dimanche 27 octobre 2019

"Qui n'a pas vu les Pyramides n'a pas vu l'Égypte" (Constantin James, Victor Audhoui)

par George E. Raum, 1896

"Qui n'a pas vu les Pyramides n'a pas vu l'Égypte. Aussi nous proposions-nous de ne pas quitter le Caire sans avoir visité celles de Giseh, qui sont les plus proches et les mieux conservées de toutes celles que nous apercevions à l'horizon, lorsque nous apprîmes, dans la matinée du 24, que le soir même elles seraient illuminées aux feux de Bengale en l'honneur de l'empereur d'Autriche. Nous fîmes donc de suite nos préparatifs de départ.
Dès midi, une calèche nous conduisait au Vieux-Caire en moins d'une heure. Là, nous la quittions pour passer le Nil sur une barque. Le fleuve en cet endroit est magnifique, sa largeur étant au moins six fois celle de la Seine à Paris. Parvenus sur l'autre rive, au village de Giseh, nous y trouvâmes les ânes que nous avions commandés d'avance. À peine fûmes-nous en selle qu'ils partirent comme un trait dans la direction des Pyramides.
C'est que les ânes d'Orient, au lieu d'être des animaux paresseux et lâches, sont de fringants coursiers, pleins de feu et d'ardeur. Ils portent la tête haute, les oreilles droites et le regard fier, comme s'ils se souvenaient qu'Homère n'a pas dédaigné de comparer Ajax à un des leurs se retirant de la lice. Ils n'ont donc rien de commun avec leurs collègues d'occident ; pardon ! ils en ont la voix. Comme eux, ils sautent d'une gamme à l'autre avec une brusquerie désespérante, entrecoupant leurs modulations de reniflements gutturaux et de longs soupirs saccadés, avec force points d'orgues sur les notes basses. C'est le seul reproche qu'on puisse leur adresser, mais ce reproche ils le méritent pleinement.
À partir du Nil, la route représente une avenue plantée. Sur la droite de la plaine qu'elle traverse fut livrée la célèbre bataille, gagnée par Bonaparte, laquelle emprunta son nom aux monuments, "d'où quarante siècles contemplaient ses 
soldats". En effet, tout à côté se trouvent les Pyramides, que nous n'avions mis que deux heures à atteindre. 
Ces pyramides sont au nombre de trois, deux grandes appelées pyramides de Khéops et de Khéfren, et une moyenne appelée pyramide de Mycenius.
Vus de loin, ces monuments étonnent par leur masse ; vus de près, ils causent un sentiment voisin de la déception, et on est tenté de s'écrier : "Ce n'est que cela !" Représentez-vous, en effet, d'énormes blocs, en forme de meules, placés de champ les uns au-dessus des autres, comm
e les bûches d'un bûcher gigantesque. On a beau songer aux forces mécaniques prodigieuses qu'il a fallu pour extraire, charrier et élever à de pareilles hauteurs de semblables masses, - Pélion entassé sur Ossa - il est bien difficile d'y voir autre chose qu'un monceau de pierres disposées symétriquement. Du temps où un revêtement de chaux et de porphyre, dont il ne reste que des fragments, rendait leur surface brillante et polie, il devait en résulter des jeux de lumière d'un effet saisissant. Mais aujourd'hui que la pierre dénudée et raboteuse n'offre plus que des tons grisâtres et sans reflets, l'illusion fait place à la froide réalité.
Entre les blocs existent des écartements par la dégradation de leurs bords. Ce sont ces écartements que l'on utilise, comme les marches d'un escalier, pour faire l'ascension des Pyramides. Il n'y a pas d'autres moyens d'accès.
La pyramide de Cheops, qui est la première que l'on aperçoit en arrivant, est la seule que l'on gravisse. La montée du reste en est plus fatigante que difficile, le seul obstacle consistant dans l'épaisseur des blocs, qu'on ne peut franchir d'une enjambée. Il faut qu'un guide vous hisse par les bras, tandis qu'un autre vous pousse en arrière, ce qui, pour une personne, implique au moins l'assistance de deux conducteurs. On parvient ainsi en une demi-heure, moitié rampant sur le ventre et les mains, et moitié se tenant debout, au sommet du colosse, dont la hauteur dépasse de 30 mètres celle du clocher de la cathédrale de Strasbourg. Là se trouve une plate forme d'où l'oeil embrasse un spectacle admirable.
Ce spectacle, je ne pus en jouir, car, à peine eus-je escaladé les premiers gradins, j'éprouvai un tel vertige que je dus redescendre D'autres, en grand nombre, furent plus heureux que moi. L'empereur d'Autriche surtout se fit remarquer entre tous par son agilité et sa prestesse.
On a beaucoup disserté 
sur la destination originale des Pyramides, aussi bien que sur leur ancienneté. Il est parfaitement démontré aujourd'hui qu'elles ne sont autres que des constructions tumulaires et qu'elles remontent aux premières dynasties des pharaons. (...)
La journée se termina, comme on l'avait annoncé, par l'illumination de la pyramide de Chéops. À un signal donné, sa surface s'embrasa, simulant un immense incendie dont le rayonnement répandit jusqu'au Caire une lumière éblouissante.
Le Sphynx surtout était admirable ; ses yeux, où l'on avait disposé deux piles de Bunsen, lançaient de flamboyants éclairs, comme l'antique dragon du jardin des Hespérides. À ce spectacle, si merveilleusement réussi, nous éclatâmes en applaudissements. Qui sait même si les Pharaons n'en tressaillirent pas du fond des Pyramides qui leur servent de tombeau ? Mais non ; aujourd'hui ces tombeaux sont vides. Les corps des trois souverains qui y reposaient ont même subi les destinées les plus étranges. Deux furent vendus au moyen âge à des marchands vénitiens qui faisaient le commerce de la poudre de momie, alors fort usitée en médecine, et le troisième fut donné en 1837, par le colonel Wyse, au Museum de Londres.
Pauvres monarques ! Était-ce bien la peine de faire tant de sacrifices d'hommes et d'argent pour conserver votre dépouille mortelle, puisqu'elle devait, pour deux d'entre vous, être débitée en pilules, et, pour le troisième, figurer derrière une vitrine, à côté d'objets empaillés ?"


Extrait de Guide pratique aux eaux minérales, aux bains de mer et aux stations hivernales, augmenté d'un Traité d'hydrothérapie. [Voyage de Montaigne aux eaux minérales. L'Égypte. Du Passage de la Mer Rouge par les Hébreux.] par le Dr Constantin James (1813-1888), membre de plusieurs académies et sociétés savantes, et le Dr Victor Audhoui (1841-1923), médecin de l'hôpital de la Pitié et des Eaux de Vichy, médecin du ministère des Affaires étrangères

samedi 26 octobre 2019

"Il est difficile de peindre l'effet (que les pyramides) causèrent sur nous" (Marie-Dominique de Binos)


par William James Müller (1812 - 1845)
Du Caire, le 27 août 1777
"Il était réservé au Royaume d'Égypte d'être à jamais le spectacle de la bonté du Tout-puissant. Les prodiges que l'historien sacré raconte y avoir été opérés, les influences périodiques d'un fleuve bienfaisant, les riches productions et la sagesse de ses lois suffisaient, sans doute, pour lui attirer les louanges de la Renommée ; mais comme si tant de bienfaits ne tenaient pas du merveilleux, les anciens qui ont été les premiers à en jouir ont cru devoir consacrer leur pouvoir et leur reconnaissance à des travaux extraordinaires, pour surpasser les merveilles de la nature. Ils construisirent des pyramides, que les uns ont prises pour des sépulcres des anciens Rois d'Égypte, que d'autres ont appelées montagnes de Pharaon, merveilles du monde, et que les Poètes prendraient pour des rochers entassés les uns sur les autres à une grande hauteur par les Titans qui voulaient escalader l'Olympe. J'étais déterminé à partir pour aller les voir avec la simple escorte d'un guide et le courage que donne la curiosité ; j'allais exécuter ce projet, lorsque j'appris que trois ou quatre Seigneurs français devaient aller à ces pyramides.
Je m'empressai de me joindre à leur société ; nous traversâmes le Nil pour aller reposer au village de Gifar dans la maison de campagne du Consul français ; nous continuâmes après minuit notre route, ayant les guides en avant ; trois heures de marche dans des plaines entr'ouvertes par les chaleurs nous conduisirent avant le jour au pied des pyramides. Le sable qui les entoure était pour nous un désagrément qui nous en faisait désirer l'approche, avec d'autant plus de raison que les ânes sur lesquels nous étions montés s'y enfonçaient presque jusqu'aux oreilles et avaient eux-mêmes besoin de secours pour se tirer d'embarras. Les guides qui les aidaient à se dégager profitaient de ce moment pour voler le cavalier. Je me rappelle que le mien, au lieu de secourir l'animal, s'occupait à fouiller dans la poche de mon habit, dans laquelle j'attrapai sa main.
Lorsque le jour montra les pyramides à découvert, notre premier coup d'œil se fixa sur elles. Il est difficile de peindre l'effet qu'elles causèrent sur nous ; nos sens en étaient si affectés que pendant plusieurs minutes le silence fut la seule expression de notre étonnement. Mais cette extatique situation fut suivie d'acclamations qui exaltaient la grandeur de ces masses énormes et l'immensité du travail. Les trois pyramides semblaient se disputer la préférence des regards par la ressemblance de leur forme, mais aucune ne nous ouvrait de porte pour y entrer, que la plus grande ; et on n'a pu encore deviner où [sortent] celles des deux autres. Toutes ont leurs quatre faces également brûlées et bâties de la même qualité de rochers. Parmi ceux qui ont mesuré leur hauteur, il y en a qui disent que la plus petite a trois cents pieds en carré, la seconde cinq cents, et la troisième six cents ; il n'y a de taillé que les angles des faces, et c'est à ces angles que sont les degrés pour y monter ; cependant, en gravissant les assises qui ont trois et quatre pieds d'élévation, je suis parvenu au sommet de la plus grande, avec moins de crainte et de peine que si j'eusse suivi directement les degrés des angles.
Elles sont éloignées d'environ vingt pas les unes des autres, et ont à leur dos un sphinx dont la tête s'élève à plus de 20 pieds au-dessus du sable ; le reste du corps, qu'on dit en avoir plus de cent de long, est enseveli dans les sables."


extrait de Voyage par l'Italie, en Égypte, au Mont-Liban et en Palestine ou Terre Sainte, tome 2, 1787, par M. l'abbé Marie-Dominique de Binos (1730 ?-1804), chanoine de la cathédrale de Comminges

"Ces antiquités célèbres, qui attirent tant de voyageurs dans la Haute-Égypte" (par Edmond Combes)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)
 "Le vent s'étant apaisé, notre cange, traînée par les matelots, put enfin s'éloigner de Minyeh. L'équipage était plein d'ardeur, et malgré le courant, nous avancions avec assez de rapidité. Cependant, la brise favorable ne tarda pas à s'élever ; aussitôt , les haleurs s'élancèrent dans le bateau, les voiles furent déployées, et après quelques heures de navigation, nous découvrîmes les premiers vestiges de ces antiquités célèbres, qui attirent tant de voyageurs dans la Haute-Égypte. Sur le flanc des montagnes qui bordaient toujours la rive droite du fleuve, nous aperçûmes plusieurs excavations en forme de niches ; j'aurais vivement désiré que M. Saint-André me permît de les visiter, mais je n'eus pas l'indiscrétion de réclamer cette faveur ; le vent continuait à souffler, et bientôt nous les perdîmes de vue. 
Je voulus interroger les gens de l'équipage au sujet de ces grottes, qui n'étaient sans doute autre chose que les tombeaux de Béni-Hassan, mais personne ne put me fournir le moindre éclaircissement, et je n'eus pas de peine à me convaincre qu'en fait d'antiquités les habitants du pays étaient les plus mauvais cicérones qu'on pût choisir. Comme j'avais la naïveté de reprocher à notre reïs son ignorance sur des matières si intéressantes : "Que voulez-vous ? me répondit-il, nous sommes incapables de tirer aucun parti de ces vieilles pierres, et j'avoue que je ne comprends pas trop l'attrait qu'elles ont pour vous. Un grand nombre de mes compatriotes sont persuadés qu'elles renferment des trésors et que vous possédez seuls le secret de les en retirer. Je me vois obligé de pencher pour cette opinion, car il m'est impossible d'expliquer différemment cet empressement à venir fouiller des ruines." 
Quels renseignements pouvais-je espérer d'un pareil homme ? Cependant, ce reïs, né à Luxor, passait sa vie sur le Nil, voguant avec indifférence entre les débris imposants qui jonchent les deux rives du fleuve, et, plus d'une fois, il avait porté sur sa barque d'illustres voyageurs passionnés pour ces vieilles pierres, objet de son dédain. 
De distance en distance, et toujours sur la même rive, nous découvrions de nouvelles excavations, qui paraissaient fraîchement déblayées ; on eût dit que le vent venait de les mettre à nu, en chassant les épaisses couches de poussière qui recouvrent ces montagnes blanchâtres brûlées par le soleil. 
À la vue de ces restes antiques à moitié ensevelis dans les sables ; en songeant à ces monuments historiques dont on n'a pas encore retrouvé les traces, on est naturellement amené à espérer que l'Égypte, lasse enfin des luttes qui l'épuisent, se décidera à entrer dans une voie meilleure et à employer ses forces à des conquêtes d'un nouveau genre ; le bien-être et la richesse matérielle ne seront pas les seuls résultats de ses efforts ; lorsque, couverte de travailleurs, elle voudra féconder jusqu'à ses déserts et aplanir ses montagnes arides, une foule de débris précieux, engloutis dans les sables, reverront la lumière, et viendront jeter un nouveau jour sur l'histoire de son peuple."

extrait de Voyage en Égypte et en Nubie, 1846, par (Jean Alexandre) Edmond Combes (1812-1848), explorateur français.

"L’apogée de l’art égyptien coïncide avec son origine" (Eugène-Melchior de Vogüé)

oies de Meïdoum
 "Dans les bas-reliefs qui décorent en si grand nombre les tombeaux (de l'Ancien Empire), le ciseau de l’artiste a des audaces ignorées des figures en ronde bosse, il n’hésite devant aucun mouvement, aucun raccourci du corps humain. Le plus souvent il est impuissant à les traduire ; les bras et les jambes se rattachent au tronc suivant les lois d’une anatomie particulière, la règle de l’école commande de poser des têtes de profil sur des corps de face ; n’importe, ces figures vous laissent la même impression que certaines esquisses d’écoliers nés dessinateurs ; les détails sont choquants, mais l’ensemble du mouvement est saisi, c’est mieux senti et observé que telle œuvre correcte d’où la vie est absente. 
Dans la représentation des animaux, qui semble échapper aux entraves du canon hiératique, l’esprit d’observation exacte des sculpteurs égyptiens reprend tous ses droits : ce sont avant tout des animaliers, comme on dirait aujourd’hui ; aucun moderne ne les surpasse en vérité et en naturel à cet égard. Ils ont reproduit dans les tableaux funéraires toute la faune de leur temps, avec une précision qui charmerait un naturaliste chinois. 
Les visiteurs du musée de Boulaq se rappelleront, comme le spécimen à la fois le plus ancien et le plus parfait de cet art, un panneau trouvé à Meydoun, près des statues de Râ-Hotep et de Nefert ; c’est une simple peinture à la détrempe sur enduit, qui représente des oies marchant et picorant : le trait est rapide et sûr, sans hésitations ni recherches, le coloris exact, les proportions irréprochables ; il est impossible de serrer de plus près la nature avec des moyens plus sobres. 
Je n’ai jamais été maître de mon étonnement en me retrouvant devant ce fragile débris, merveilleusement conservé jusqu’à nous, et qui attesterait seul au besoin que l’apogée de l’art égyptien coïncide avec son origine, ou du moins ce que nous appelons ainsi, faute de pouvoir reculer plus loin nos investigations. Car c’est là le fait capital qui se dégage de cette étude : dès les premiers jours de l’ancien empire, l’art national nous apparaît fixé dans ses règles essentielles, telles qu’elles se perpétueront durant quatre ou cinq mille ans, supérieur d’emblée à tout ce qu’il produira dans la suite.
Supériorité relative d’ailleurs. Après avoir loué comme il convient cette vieille école égyptienne, il en faut dire la secrète faiblesse et en tirer pour nous une leçon. Elle est essentiellement et franchement réaliste, au sens où nous prenons le mot aujourd’hui. Dans la reproduction de l’homme, au travers des entraves du formulaire, dans celle plus libre des animaux, son seul but est l’équivalence exacte des réalités ; elle pousse à la dernière limite les qualités d’observation, celles de l’imagination lui manquent. La race chamitique n’a jamais eu la notion de l’idéal, telle que l’ont comprise les Grecs et à leur suite le monde civilisé ; dans ses œuvres les plus achevées, on retrouve la copie scrupuleuse de la nature : on y chercherait vainement l’âme et l’individualité de l’artiste. On a même pu refuser sans trop d’injustice le nom d’art à cette tradition qui en arrive à ne plus chercher que des signes d’idées, comme ceux des hiéroglyphes dans la représentation des choses ; l’ouvrier de l’ancien empire ne considère déjà plus la personne humaine que comme un instrument destiné à traduire l’action qu’il veut figurer, sans se préoccuper des sentiments que peut éveiller chez elle cette action : son tableau est purement descriptif, objectif, diraient nos voisins d’outre-Rhin."

extrait de Histoires orientales, 1880, par Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910), diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888)

vendredi 25 octobre 2019

La sculpture, dans l'art égyptien, "visait au grand, au sublime" (Jean-Jacques Guillemin)


photo de Francis Frith (1858)

"C'est toujours dans des proportions gigantesques que l'art égyptien a conçu ses œuvres. La sculpture, comme l'architecture, dont elle n'était guère qu'une dépendance, visait au grand, au sublime. Les statues égyptiennes étaient des colosses. 
Une des formes qu'affectionnait volontiers la statuaire était celle du sphinx. On sait que le sphinx est une tête humaine placée sur un corps de lion accroupi et allongeant les deux pieds de devant. Comme il a fallu absolument trouver du mystère et de la science dans tout ce qui appartient à l'Égypte, on a prétendu que ses statues indiquaient symboliquement les débordements du Nil sous les constellations du Lion et de la Vierge ; mais il est certain que le sphinx était pour les Égyptiens le signe au moyen duquel on écrivait hiéroglyphiquement les mots Seigneur. Le sphinx n'était donc pas autre chose qu'une désignation de la royauté. (...)
C'était encore la Thébaïde qui renfermait les plus nombreux monuments de ce genre. C'est là que se trouvaient d'énormes colosses, parmi lesquels la statue de Memnon jouissait d'une si grande célébrité. Non loin de cette ruine gigantesque, on a retrouvé les restes de dix-huit autres colosses, dont les moindres avaient vingt pieds de hauteur.
L'Égypte renfermait, en outre, une foule de statues de dimension naturelle que l'on peut admirer dans les différents musées de l'Europe. Un auteur arabe du douzième siècle, Abdallatif, assure que la beauté du visage de ces statues, et la justesse de leurs proportions sont ce que l'art de l'homme peut faire de plus excellent, et ce qu'une substance telle que la pierre peut recevoir de plus parfait ; il n'y manque que l'imitation des chairs et des muscles. "J'ai vu, ajoute-t-il, deux lions placés en face l'un de l'autre, à peu de distance : leur aspect inspirait de la terreur."

Il faut ajouter à tous ces monuments de la statuaire égyptienne une foule de bas-reliefs de la plus grande perfection, destinés sans doute à jeter une vive lumière sur l'histoire de ce grand pays.
Il nous reste moins de monuments de la peinture. Les représentations trouvées dans les ruines de quelques maisons particulières, et dans les grottes sépulcrales de Beni-Hassan, attestent que les Égyptiens savaient donner à leurs dessins une grande finesse et une remarquable beauté."


extrait de Histoire ancienne de l'Orient, 3e édition 1863, par Jean-Jacques Guillemin (1814-1870), agrégé d'histoire, docteur ès lettres, professeur au collège Stanislas à Paris, puis recteur à Douai et à Nancy












Une "impression de magnificence dans la force et dans la sobriété" (Édouard Schuré, à propos de la mosquée Sultan Hassan - le Caire)

Héliogravure par Lehnert & Landrock, vers 1910
"Il est une mosquée qui résume en quelque sorte l'esprit de toutes les autres et condense en une image architecturale tout le génie de l'Islam :c'est la mosquée de Sultan Hassan. Quand on aperçoit de loin son massif sombre et carré qui domine la ville à l'extrémité du boulevard Méhémet-Ali, on dirait un château féodal, quelque monstrueuse prison du moyen âge. Mais bientôt sa frise fouillée en petites niches, son dôme en pointe et ses deux minarets annoncent la demeure consacrée à Allah. Le minaret de droite, le plus haut du Caire, est une énorme tour octogone, à trois balcons, de structure sobre et puissante. Couronné d'une petite coupole comme d'un turban, il ressemble à un gigantesque muezzin qui veille jour et nuit sur la maison de prière et sur la ville. 
Tout dans cette mosquée est prodigieux et colossal. L'unique porte d'entrée s'élève à soixante pieds et atteint presque la frise de la muraille. On croirait que le porche, effrayé par l'approche du souverain, s'est haussé d'un seul coup en nef de cathédrale, se couvrant d'arabesques et laissant retomber en baldaquin les stalactites innombrables de sa voussure, pour laisser passer la majesté du sultan suivi de tout le peuple des croyants. 
Traversons le vestibule, où Hassan rendait la justice du haut de son divan, puis un long corridor. Nous voici dans la cour intérieure, au rendez-vous de la prière, au cœur de la mosquée. Rien de plus simple et de plus grand. Une vaste cour carrée à hautes murailles, à ciel ouvert. Sur chacun de ses côtés, une grande arche à double courbure ouvre sur une salle cintrée. Celle du sud-est, orientée vers la Mecque, a vingt et un mètres d'ouverture et forme le sanctuaire. Au fond, la niche à prières (mirhab) en marbre de diverses couleurs ; de côté, la chaire à prêcher (member) (sic : il faut lire "minbar"). Une inscription en caractères koufiques court sur la frise, au milieu d'arabesques légères. Un lustre en bronze ciselé, une foule de lanternes de verre coloré, qui ne s'allument qu'aux grandes fêtes, pendent de la voûte et planent comme des génies immobiles ou des âmes ardentes sur les fidèles prosternés. 
Mais il faut revenir dans la cour pour résumer l'ensemble de cette impression, qui est celle de la magnificence dans la force et dans la sobriété. Au centre s'élève la fontaine des ablutions, à huit colonnettes supportant une large coupole. Cette sphère, dont le bas est engagé dans la toiture et le couronnement octogonal de la fontaine, mesure huit mètres de diamètre. Elle est peinte en bleu et représente le monde ; un pignon la surmonte avec un croissant. Cette fontaine bizarre ajoute à la majesté de l'édifice. Elle élargit la cour et hallucine le regard. Ne dirait-on pas le globe terrestre descendu avec son satellite dans le temple d'Allah pour faire lui aussi sa prière ?"


extrait de Sanctuaires d'Orient Égypte, Grèce, Palestine, 1907, par Édouard Schuré (1841-1929), écrivain, philosophe et musicologue français

jeudi 24 octobre 2019

"Le Nil commande tout ici de son battement de cœur" (Jacques Boulenger, à propos de l'Égypte)

la barque solaire (Wikipedia)
"- J'espère bien que vous n'allez pas faire la Haute-Égypte en chemin de fer, m’a dit M. L...
- Mais c'est que je comptais justement...
- Croyez-moi, ne faites pas cela. Parcourir en voiture la plaine du Delta, c’est très bien ; il n’y a pas d'autre moyen d'ouvrir ces noix closes que sont les villages arabes. Mais aller par le chemin de fer ou même en auto du Caire à Louxor et de Louxor à Assouan, c’est trahir l'Égypte, vraiment. Ïl faut monter en elle, la pénétrer par le Nil. Elle est toute tournée vers lui ; elle lui fait révérences et sourires de toutes parts. Ne soyez pas comme le touriste pressé qui passe par les coulisses et les escaliers dérobés du château pour gagner du temps. Le Nil, c'est l'Égypte même, voyons !
- Oui, oui, "l'Égypte est un don du Nil", je le sais.
- Ce n’est pas parce qu'un mot heureux est devenu lieu commun qu'il perd sa vérité. Bien sûr toutes les sociétés humaines sont des dons des cours d'eau...

L... est professeur. Il est bavard aussi. Il reprend :
- Jadis le Nil se jetait dans la mer à peu près à l'endroit du Caire ; son embouchure s’étendait de la colline de Mokattan au plateau des Pyramides de Gizèh. En ce temps-là, il était clair et roulait plus de cailloux que de limon, et ses affluents, dont on voit encore les lits desséchés, entretenaient comme lui sur leurs bords une large moisissure de plaines verdoyantes, de forêts et d’hommes. Car il y a une préhistoire du pays : Jacques de Morgan, il y a déjà quarante ans, puis le P. Bovier-Lapierre et d'autres ont trouvé de l’acheuléen, du moustérien, du préchelléen même, et tout récemment encore, on a déterré... Oui, je sais que cela ne vous intéresse pas, mon pauvre garçon.
- Si ! Si ! m'écrié-je faiblement.
- Vous me faites pitié. Mais ce n’est pas une raison pour que je vous laisse courir la Haute-Égypte en wagon. Si vous n’avez pas acquis le sentiment du Nil, si vous ne vous êtes pas soumis à son rythme muet, vous ne comprendrez rien à Thèbes, rien de rien. Tout est fluvial ici, l'inspiration de l’art, de la vie, le culte même. Ce n'est pas en char que s’élance le soleil comme chez les Grecs et les Latins : c'est en barque, dans la bonne barque des millions d'années, qu’Amon-Râ glisse sur les eaux célestes avant d'entrer dans la nuit par la bouche de la fente, servi par tout un équipage de mariniers divins qui ne sont que des formes de lui-même ; et les étoiles, la terre même flottent en sa compagnie. De même le dieu terrestre, le Pharaon, coiffé de sa lourde coiffure à mortier, vogue sur le fleuve dans sa barque d’argent à la proue incrustée d'or, et toute l'Égypte y navigue avec lui : son pain, ses armées, ses dieux, ses captifs, ses trésors, son peuple innombrable qui coule comme le sable de la main, les pierres de ses édifices, le butin de ses soldats. Elle épouse son fleuve, elle se colle à lui, elle jaillit avec lui et élève une longue tige qui s’épanouit en bouquet tel un palmier doum. Le Nil commande tout ici de son battement de cœur. Et les temples comme les tombeaux sont pleins de bateaux, d'ibis, de crocodiles et de petits canards."

extrait de Au fil du Nil, 1933, par Jacques Boulenger (1879 - 1944), écrivain, critique littéraire et journaliste français.