lundi 11 novembre 2019

"Garder à travers des siècles de siècles une inaltérable personnalité, c’est, il semble, le secret de l’Égypte" (Lucie Delarue-Mardrus)

"procession égyptienne", par Frederick Arthur Bridgman (1847-1928)
 "Après avoir salué le Sphinx, et, de près, les Pyramides ; fait une première visite au musée ; vu le tombeau des khalifes, El Azhar et autres majestés dont je ne dirai rien, n’ayant pour objet ici ni de les décrire ni de répéter les poèmes ou les proses qu’elles m’inspirèrent, nous commençâmes, ayant devant nous tout le temps souhaitable, à vivre le Caire autrement qu’en touristes. 
Si je ferme les yeux pour retrouver mes impressions de ce Caire-là (l’indigène), je vois une immense ville aux couleurs du lion, ses maisons étroitement collées les unes aux autres dans le bleu de cobalt d’un beau temps invariable, leurs étages se superposant avec des légèretés d’échafaudages, leur vétusté couverte d’une fine poussière d’or ; je sens les roues de nos voitures (ou nos pieds), s’avancer partout comme sur de la peau de Suède ; je suis obsédée par le circuit perpétuel et le sifflet des éperviers au-dessus des rues (...).
Laissons aux touristes l’Orient qu’ils méritent et peut-être souhaitent et qui, dans leur esprit, finit toujours par tourner au bazar. Au Caire je n’en ai jamais vu pousser plus loin que "le Mouski", quartier commercial aménagé pour eux avec juste la dose d’exotisme qu’il leur faut. Mais nul d’entre eux ne se doutait que pouvait exister le Vieux Caire et tout ce qu’on y découvrait quand on cherchait autre chose que des bracelets de verre, des narghilés ou des écharpes lamées. Il est vrai que, sans la connaissance de la langue arabe et de la chose orientale, on n’y eût vu que des maisons croulantes dans des ruelles sans explication, et du soleil dans du silence.
Et moi, pour introducteur, j’avais le docteur J. C. Mardrus.
Existe-t-il encore, ce vieux Caire ? Reste-t-il encore quelque chose d’intégralement oriental, même, dans cette Égypte que j’ai connue bien avant les réformes contagieuses de Mustapha Kémal, cette Égypte que l’Islam laissait si souvent être pareille à sa millénaire Histoire ?
Cette Histoire, pourtant, sauf quelques érudits spécialisés, élèves de l’égyptologie française, le peuple égyptien l’ignorait profondément. Rien de conscient dans la continuation du grand passé.
Je ne crains pas d’affirmer que, plus d’une fois, j’ai vu de mes yeux défiler les descendants du Bœuf Apis jusque dans les rues de la ville. Ces buffles couronnés, un rang de perles bleues contre le mauvais œil, bimbeloterie couleur de turquoise, éclatait magnifiquement sur leur tête noire, les rendait fantastiques. Les béliers aussi, qui les accompagnaient, s’adornaient des mêmes talismans. Pourquoi pas imaginer que ces bêtes, jadis divinités animales, n’avaient pas cessé depuis les temps pharaoniques et malgré toutes les invasions, de porter quelque parure distinctive sur leur front cornu ? Le berger musulman qui les conduisait ne se souciait pas plus de sa propre ressemblance avec les momies des sarcophages. Traditions fidèlement observées encore que dépouillées, voire complètement détournées de leur sens primitif.
Puisque la peur du mauvais œil s’est substituée à l’idolâtrie païenne, puisque les perles bleues protègent le bétail, elles protégeront aussi bien les enfants ; les objets, même. Voilà pourquoi, chez les femmes d’humble classe, je remarquais si souvent deux ou trois de ces perles d’azur suspendues jusque sur des machines à coudre.
(...)
Garder à travers des siècles de siècles, même quant au type physique, une inaltérable personnalité, c’est, il semble, - c’était - le secret de l’Égypte.
Malgré tous les bouleversements qui l’ont ravagé, ce pays, et depuis les temps les plus reculés, n’a-t-il pas montré qu’il se refusait à digérer l’étranger ? Plus envahi, plus possédé qu’aucun autre, il a vomi tour à tour les Hyksôs, les Perses, les Macédoniens, les Grecs, les Romains, les Arabes, les Turcs, les Français, les Anglais (ou presque), et chaque fois s’est retrouvé lui-même, gardé qui sait ?… par ses vieux dieux de pierre dont tant sont toujours debout sur les ruines successives de l’Histoire." 



extrait de El Arab, l'Orient que j'ai connu, par Lucie Delarue-Mardrus 1874-1945), poétesse, romancière, journaliste, historienne, sculptrice et dessinatrice française, épouse de l'orientaliste Joseph-Charles Mardrus



dimanche 10 novembre 2019

"Ce fleuve célèbre mérita les autels et le culte qui lui furent décernés" (Jacques Joseph Champollion, à propos du Nil)


photo extraite de Le Nil : Monuments. Paysages, Explorations photographiques 
par John Beasley Greene (1832-1856)
"Du reste, l’eau du Nil était d'un usage universel, et si les anciens divinisèrent le fleuve comme le créateur et le père nourricier de l'Égypte, ils ne lui devaient pas moins de gratitude pour les qualités essentiellement bienfaisantes de ses eaux. Cette précieuse propriété était connue de tous dès la plus haute antiquité ; Hérodote avait appris que lorsque le grand roi, celui de Perse, se mettait en campagne, on amenait pour lui, outre les approvisionnements en viandes et en grains nécessaires à sa consommation personnelle, l'eau même dont il aurait besoin pour toute la campagne ; que cette eau était tirée du Choaspe qui traverse la ville de Suze ; que c'était la seule dont le roi fît usage, et qu'un grand nombre de chariots à quatre roues, tirés par des mulets, portaient dans des flacons d'argent cette eau, qu'on avait qu'on avait fait bouillir auparavant. 
On ignore si les Pharaons, dans leurs voyages ou leurs guerres hors de l'Égypte et loin du Nil, faisaient apporter avec eux leur approvisionnement d'eau de leur fleuve sacré ; ce qui est certain, c’est la juste renommée dont cette eau n'a pas cessé de jouir depuis les premiers temps historiques jusqu'à nos jours. Les voyageurs anciens et modernes sont unanimes sur ce point ; et tous nos contemporains y ajoutent leur suffrage d'une expression non équivoque. L'analyse chimique a donné les raisons d'un tel phénomène, et a fait reconnaître que l'eau du Nil est d'une grande pureté ; qu'elle paraît très bonne pour la préparation des aliments, et même pour les arts chimiques, où elle peut remplacer l’eau de pluie, dont le pays est privé, et l'eau distillée, difficile à obtenir en grande quantité dans un pays où les combustibles sont rares. Elle est surtout bienfaisante et salutaire pour l'espèce humaine ; elle est peut-être la plus saine de toutes les eaux de la terre ; et sans lui attribuer les vertus surnaturelles dont une longue tradition, à peine éteinte, la dotait sans hésitation, d’unanimes louanges lui sont accordées par ceux, soit étrangers, soit naturels, qui en ont fait usage dans toutes les saisons, et l'on croira sans peine qu’il en existe à Constantinople un approvisionnement pour l'usage du grand-seigneur et celui de sa famille.
Les anciens Égyptiens ne négligèrent pas de chercher le moyen de rendre toujours potable cette eau si nécessaire, et que les effets de l'inondation rendent, pendant trois mois de l'année, trouble, rougeâtre, épaisse, à force d'être chargée de limon, et réellement dégoûtante, toutefois moins au goût qu’à la vue. Ils y parvinrent, et découvrirent que pour clarifier cette eau à toutes les époques de l’année, il suffisait de frotter avec des amandes amères broyées, les bords ou les parois intérieures du vase où l'eau est contenue.
C'est le même procédé que les Égyptiens de nos jours emploient au même effet, et avec un succès constaté par quelques milliers d'années. Rien n'est plus commun dans les représentations des usages antiques de l'Égypte, que d'y voir, dans l’intérieur des habitations, comme au milieu des champs, dans les jardins, aussi bien que dans les lieux de travail, des jarres remplies d'eau, posées sur des trépieds en bois, dans les coins les plus abrités des habitations, à l'ombre d’un arbre dans la campagne ou en plein air, rafraîchies par des serviteurs qui agitent l'air autour avec des éventails. On ne peut douter, au surplus, que les anciens n'aient devancé les modernes dans une précaution si indispensable pour l'approvisionnement d'eau dans les villes situées à quelque distance des bords du Nil, au moyen de quelqu'une de ses branches ou de ses canaux : l'inondation était régularisée en effet de telle sorte que le fleuve, soit par son élévation, soit par des canaux, allait remplir les citernes destinées à cet approvisionnement usuel ; et si l’on se souvient de la forme singulière de la vallée du Nil, sa superficie étant semblable à celle d'un dos d'âne, dont le fleuve occupe le point le plus élevé, on voit dès lors avec quelle facilité, et presque sans travail dans un terrain limoneux, les eaux du Nil pouvaient être conduites dans les lieux habités les plus éloignés des limites où parvient l’inondation, et comment ce fleuve, répandant ses bienfaits sur toute l'Égypte, fécondant son sol, pourvoyant avec largesse à l'une des plus impérieuses nécessités pour la vie des hommes, ce fleuve célèbre mérita les autels et le culte qui lui furent décernés par la reconnaissance d’une nation illustre et puissante."


extrait de L'Univers. Histoire et description de trous les peuples. Égypte ancienne, 1839, par Jacques-Joseph Champollion, dit Champollion-Figeac (1778-1967), philologue, archéologue, professeur de littérature grecque à la faculté des lettres de Grenoble puis doyen de cette faculté, conservateur des manuscrits à la Bibliothèque nationale et professeur de paléographie à l'École des chartes. Frère aîné de Jean-François Champollion.

samedi 9 novembre 2019

"L'Égypte, plus qu'aucun pays, mérite d'être connue" (Jehan d'Ivray)



"Le temps n'est plus où, sur la foi du vieil Homère, Hérodote s'écriait au IIe livre de son histoire : "Aller en Égypte ; voyage long et difficile !"...
De nos jours, rien ne s'oppose à ce que la traversée, jadis périlleuse et interminable, ne s'accomplisse avec la rapidité et le confort souhaités par les plus exigeants de nos modernes touristes.

Sans la guerre, dont les effets se manifestent encore dans toutes les branches, on pourrait, à l'heure présente, se rendre de Marseille à Alexandrie en moins de trois jours.
Malgré les retards apportés aux améliorations projetées, il n'en demeure pas moins que ce "voyage long et difficile" ne constitue plus qu'une promenade.
Bientôt, on ira plus vite, et plus volontiers, visiter les Pyramides, que l'on ne se rend aux Pyrénées ou au Mont-Blanc.
Alors, insensiblement, se déchirera le voile mystérieux derrière lequel s'abrite la vieille terre pharaonique ; le passé de ce pays merveilleux n'aura plus rien qui nous étonne et nous attire. Déjà, l'Égypte des Ptolémées et celle des Khalifes, si proche de nous, semblent faire partie de notre histoire. Il en reste bien peu de choses... Pourtant les Latins que nous sommes ne peuvent, sans émotion, contempler ces lieux où se déroulèrent les plus belles, les plus ardentes phases de la vie d'Antoine et de celle de César. Les Français ne sauraient non plus fouler avec indifférence le sol brûlant où coula le sang des soldats de Bonaparte.
Ils ne pourront regarder, les yeux secs, la demeure branlante mais encore debout où vécurent les savants amenés par le général en chef et qui, les premiers, étudièrent sur place et répandirent dans le monde cette science connue depuis sous le nom d'Égyptologie.
Pour cela, il est bon de se hâter et de regarder l'antique patrie de Menès et d'Amenophis avant qu'elle ait perdu tout à fait ce cachet spécial qui, si longtemps, fit d'elle la nation privilégiée dont chacun parle et que tous ignorent ; terre de beauté dont le plus infime grain de poussière portait une gloire, terre de grandeur où naquit, dans un âge que notre imagination rapproche du rêve, la première civilisation africaine.
L'Égypte, plus qu'aucun pays, mérite d'être connue. Les événements extraordinaires de ses trois époques, si parfaitement distinctes : époque pharaonique, époque gréco-romaine, époque des Khalifes, la parent d'un nimbe unique. Au milieu des difficultés sans nombre qui lui furent créées par les différents usurpateurs, le malheureux indigène s'est constamment débattu sans faiblesse. Il a su garder non seulement ses coutumes ancestrales et sa proverbiale sérénité, mais le type même de sa race s'est conservé parmi ceux que les races étrangères n'ont point approchés. Il suffit de parcourir les villages du Delta ou de la Haute-Égypte pour se rendre compte que tels vous accueillent les paisibles habitants de l'Isbeh perdue dans la vaste plaine, tels les contemporains de Ramsès durent aussi venir sur le pas des portes recevoir l'hôte envoyé par Amon ou par Osiris."


extrait de L'Égypte éternelle, de Jehan d'Ivray (1861-1940), nom de plume de Jeanne Puech, écrivaine française,
épouse de l'Égyptien Selim Fahmy Bey

vendredi 8 novembre 2019

"L'âne d'Égypte n'a rien de commun avec notre baudet d'Europe" (Ludovic Lepic)

photo d'Hippolyte Arnoux (en activité vers 1860-1890)

"Au Caire, jadis les voitures étaient rares, le cheval et l'âne étaient les seuls moyens de locomotion employés : aujourd'hui, depuis qu'une épidémie a fait disparaître presque tous les chevaux de l'Égypte, l'âne reste seul, et Dieu sait si on l'utilise. L'Européen est seul à aller à pied dans les rues du Caire, et l'on rencontre les plus grands personnages, les officiers en uniforme avec leur sabre, les plus pauvres et les plus riches, allant à leurs affaires sur cette modeste monture, que suit un gamin, toujours de bonne humeur, qui vous escorte à toute allure, en grignotant un peu de pain ou des fruits qui constituent son repas.
L'âne d'Égypte n'a rien de commun avec notre baudet d'Europe. Voyez-le sur les places attendant la pratique. Il est propre et luisant. Sa tête bien rênée se dresse fine et coquette, son cou se plie comme celui du cheval ; sur son poil, le ciseau du tondeur a dessiné le long de ses épaules, de ses jambes, de ses cuisses les festons les plus capricieux et les plus fantastiques ; la selle est haute, en drap brodé de soie, souvent d'or et d'argent, ou en cuir également brodé. La bride est une ganse de différentes couleurs, non moins propre que le reste ; une fois le cavalier en selle, l'animal part au galop, et soutient cette allure pendant une heure ; son pied est sûr, il ne butte jamais ; les chutes sont rares et presque inconnues.
Le prix de ces animaux égale et surpasse souvent celui d'un cheval. Un bel âne se vend jusqu'à 2500 et 3000 francs ; mais il faut le voir stepper et trottiner sous son cavalier, encapuchonnant sa tête comme le ferait un pur sang : j'ai rencontré souvent des Arabes riches, ainsi montés, traversant avec leur suite les places du Caire, et c'était d'une belle allure. L'âne du fellah, quoique plus modeste, moins bien nourri, n'en remontrerait pas moins à tous nos bourriquets ; les ânes du Bois de Boulogne, le bonheur de notre enfance, seraient de pauvres misérables auprès de ces campagnards égyptiens. On ne les attelle guère, la charrette étant une chose inconnue au bord du Nil : ils portent des fardeaux et de lourdes charges ; on voit souvent deux Arabes sur une petite bête, qui malgré ce poids trotte et fait gaiement une longue route à travers les terres, car, en fait de route, il n'existe que la digue, le désert ou le Nil. 
L'intimité de l'âne et de son petit gardien, qui a de huit à quatorze ans, est chose touchante. L'enfant le débride sitôt la course finie, il le caresse, l'essuie, le fait boire, lui donne un peu de son pain et l'embrasse : j'en ai vu qui, après avoir ôté la selle, se roulaient par terre avec eux, en jouant, et parfois dorment couchés sur leur ventre ou entre leurs quatre pattes. Il y a quelques années, au moment des grands travaux du canal de Suez, les gamins du Caire, vous offrant leur monture, avaient soin de vous dire : "Monsieur, l'âne de M. de Lesseps !" Tous les baudets étaient l'âne de M. de Lesseps ; mais à présent ce boniment engageant n'est plus employé. À l'époque de l'expédition d'Égypte, les ânes jouèrent un rôle considérable dans l'armée française, c'était une joie pour nos soldats que de faire leurs courses et leurs provisions sur ces quadrupèdes. Pleins d'égards pour eux, ils les appelaient leurs demi-savants, parce que les membres de l'Institut les avaient adoptés pour montures. Ils furent même cause qu'un commandement spécial s'introduisit dans la théorie militaire : comme toutes les colonnes étaient munies d'une commission scientifique, qu'elles devaient aider et protéger, dès que l'on était surpris par une attaque imprévue, on entendait ce commandement prononcé par le chef de la colonne et répété, par les officiers : "Les ânes et les savants au milieu du carré." Il fallait immédiatement tout quitter et obéir, quitte, après l'action, à courir après les notes, les papiers et les instruments qui jonchaient le terrain."

extrait de La dernière Égypte, par Ludovic Lepic (1839-1889), peintre et graveur français

"La vallée des Rois, gorge d'un aspect sévère, où rien ne rappelle la vie, et qui n'est habitée et habitable que par la mort" (Jean-Jacques Ampère)

carte postale datée de 1900 - auteur : ?

"Nous avons vu les cinq monuments principaux de Thèbes, dont chacun renferme plusieurs monuments : sur la rive droite du Nil, Karnac et Louksor ; sur la rive gauche, Gournah, le Ramesséum et Médinet-Habou. Ces cinq édifices ont servi de demeures aux vivants. Aujourd'hui nous irons faire visite aux morts. Nous visiterons la nécropole, cette ville des tombeaux qui, placée à côté de Thèbes pour recueillir les cadavres de ses habitants, a dû être bientôt plus peuplée qu'elle, car la nécropole recevait toujours sans rien rendre et sans rien perdre. Assurer la perpétuité du corps, symbole peut-être de l'immortalité de l'âme, c'était, on le sait, le grand but des Égyptiens. Pour les corps qu'ils voulaient défendre de la destruction, il fallait créer des demeures impérissables. C'était chez eux, comme l'a dit madame de Staël, "un besoin de l'âme de lutter contre la mort, en préparant sur cette terre un asile presque éternel à leurs cendres".
Les premiers rois avaient imaginé les pyramides ; mais les pyramides elles-mêmes peuvent être détruites par la main de l'homme. Naguère l'une d'elles a failli succomber sous les instruments de la civilisation mis au service de la barbarie. Il était plus sûr encore d'abriter ses restes dans le sein de ces pyramides naturelles qui dominent la plaine de Thèbes, de ces montagnes calcaires qui, entièrement dépourvues de végétation, ne recevant jamais l'eau du ciel, n'étant traversées par aucune source, offrent toutes les garanties possibles de permanence et d'indestructibilité. Aussi, c'est là que sujets et monarques ont voulu reposer dans des grottes souterraines qui souvent sont des habitations spacieuses. La montagne qui regarde Thèbes, du côté de l'ouest, est criblée de tombeaux dont les hôtes, comme on le voit par les inscriptions hiéroglyphiques, appartenaient tous aux classes élevées de la société. Où étaient enfouis les morts d'une condition obscure ? 

L'asile sépulcral des Pharaons était plus mystérieux, plus séparé du monde des vivants. Pour l'atteindre, il faut franchir cette montagne de l'ouest, et on ne peut le faire qu'avec assez de fatigue. Alors on arrive dans la vallée des Rois, gorge d'un aspect sévère, où rien ne rappelle la vie, et qui n'est habitée et habitable que par la mort. Là , dans le sein du roc, dans les profondeurs du sol calcaire, sont creusés des palais souterrains composés d'un grand nombre de chambres et formés quelquefois de plusieurs étages. Ces palais, dont tous les murs sont couverts d'hiéroglyphes et de peintures, et resplendissent aux flambeaux des couleurs les plus brillantes, ce sont les tombeaux des rois."

extrait de Voyage en Égypte et en Nubie, par Jean-Jacques Ampère (1800-1864)

mercredi 6 novembre 2019

Karnak "se voit mais ne se décrit pas" (Élie Reclus)

photo signée Schroeder et Cie, vers 1900

"De Louxor, de petits ânes nous portent en quelque temps de galop à Carnac, où nous passons la journée. Nous faisons notre entrée dans l'ensemble de ruines le plus colossal qui existe au monde, par une avenue de sphinx, jadis à tête de bélier, avant qu'ils ne fussent décapités par Cambyse ; car de temps en temps il arrive qu'on décapite des divinités.
Carnac se voit mais ne se décrit pas. Je puis dire que dans un sanctuaire, jadis terrible et sombre et maintenant effondré, des moineaux voletant de ci de là, se pendant aux corniches, se glissant dans les fentes des parois, égayaient la scène du froufrou de leurs ailes et de leurs pépiements aigus - mais comment donner une idée des colonnes, hautes, épaisses de je ne sais combien de mètres, autour desquelles les pierrots s'ébattent et s'ébaudissent ? On se sent mince comme un insecte, tandis qu'on avance entre ces piliers qui encombrent l'espace. "Poésie énorme" à réjouir Victor Hugo. Végétation de pierre, obélisques de cent pieds de haut, roseaux gros comme des chênes séculaires, blocs gigantesques mal suspendus dans les airs, masses croulantes, éboulis, chaos. Au bout de l'avenue des six cents sphinx, se dressent deux pylônes, hauts comme une citadelle ; à côté, deux colosses se tiennent debout, gardant les temples et les palais, les rois et les dieux ; ils n'ont plus de tête, mais qu'importe !
Il fait bon rêver ici au soleil couchant, contemplant l'orgueil des Osochor, des Thotmès, des Psinaches et Psusennes, regardant ce qui nous reste des victoires et conquêtes des Pharaons, tandis que l'immense géant Ramsès égorge toujours des tribus de pygmées. Ces débris prennent au crépuscule des formes étranges, on dirait des cristallisations chimiques, des cubes et aiguilles de carbonate de chaux. Au milieu de ces pierres, contre un ciel safran s'élèvent des palmiers, qui se mirent dans des étangs encore remplis provenant des eaux de la dernière inondation. Que les ruines sont belles ! Mais nulle ruine ne vaut celle de la superbe capitale des Fils du soleil, et l'on sourit de pitié à la figure que feraient auprès de ces décombres amoncelés et le Louvre et les Tuileries et Notre-Dame. À côté, la basilique renversée de Saint-Pierre de Rome ne serait plus qu'une chose mesquine et misérable.
Sur le pylône du grand temple de Carnac, la première république a mis la main : en l'an VIII, l'armée française passa par là."


extrait de Voyage au Caire et dans la Haute-Égypte, 1865-1875, par Élie Reclus (1827-1904), journaliste, écrivain, ethnologue et militant anarchiste français

mardi 5 novembre 2019

"Arbre par excellence de l'Orient, le palmier est l'orgueil de l'Égypte" (Élie Reclus)

photo de Félix Bonfils (1831 - 1885)
 "Un nouvel élément entre dans le paysage nilotique avec le palmier doum, qui fait maintenant concurrence au nagl, ou palmier commun. De ces deux espèces, la plus répandue est la plus jolie incontestablement, elle donne les fruits les plus savoureux et les plus abondants. Ce sont deux arbres très différents. Le palmier classique monte droit au ciel d'un seul jet. Chaque année il s'élève d'un verticille, dont les palmes s'élèvent, et retombent en une courbe gracieuse. Le palmier est toujours beau. Il est beau seul, dans sa majesté tranquille. Il est beau en groupe, quand, autour du chef de famille, plusieurs troncs se penchent dans de gracieuses attitudes, et reproduisent la disposition qu'une jeune plante affecte avec son bourgeon central et ses feuilles latérales.
Comme de loin ils sont charmants, quand ils regardent dans le ciel clair, dominant un horizon brumeux, ou de vastes plaines de sable, ou encore quand ils mirent dans les eaux du Nil leurs têtes de papyrus ! Et de près, comme on les admire, au-dessus d'une source, ou de touffes de gazons ! Qu'ils sont beaux au soleil, qu'ils sont beaux, quand la lune resplendit, à travers leur feuillage ! Le palmier est splendide dans son entier développement avec sa forme svelte et élancée, avec son tronc qui chaque année gagne en grosseur et vigueur. Il est plus admirable peut-être, quand, tout jeune encore et dépourvu de tronc, ses palmes jaillissent du sol, hautes, nombreuses, serrées, saines, robustes, fraîches et élégantes, fontaine jaillissante de verdure, qui retombe et se déploie en nappes, lames et gouttes d'émeraude. Un gracieux effet est celui que produit sur la tige, magnifique hampe florale, la juxtaposition des deux dernières pousses annuelles, dont la plus récente s'élève en forme de corolle aérienne, et l'ancienne retombe en calice. De sa naissance à la mort, pendant toute sa durée, le palmier est toujours noble et splendide. On en a fait l'image de la victoire. Je vois plutôt en lui le symbole végétal de la perfection native.
Rien dans le palmier, sacré au soleil, et au divin Horus qui rappelle la lutte. Sa nature simple et grandiose, toujours calme et heureuse, n'a jamais connu ni contradiction ni misère. La conformité est ici absolue entre l'œuvre et l'instinct, entre l'idéal et la réalité. Le palmier me rappelle le doux et puissant génie de Raphaël, qui d'emblée trouva sa voie et atteignit sans effort les sommités de l'art. Arbre par excellence de l'Orient, le palmier est l'orgueil de l'Égypte, et la joie des musulmans. Ils disent que partout où fleurit le palmier fleurit aussi l'islam, et qu'après avoir créé Adam, il resta à Dieu quelques poignées de limon, et qu'avec ce limon, il façonna le palmier frère de l'homme. Aussi le prophète - que son nom soit béni !- a prescrit aux croyants de respecter le palmier à l'égal d'une tante du côté paternel. Et quand un Zendj aperçoit un Arabe, nous raconte Masoudi, le Zendj se prosterne et s'écrie : "Salut à l'homme qui vient du pays des palmiers !"
Le palmier dit doum ou thébain, a voulu mieux faire que l'autre. Il a donné à ses palmes la forme de l'éventail, forme on ne peut plus élégante quand elle est isolée ; mais la réunion de ces éventails, lourde et massive, fait triste figure à côté des feuilles aériennes délicatement pennées du nagl, lequel, par compensation, ne donne qu'une ombre encore moindre, une ombre qui n'empêche de pousser le blé, ni aucune des petites cultures.
Le doum a voulu se rapprocher du type dicotylédonique, il ambitionne un branchage, mais il ne fait autre chose que bifurquer ou trifurquer son tronc ; essai gauche et malheureux qui aboutit à une déplorable maigreur. Rarement les doums embellissent le paysage le plus souvent, on dirait des arbres, comme en font les gamins dans leurs premières ébauches de dessin des balais solitaires, ficelés dans des positions contournées et gênantes.
Je regrette d'avoir à dire du doum des choses si peu agréables - je respecte sa tentative, mais je constate et déplore son insuccès."



extrait de Voyage au Caire et dans la Haute-Égypte, 1865-1875, par Élie Reclus (1827-1904), journaliste, écrivain, ethnologue et militant anarchiste français