jeudi 23 janvier 2020

"Regarder défiler les rives comme dans un rêve" (Samuel Manning, voyageant vers la Haute-Égypte en dahabiyeh)

illustration extraite de l'ouvrage de Samuel Manning

"Les phénomènes atmosphériques sont aussi très variés et très remarquables. Il n'y a cependant pas de temps dans la vallée du Nil. Au début du voyage, nous disons encore par habitude : "Belle matinée, soirée splendide !", mais peu à peu, nous nous apercevons qu'en Égypte les jours se suivent et se ressemblent. Les remarques intéressantes et originales sur le temps, qui, en Europe, forment si souvent le thème des conversations, seraient ridicules et déplacées en ce pays où la pluie est presque un prodige. Au commencement du printemps, l'apparition désagréable du khamsin pourrait, à la rigueur, fournir un sujet d'entretien. C'est un vent brûlant, desséchant, chargé de fines parcelles d'une poussière qui pénètre partout, remplit les yeux et les oreilles, irrite la peau et donne une impression de malaise extrême. On n'aperçoit les objets qu'à travers un brouillard livide. Les sables du désert se soulèvent en tourbillons qui courent à la surface du sol, puis se dissipent. Sur le fleuve, le khamsin n'est que désagréable ; dans le désert, il devient dangereux. On assure que des caravanes entières ont péri sous le sable amoncelé. À part ce changement atmosphérique, les jours se ressemblent.
Mais quelles variations dans la même journée ! Les matinées sont délicieuses, d'une pureté, d'une fraîcheur et d'une transparence sans égales ; vers midi, toutes les couleurs disparaissent : le paysage est inondé d'une lumière blanche, aveuglante. Même alors, il est doux d'être étendu sur le pont, à l'ombre du tendelet, et livré à la plus délicieuse indolence, d'écouter le clapotement de l'eau le long de la dahabiyèh, de regarder défiler les rives comme dans un rêve. Le soir vient : les couleurs reparaissent et étincellent dans l'embrasement du soleil couchant. Les montagnes se teintent de reflets pourprés. Les rouges et les gris des grès, des granits et des calcaires des berges contrastent admirablement avec le jaune foncé du désert, le vert des rives et le bleu du fleuve, et forment des combinaisons et des oppositions de couleurs merveilleuses. Un crépuscule grisâtre suit immédiatement le coucher du soleil.
Quelques minutes s'écoulent, et un reflet rose tendre envahit la terre et le ciel. Je n'ai jamais vu d'effet de couleur plus féerique. Au lever et au coucher du soleil, les cimes neigeuses des Alpes se colorent d'un rose semblable ; mais l'Égypte a ceci de particulier, que la lumière et la coloration reparaissent après un intervalle de gris pâle, comme lorsque la vie revient dans un corps , et que le phénomène est commun à tout le pays. Je n'ai vu nulle part l'explication de ce splendide phénomène ; je l'attribue, dans mon ignorance, à la réflexion et à la réfraction des rayons du soleil couchant par les sables du désert libyque. Puis la nuit tombe ; et quelle nuit ! Les étoiles brillent avec une intensité inouïe telle que j'ai vu une ombre distincte formée par la planète Jupiter, et que j'ai pu apercevoir ses satellites avec des jumelles ordinaires. Orion étincelait splendidement. Je ne puis dire dans laquelle de ses phases la lune était la plus belle.
Une étroite bande de végétation, de quelques kilomètres de large, borde le fleuve ; au delà, c'est le désert. Les montagnes se retirent quelquefois à de grandes distances ; d'autres fois elles descendent jusqu'au fleuve, formant des falaises hardies souvent couronnées par un couvent copte."


extrait de La terre des Pharaons : Égypte et Sinaï, 1890, par Samuel Manning (1822-1881), ministre baptiste ; traduit librement de l'anglais par E. Dadre

mercredi 22 janvier 2020

"Il y avait dans leurs contours quelque chose qui dénotait la vie" (Enrique Gómez Carrillo, à propos des Colosses de Memnon)

Photoglob Co. Date : 1890

"Oh ! l'extraordinaire, l'invraisemblable magie des nuances dans ces soirs thébains, au pied de ces montagnes qui semblent des décors de théâtre !... Dans la plaine, les sanctuaires en ruines s'animent avec des illuminations de féerie. Le soleil pénètre entre les colonnes et constelle les plafonds d'étoiles d'or. Parfois, un seul pilastre offre toute une gamme de nuances, grâce aux tons rosés de son chapiteau et aux douceurs violacées de son socle. Les figures polychromes des murs s'animent sous les agitations irisées des rayons légers du soleil, que l'on dirait tamisés par des voiles d'améthyste et de rubis. Dans les angles intérieurs, où la pénombre triomphe de la clarté dans leur lutte de demi-teintes, les pierres se couvrent de mystérieuses taches phosphorescentes. Mais, dès que nous nous approchons des vastes espaces libres, les colonnes et les plafonds se baignent dans de délicieuses lueurs. À chaque moment, une de ces figures de carmin, qui perpétuent dans les vestibules la grâce svelte des princesses lointaines, s'étire comme une flamme. Dans l'atmosphère diaphane, il n'y a pas un détail qui ne s'anime, pas une ligne qui n'apparaisse en pleine valeur, pas un relief qui ne palpite.
Et plus encore que les merveilles intimes des temples, leurs grandes masses extérieures nous impressionnent. Le soir, particulièrement, les silhouettes monumentales, baignées dans le crépuscule, se détachent avec une majesté fabuleuse. Tout est disposé avec un art suprême à l'endroit qui lui convient le mieux. 

Hier, comme nous revenions de Medinet Habou, deux gigantesques apparitions sortirent à notre rencontre. Enveloppées de l'ombre de la nuit tombante, elles semblaient les gardiens nocturnes du désert. On ne voyait ni leurs visages, ni leurs bras, ni leurs torses. C'étaient deux masses énormes, fantomatiques et informes. Mais il y avait dans leurs contours quelque chose qui dénotait la vie. "Les colosses de Memnon", murmura mon guide. Je m'arrêtai pour frissonner longuement devant eux du frisson du surhumain. Et, tandis que je me taisais, mon compagnon me narrait l'histoire de l'humble scribe d'Atribis qui, élevé au rang de ministre par Aménothès III, fit sculpter les deux terribles monolithes. "Ce fut, murmure-t-il, un grand plébéien, fils d'un cordonnier et qui, à force d'intrigues, se fit diviniser."
Que sont les hommes et leurs préjugés de caste et leur orgueil de race, à côté de cette humanité de granit ? Le champ interminable des tombes s'étend à nos pieds. Cent civilisations gisent sous cette terre. De ce qui fut vie, mouvement, agitation, amour, seule, l'image subsiste, dans les bas-reliefs des hypogées. Par contre, les géants de calcaire sont toujours là, aussi jeunes qu'au premier jour où ils apparurent au monde épouvanté. La véritable idée de l'Égypte antique se trouve dans ces masses surhumaines. Devant les colonnades de Karnak, devant les Ramsès de Louxor, devant les colosses de la plaine de Thèbes, la formidable grandeur de la plus ancienne civilisation surgit. Là, les sensations légères qui, au musée du Caire, au milieu des tout petits meubles, des visages mutins et des humbles bijoux, nous font évoquer les siècles des Pharaons les plus illustres comme des époques aussi dépourvues de grandeur que la nôtre, s'évanouissent dans une atmosphère de divines énormités. À l'ombre de ces murs fantastiques, ce n'est pas la vie réelle d'il y a trois mille ans qui apparaît à notre vue, mais l'existence hiératique de ces dynasties de dieux et de rois qui, dans le secret des sanctuaires, arrivaient à confondre mystérieusement leurs grandeurs."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

mardi 21 janvier 2020

Une séance chez le barbier et le tailleur, avant de visiter le Caire, par Adrien Dauzats - Alexandre Dumas

illustration d'Adrien Dauzats

"Le barbier se plaça sur une chaise et me fit asseoir à terre. Puis il tira de sa ceinture un petit instrument de fer que je reconnus pour un rasoir en le lui voyant frotter sur la paume de la main. L'idée que cette espèce de scie allait me courir sur la tête me fit dresser les cheveux, mais presque aussitôt je me trouvai le front pris entre les genoux de mon adversaire, comme dans un étau, et je compris que ce qu'il y avait de mieux à faire était de ne pas bouger. En effet, je sentis courir successivement sur toutes les parties de mon crâne ce petit morceau de fer si méprisé, avec une douceur, une adresse et un velouté qui m'allèrent à l'âme. Au bout de cinq minutes, le barbier desserra les jambes, je relevai le front, j'entendis tout le monde rire ; je me regardai dans une glace, j'étais complètement rasé, et sur tout le crâne il ne me restait de ma chevelure que cette charmante teinte bleuâtre qui décore le menton à la suite des barbes bien faites. J'étais stupéfait de cette promptitude ; puis je ne m'étais jamais vu ainsi, et j'avais quelque peine à me reconnaître. Je cherchai, au-dessus de la bosse de la théosophie, la mèche par laquelle l'ange Gabriel enlève les musulmans au ciel, elle n'y était même pas. Je crus que j'avais le droit de la réclamer ; mais, au premier mot que j'en dis, le barbier me répondit que cet ornement n'était adopté que par une secte dissidente, peu vénérée parmi les autres à cause de l'irrégularité de ses mœurs. Je l'arrêtai au milieu de sa phrase en l'assurant que 
j'avais à cœur de n'appartenir qu'à une secte parfaitement pure, attendu que mes mœurs avaient toujours été, en Europe, l'objet de l'admiration générale. 
Ce point accordé, je passai sans regret entre les mains du tailleur, qui commença par mettre sur ma tête rase une calotte blanche, sur cette calotte blanche un tarbouch rouge, et sur le tarbouch un châle roulé, qui me transformait presque en vrai croyant.
On me passa ensuite ma robe et mon abbaye ; la taille, comme la tête, fut serrée avec un châle, et dans ce châle, auquel je suspendis fièrement un sabre, je passai un poignard, des crayons, du papier et de la mie de pain. Dans cet accoutrement, qui ne me faisait pas un pli sur le corps, mon tailleur m'assura que je pouvais me présenter partout. Je n'en fis aucun doute ; aussi attendis-je avec la plus grande impatience, et comme un acteur qui va entrer en scène, que le travestissement de mes compagnons fût opéré. Il leur fallut, à leur tour, subir sous mes yeux l'opération que j'avais subie sous les leurs ; et décidément, ce n'était point encore moi qui avais la plus drôle de tête. Enfin, la toilette achevée, nous descendîmes l'escalier, nous franchîmes le seuil de la porte et nous débutâmes.
J'étais assez embarrassé de ma personne : mon front était alourdi par mon turban ; les plis de ma robe et de mon manteau embarrassaient ma marche ; mes babouches et mes pieds, encore mal habitués l'un à l'autre, éprouvaient de fréquentes solutions de continuité. Mohammed marchait sur nos flancs, marquant le pas avec les mots : Doucement, doucement. Enfin, lorsque la pétulance française fut un peu calmée, qu'un peu plus de lenteur cadencée nous eut permis d'observer le balancement du corps nécessaire pour donner la grâce arabe à notre allure, tout alla pour le mieux. En somme, ce costume, parfaitement approprié au climat, est infiniment plus commode que le nôtre, en ce qu'il ne serre que la taille et laisse toutes les articulations parfaitement libres. Quant au turban, il forme autour de la tête une espèce de muraille à l'aide de laquelle celle-ci transpire à son aise, sans que le reste du corps ait à s'en inquiéter, ce qui ne laisse pas que d'être fort satisfaisant.
Une demi-heure passée à nous mahométaniser, nous commençâmes nos investigations."



extrait de Quinze jours au Sinaï, 1841, par Alexandre Dumas (1802-1870), romancier, dramaturge et écrivain français, et Adrien Dauzats (1804-1868)

 "Ce récit de voyage, genre que Dumas a souvent pratiqué, fait pourtant exception: le narrateur n'y est pas l'auteur, mais Adrien Dauzats (1804-1868), ami fidèle de Dumas, peintre et grand voyageur de son temps. Dumas n'est pas allé en Egypte, mais a rédigé d'après les notes de voyage de Dauzats, avec qui il signe le texte. Ce n'est donc pas lui-même que Dumas met pour une fois en scène dans ce voyage, et le récit y gagne à notre avis en sobriété et en précision. Malgré cela, on y retrouve le style si particulier à l'auteur, quelques traits d'humour de sa facture, et son intérêt pour les batailles, croisade de Saint-Louis ou campagne d'Egypte de Bonaparte. Ibrahim Pacha aurait même dit que Dumas était «un des hommes qui avaient le mieux vu l'Egypte»!" (http://www.dumaspere.com/)

lundi 20 janvier 2020

La "nostalgie", la "leçon" du désert d'Égypte, par Fernand Leprette

photo de Brian Christensen


"On résiste mal à l'appel du désert. Il y a un instant, vous rouliez dans la cohue des souks, entre des maisons qui cachaient le ciel. Des passants, des ânes, des taxis, des autobus vous rejetaient sans cesse jusque sous la griffe
des marchands, jusque dans le pavillon braillard de leurs
phonographes. Avec ses voiles de couleur, ses parfums brutaux, ses cris, le souk vous possédait. Et maintenant, vous venez de franchir une frontière, vous abordez dans une autre planète. Encore un quart d’heure de marche et vous voilà perdu dans une solitude sans nom. Un vent vif vous nettoie la face, vous emplit d’une griserie aussi prompte mais plus légère que la brise marine. Extra dry. Vous tournez la tête : il a suffi d’une bien faible colline pour vous cacher la vallée, pour que vous soyez au centre d’un univers singulièrement dépouillé où ne règnent plus que le sable, l'air et le feu. Vous rattachant au cosmos, il vous rend tout de suite le juste sentiment de votre être, de la pureté et de la grandeur. L'agitation citadine vous paraît incompréhensible. Ses colifichets vous font sourire. Vous avancez dans un silence que rien ne trouble, comme primordial, à travers une étendue qui, sans nul souci de vous, se livre à des jeux subtils d'ombre et de lumière, à d'imperceptibles glissements de formes, où tout change et demeure éternel. Personne ? Mais si. Au revers d'une dune et faisant quasi corps avec elle, une tente basse te rapiécée fume. Un bédouin fier vous évalue. Il connaît les tourbillons du khamsin, l'interminable marche sous un soleil fulgurant, il sait le prix de l’eau, le prix de l’indépendance, que Dieu est grand, que le monde est un, où qu’il faille transporter sa tente. 
Il suffit. Vous pouvez retourner dans la vallée, à l'ombre des villes, parmi les hommes. Jamais les tons verts qui nuancent les champs ne vous auront paru plus frais si l'on est en décembre. Jamais l’étain du Nil n’aura rayonné pareille douceur. Peut-être, pour vous faire honneur, le soleil couchant tendra-t-il derrière votre marche, et au-dessous d’un horizon lavé de jade, la plus somptueuse des pourpres cardinalices. De nouveau, l’oasis vous accueille, vous invite au charnel déduit. Ô paradis ! Mais quoi ! Vos pas sonnent sur le trottoir d’une cité d’où vous êtes absent. L’éblouissement doré des étendues de sable continue de vous environner. Et, lorsqu’enfin vous vous éveillez, cette petite foule qui se presse ou se dandine sur le trottoir vous inspire quelque mépris. Vous avez beau respirer profondément en bombant la poitrine, et faire peser vos souliers sur le sol, vous vous sentez comme humilié, vous souffrez d’un manque. La nostalgie du désert n’est point près de vous lâcher. Vous n’êtes point près d'oublier sa leçon.
Sous sa monotonie apparente, et malgré sa stérilité, le désert enseigne la grandeur. Il vous refuse les plaisirs trop faciles, les gâteries et même le simple confort. Il est sans complaisance pour votre teint, pour la plante de vos pieds, pour votre fatigue. Il impose la frugalité. Il ne fait jouer que pour ceux qui en sont dignes des nuances comparables aux plus abstraites spéculations mathématiques. Il ternit tout éclat emprunté. Il détache des faux biens. Au bout d'une heure, il ne vous laisse, pour toute richesse, que votre souffle, vos muscles et votre âme. Il éveille en vous un sens planétaire, cosmique. Dans le pur silence de l'étendue sans limites, on comprend que des hommes y soient venus pour se rapprocher de Dieu. Il rend de la noblesse au loisir. Il desserre les contraintes sociales et, parfois, les abolit, comme le temps. La mort y paraît une chose très simple, qui serait dans l’ordre, contre quoi l’on se défendra, à coups de fusil, s’il le faut, de toutes ses forces, qu’on saura également accueillir en souriant. 
Pour l'Égypte, le désert est le cadre qui fait valoir la fécondité du noir limon, le visage de la vallée. C’est aussi une menace et une protection. Il défend à l’homme de la vallée de s’amollir dans trop de confort et de bien-être, de mordre trop goulûment aux biens et aux jouissances terrestres. Il lui rappelle que demain tout peut lui être ravi, qu'il doit sans cesse être prêt à la lutte en même temps qu'à la résignation. Voilà ce que dit le maigre Bédouin qui veille en sentinelle, le fusil en bandoulière à crête des dunes. Voilà ce que, peut-être, il faut lire sur le visage à demi rongé de cette autre sentinelle accroupie au bord des sables, le Sphinx."



extrait de Égypte terre du Nil, 1939, par Fernand Leprette (1890-1970), écrivain et intellectuel français ayant longtemps vécu en Égypte

dimanche 19 janvier 2020

Pour les fils d'Égypte, le soleil est "vigueur et vie" (Fernand Leprette)

"À l’aube, le fleuve déplie une nappe de soie vert pâle"
photo MC


"Si l’on veut connaître une lumière incomparablement plus belle, c’est, je pense, autour de Louqsor, sur le Nil et dans la Vallée des Rois, qu'il faut la chercher. À l’aube, le fleuve déplie une nappe de soie vert pâle sur laquelle se déplacent les taches claires des voiles, le ciel se tend d’un azur très fin. On boit la lumière comme l’eau d'un torrent. Quand vient le soir, des teintes vieux mauve et rose cendré pastellisent d’une infinie délicatesse les parois de la falaise libyque. Sans doute, la Grèce nous offre même féerie. Mais ce qu'Athènes ne peut nous donner, ni Naples, ni Alger, ni Constantinople, la lumière de midi avec sa transparence, sa fougue, entre les pans ocrés d'un désert où reposent les âmes bienheureuses et la plaine grasse et verte où s’agitent, tout petits, les êtres vivants.
De toute manière, pendant l'été égyptien, le soleil impose sa présence durant d’interminables heures. La plaine entière se pâme sous le choc d’un dieu jamais assouvi, craque et se réduit en poudre. L’azur du ciel se décolore sous l'excès de lumière. Un sycomore devient buisson ardent. Un palmier ouvre son éventail de feu. Un simple mur de boue séchée, une roue de sakieh gisant au bord d'un champ de coton, la silhouette d’une bufflesse, un troupeau de moutons soulevant la poussière d’une piste participent d’une vibration qui leur confère une poignante beauté. Les rigoles, les canaux soutachent les champs d’or et d'argent. Le fleuve, le large fleuve déroule du sud au nord la plus étincelante des ceintures. L'air même n’est pas, comme ailleurs, impalpable. Il oppose à la marche la résistance d’un liquide et d’une flamme. On le sent qui pèse sur le visage, sur les vêtements. On écarte les bras pour mieux avancer et, derrière soi, se reforme la nappe incandescente. Il ne caresse pas. Il sculpte et fore comme fait un chalumeau. Mais lorsqu’enfin, derrière un mur, on se couche fourbu, encore assourdi d’un crépitement d’étincelles ou ruisselant de sueur, on a vraiment le sentiment d’avoir lutté contre un dieu.
Tel est le soleil d'Égypte, tel, du moins, apparaît-il à de fragiles yeux bleus d'homme du Nord amateur des jeux de lumière. Car, pour un fils du pays, le soleil n’est jamais le dieu ennemi. Dans son coeur, il s'écrierait plutôt comme Khounaton : "Ô toi qui, lorsque tu te lèves, fais vivre les hommes, qui, lorsque tu te couches, les fais mourir !"
Le soleil, pour lui, est vigueur et vie. Principe mâle qui ne laisse jamais en repos la terre noire du Nil et qui la féconde comme s’il la violait, c'est lui qui active la germination du blé, du maïs, du coton, du trèfle et qui multiplie les récoltes. C’est également lui qui purifie et guérit. C’est sa vibration qui donne plus d’intensité à la joie de vivre, à la joie du corps qui s’épanouit dans la chaleur, à la joie des yeux qui naît d’une parfaite visibilité.
(...) 
Le soleil d'Égypte supprime aussi les saisons tranchées et l'homme y a moins qu’en Occident l'impression d'être éphémère. La certitude que le soleil va réapparaître chaque jour dans un ciel sans nuage entretient chez lui, avec le sentiment de la durée, celui de la stabilité, lui confère une humeur égale, une profonde sérénité d'âme."


extrait de Égypte terre du Nil, 1939, par Fernand Leprette (1890-1970), écrivain et intellectuel français ayant longtemps vécu en Égypte

samedi 18 janvier 2020

"En vérité, qui n’a point vécu dans l’intimité de la campagne égyptienne ne connaît pas l'Égypte" (Fernand Leprette)

photo de Zangaki
Les frères Zangaki étaient deux photographes grecs, actifs vers 1870-1875 et 1880-1899

"Tout amuse l'homme du Nord : le regard d'oiseau de nuit que donne aux femmes du peuple la petite bobine dorée qu’elles portent sur le nez pour retenir le voile de leur visage, la cocasserie des éventaires que les vendeurs ambulants lui proposent devant, derrière, à droite et à gauche, la ruse que déploient les cireurs aux pieds nus pour s'emparer de ses souliers, la démarche majestueuse des cheikhs coiffés de turbans neigeux, le geste du barbier accroupi contre un mur pour raser le crâne d’un client, ou bien le long et guttural appel du muezzin qui tourne, là-haut, sur l’horizon.
Il s'acharne, poussé par la curiosité du nouveau venu. Mais il sent bien que ces détails, qui l’accrochent au passage par leur étrangeté, qu’il doit noter parce que, plus tard, il ne les verra plus, ces détails-là l'empêchent précisément d'aller plus avant dans la compréhension du pays et des gens. Il faudra qu’il consente à ne plus vouloir rien apprendre, qu’il se crée des habitudes, exerce une profession, vive comme ceux qui l’entourent. Il s’éloignera de ce pays et il y reviendra. Tantôt il l’aimera et tantôt il croira le détester. Jusqu'au jour où, avec la sûreté d’un instinct, il saisira les mille nuances d’une physionomie, d'un geste, d'une exclamation, considérera avec tendresse ce qui est et sera toujours différent de lui, et, pour tout dire, découvrira que l'Égypte est dans son cœur.
Ce n’est pas dans les carrefours cosmopolites d'Alexandrie et du Caire que l'Égypte livrera son âme à l’homme du Nord. Elle lui fera signe, plutôt, dans des bourgades lointaines, à Dessounès et à Baltim, ou bien à Manfalout et à Darao. Elle lui apparaîtra, quand les champs sont couverts de blés jaunes et quand les cotonniers sont criblés de points blancs. Elle se lèvera à l'aube, quand les femmes, au bord d’un canal, lessivent le linge, nettoient leurs grandes bassines étamées, plongent leurs jarres dans l'eau pour les hisser, l'instant d’après, sur leur tête. Elle viendra vers lui, le soir, lorsque, sur toutes les pistes du Delta et de la Vallée, rentrent des champs les buffles qui portent à califourchon des enfants graves et heureux, les ânes qui ne peuvent résister à l’appel de la dernière touffe de trèfle, les chiens qui gambadent.

En vérité, qui n’a point vécu dans l’intimité de la campagne égyptienne ne connaît pas l'Égypte ; qui n’a point vu, pendant maintes et maintes saisons, se dérouler, sur une longueur de mille kilomètres, la grande fresque de la vie pastorale, ne connaît pas l'Égypte. Qui n’a point vu le fellah, sur sa pièce de terre, lever la houe, tourner la vis d’Archimède, curer les fossés, qui ne l’a point approché, suivi dans sa maison de boue, ne connaît pas non plus l'Égypte. Le fait qu’il se soit servi du même araire pour labourer le limon n’a pas moins de signification que les amoncellements de pierres qui jalonnent le Nil pour des voyageurs.
Et que ce fellah vive depuis tant de siècles, sur la même terre, au bord du même fleuve, entre les mâchoires des mêmes déserts, sous les feux du même soleil, voilà qui explique, mieux que tout, l'âme profonde de l'Égypte."


extrait de Égypte terre du Nil, 1939, par Fernand Leprette (1890-1970), écrivain et intellectuel français ayant longtemps vécu en Égypte

mercredi 15 janvier 2020

L'Égypte "suit son évolution naturelle et il est ridicule de s’en indigner car, loin de blasphémer l'histoire, elle la continue" (Octave Béliard)

"les minarets d’une ville musulmane à cet angle du Delta qu’obombrent les Pyramides"
vintage photochrome, circa 1895

"J'aime que l'Égypte soit vivante. Les monuments que les ancêtres ont laissés sont les témoins de l'intensité de leur vie et ce n'est point leur succéder que de dormir à l'ombre qu'ils ont faite. Je me garde de l'exagération futuriste d’un Marinetti qui voulait un jour qu'on démolit Saint-Marc de Venise pour bâtir en sa place une belle usine. Je vois bien rarement la nécessité de détruire un souvenir ou une beauté pour que les hommes aient du pain. L'humanité active fait preuve de sa noblesse héréditaire en gardant les traditions comme de précieux anneaux à ses doigts. Mais qu'elle ne les traîne pas comme des fers aux pieds.
L'Égypte nouvelle fait tomber des maisons, en bâtit plus encore et s’européanise. Elle suit son évolution naturelle et il est ridicule de s’en indigner car, loin de blasphémer l'histoire, elle la continue. Certes, ma curiosité et ma sensibilité me font rechercher les traits dont est construite sa physionomie particulière et traditionnelle et je ne m'arrête pas longuement pour méditer devant des murs neufs. Mais je ne puis pas vouloir que les choses aillent autrement qu’elles ne vont, et la vie est au moins aussi sainte que la mort. Oui, je suis venu voir des œuvres immortelles mais pourtant l'immortalité des œuvres, elle-même, me serait haïssable si elle n’était qu'une mort indéfiniment prolongée et faisant obstacle à la vie.
Je ne sais pas s'il était absolument nécessaire que Philæ fût noyée. Mais combien de Philæs ont été détruites par la nécessité d’adapter le monde aux besoins humains et ne furent pas tant pleurées ! (...)
Si l’on trouve si désagréable que, sous l'influence des Européens, le Caire modifie sa physionomie, un rêveur encore plus passéiste pourrait tout aussi bien regretter que Méhémet-Ali ait surmonté la citadelle des coupoles néo-byzantines qui y durent longtemps faire figure d'étrangères ; ou même reprocher aux Arabes d'avoir imposé les minarets d’une ville musulmane à cet angle du Delta qu’obombrent les Pyramides. Car si l'on a la maladie de n'aimer que l’immobile, quelle étape convient-il d’immobiliser ?
Au Caire, le présent se mêle au passé qui est certainement l'élément précieux du mélange, celui qui m'y a attiré. Mais que ce mélange est donc attachant et curieux ! Comment dire ? C'est comme si le rouleau des choses que le temps dessina y était déroulé et mis à plat sur l'espace. Le successif s’y change en simultané, hier vit avec aujourd'hui, hier vit autant qu'aujourd'hui, alors que partout ailleurs peut-être il est mort."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.