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carte de l'Égypte, datée de 1805 |
"Les premiers jours qu’on voyage sur le Nil, on est enchanté du spectacle ; mais la physionomie du pays est toujours la même : ce sont toujours des villages bâtis de terre avec leurs palmiers et leurs minarets, des canaux avec leurs digues, de vastes campagnes couvertes de moissons, une multitude de fellahs toujours misérables. Le cours du Nil nous offre aussi un aspect qui ne varie point ; souvent, après avoir fait quelques lieues, nous croyons encore nous trouver au même endroit. On ne change pas plus d’horizon que lorsqu’on navigue en pleine mer, et qu’on n’aperçoit que le ciel et les flots. Dans deux mois, le Nil commencera à croître, puis il sortira de son lit, ses eaux couvriront les plaines ; les villages, les bourgs paraîtront comme de petites îles, et le Delta sera comme un archipel. Après cela le fleuve reprendra son cours ; on cultivera de nouveau les terres ; on leur confiera les germes de la fécondité, et la campagne se couvrira d’autres moissons. Voilà toutes les variétés du pays où nous sommes, voilà tout ce qu’on voit en Égypte depuis le temps de la création. (...)
Vous devez bien penser que nous n’oublions pas Hérodote, et
que le père de l’histoire ne nous a point quittés dans nos courses ;
son livre intitulé Euterpe est moins un récit historique qu’une relation
de voyage. C’est au vieil Hérodote que nous faisons toutes nos
questions sur les merveilles de l’ancienne Égypte ; il nous impatiente
quelquefois par ses réticences, par ses scrupules ; il y a une
foule de choses qu’il sait très bien, qu’il a vues de ses propres yeux,
et qu’il n’ose pas nous dire ; il se fait surtout un scrupule de parler
de la religion des Égyptiens, et par respect pour les dieux, il nous
cache la vérité ; mais s’il y a des lacunes dans ses récits, je suis du
moins plein de confiance pour ce qu’il nous rapporte, et j’aime
mieux, à tout prendre, un historien qui en sait plus qu’il n’en dit,
que tant d’autres qui en disent plus qu’ils n’en savent.
J’ai interrogé
le bon Hérodote sur la formation du Delta, dont nous côtoyons
maintenant les rivages ; cette riche province, nous dit-il, n’était
qu’un vaste marécage au temps du roi Menés ; l’Égypte n’allait pas
plus loin que le lac Méris ; le Delta, formé par les alluvions, fut un présent du Nil.
Telle est l’opinion que le père de l’histoire trouva
établie parmi les Égyptiens ; cette opinion adoptée par les savants
modernes, nous explique la construction successive de Thèbes,
de Memphis, de Saïs, d’Alexandrie ; à mesure que le pays s’agrandissait
vers la mer, la capitale changeait de place ; le peuple égyptien avec
ses rois, ses palais et ses temples, semblait descendre le Nil pour
prendre possession des provinces que le fleuve avait créées dans son
cours : on ne peut donner une plus grande idée des bienfaits du Nil."
Extrait de Lettre sur l’Égypte, in Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3, par Joseph-François Michaud (1767-1839), historien et pamphlétaire français, auteur d’une Histoire des Croisades