de les traiter et de les restaurer. Nous sortîmes d’abord le coffre de bois peint. Puis opérant du nord au sud, et remettant à plus tard de nous attaquer à l'enchevêtrement des chars, nous dégageâmes peu à peu les grands lits à têtes d'animaux. Chaque objet était placé sur une sorte de civière rembourrée et attaché avec des bandages. Pour éviter une double manipulation, nous les laissions presque toujours sur leur civière respective. Lorsque nous en avions chargé un nombre suffisant - une fois par jour, en moyenne -, nous les faisions partir en convoi, sous escorte, jusqu'au laboratoire. C'était le moment qu'attendaient les visiteurs, agglutinés autour de la tombe. Aussitôt, jaillissaient les calepins des reporters, cliquetaient les appareils photographiques, et il fallait littéralement se frayer un chemin dans la foule pour pouvoir passer. Je crois bien qu'on a gâché plus de pellicules dans la Vallée cet hiver-là que n'importe où ailleurs depuis l'invention de la photographie. Un jour, nous eûmes besoin, au laboratoire, d'un morceau de linge de momie pour faire des expériences. Il fut photographié huit fois avant de nous parvenir sur une civière ! Le retrait et le transport des objets les plus petits ne posèrent pas de difficultés particulières. Mais il en fut tout autrement quand on arriva aux grands lits et aux chars. Chaque lit se composait de quatre éléments : les deux montants formés par le corps et la tête des animaux, le sommier proprement dit, et la base dans laquelle s’ajustaient les pieds des animaux. Ils étaient manifestement trop larges pour passer à travers le couloir et on avait dû les assembler sur place. On voyait d'ailleurs des raccords autour des joints. Il était évident que, pour les sortir de la tombe, nous devions les démonter à nouveau. Ce n'était pas chose facile, car, après trois mille ans, les crochets de bronze s'étaient enfoncés profondément dans les encoches. Il fallait de mettre à cinq pour y arriver. Deux d'entre nous soutenaient la partie centrale du lit; deux autres tenaient les montants, pendant que le cinquième dégageait doucement doucement les crochets à l'aide d'un levier. Même démontés, les montants restaient encombrants, et ce n'est qu'avec d'infinies précautions qu'on réussit à sortir tous les morceaux sans accident et à les emballer aussitôt dans les boîtes que nous avions préparées juste à l'entrée de la tombe. Le plus compliqué fut le déménagement ces chars. De construction fragile, ils avaient souffert du traitement que leur avaient infligé les pillards. On avait dû démonter les roues et scier les axes pour les faire entrer dans la tombe et, après le passage des voleurs, on avait empilé toutes les parties les unes sur les autres sans grand soin. Pour compliquer encore les choses, les harnais de cuir non tanné s'étaient transformés en une pâte visqueuse qui avait coulé sur les chars eux-mêmes et les objets environnants. Heureusement, je l'ai dit, nous avions, pour les reconstituer, les ornements d'or qui les recouvraient. Il nous fallut sept semaines pour vider l'antichambre. On imagine notre soulagement qu'aucun désastre ne se soit produit au bout du compte. Un ciel menaçant nous tint pourtant dans l'angoisse pendant deux ou trois jours. Il semblait bien que nous n’échapperions pas à l’un de ces puissants orages qui éclatent de temps en temps à Thèbes. La pluie alors se déverse à torrents et, si l'orage persiste, le lit de la Vallée se transforme en une véritable rivière. Rien n'aurait pu empêcher que notre tombe soit inondée. Par bonheur, les nuages s'éloignèrent et nous ne reçûmes que quelques gouttes de pluie. Certains correspondants se plurent à broder sur les conséquences désastreuses qu'aurait pu avoir cet orage. 

Récit d'Howard Carter dans La fabuleuse découverte de la tombe de Toutankhamon

dimanche 10 mars 2019

"Quand on se livre à de profondes réflexions sur la construction des pyramides, on est forcé de reconnaître que les plus grands génies y ont prodigué toutes leurs combinaisons" (al-Baghdâdî)

1579 - Pyramids of Giza by John Helffrich
"Pour en venir maintenant à celles des pyramides qui ont été l'objet de tant de récits, que l'on distingue de toutes les autres, et dont la grandeur attire par-dessus tout l'admiration, elles sont au nombre de trois, placées sur une même ligne à Djizèh, en face de Fostat, à peu de distance les unes des autres, et elles se regardent par leurs angles dans la direction du levant. 
De ces trois pyramides , deux sont d'une grandeur énorme. Les poètes qui les ont décrites se sont abandonnés à tout l'enthousiasme qu'elles leur inspiraient ; ils les ont comparées à deux immenses mamelles qui s'élèvent sur le sein de l'Égypte. Elles sont très proches l'une de l'autre, et sont bâties en pierres blanches : la troisième, qui est d'un quart moins grande que les deux premières, est construite en granit rouge tiqueté de points et d'une extrême dureté. Le fer ne peut y mordre qu'avec peine. Celle-ci paraît petite, quand on la compare aux deux autres ; mais, lorsqu'on l'aborde de près, et que les yeux ne voient plus qu'elle, elle inspire une sorte de saisissement, et l'on ne peut la considérer sans que la vue se fatigue.
La forme que l'on a adoptée dans la construction des pyramides, et la solidité qu'on a su leur donner, sont bien dignes d'admiration : c'est à leur forme qu'elles doivent l'avantage d'avoir résisté aux efforts des siècles, ou plutôt il semble que ce soit le temps qui ait résisté aux efforts de ces édifices éternels. En effet, quand on se livre à de profondes réflexions sur la construction des pyramides, on est forcé de reconnaître que les plus grands génies y ont prodigué toutes leurs combinaisons ; que les esprits les plus subtils y ont épuisé tous leurs efforts ; que les âmes les mieux éclairées ont employé avec une sorte de profusion, en faveur de ces édifices, tous les talents qu'elles possédaient et qu'elles pouvaient appliquer à leur construction ; et que la plus savante théorie de la géométrie a fait usage de toutes ses ressources pour produire ces merveilles, comme le dernier terme auquel il était possible d'atteindre. Aussi peut-on dire que ces édifices nous parlent encore aujourd'hui de ceux qui les ont élevés, nous apprennent leur histoire, nous racontent d'une manière très intelligible les progrès qu'ils avaient faits dans les sciences, et l'excellence de leur génie ; en un mot, nous mettent au fait de leur vie et de leurs actions.
Ce que ces édifices présentent de singulièrement remarquable, c'est la forme pyramidale que l'on a adoptée pour leur construction, forme qui commence par une base carrée et finit par un point. Or, une des propriétés de cette forme, c'est que le centre de la pesanteur est au milieu même de l'édifice ; en sorte qu'il s'appuie sur lui-même, qu'il supporte lui-même tout l'effort de sa masse, que toutes ses parties se portent respectivement les unes sur les autres, et qu'il ne gravite pas vers un point hors de lui."


extrait de Relation de l'Égypte, traduit de l’arabe par Silvestre de Sacy, 1810, de Muwaffaq al-Dîn ʻAbd al-Laṭîf al-Baghdâdî (1162 - 1231), médecin et historien arabe de Bagdad, ayant enseigné, durant quelques années, la philosophie et la médecine au Caire.